Sándor Márai – Les braises

Pendant que l’orchestre jouait, l’officier dit à la jeune aristocrate française : « Dans mon pays, les sentiments sont plus violents, plus décisifs. »

En relisant Les braises, je me suis rendu compte qu’il ne m’était rien resté de ma première lecture, il y a une vingtaine d’années, quelques années avant mon arrivée en Hongrie. Je me souvenais juste de ce que tout le monde sait qui a entendu parler de ce roman de Márai, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une confrontation entre deux hommes désormais âgés et qui ne se sont pas revus depuis un événement survenu plusieurs décennies auparavant.

Le roman, court et concis, à mi-chemin entre une longue nouvelle et un roman, se déroule dans le château vieux de deux siècles, « bien entouré de montagnes et de forêts », dans lequel vit « Henri »*, le général, dernière représentant de sa famille, « maître de maison (…) invisible » et retiré du monde. A partir du moment où, vers onze heures du matin, le vieux général reçoit une lettre annonçant la visite inopinée de « monsieur le Capitaine », et jusqu’au départ de celui-ci, à peine 24 heures s’écoulent, qui correspondent à l’intérieur du roman à une autre division du temps.

Jusqu’à cinq heures, nul signe de vie ne vint de la chambre.

Pendant que, dans les coulisses du roman, les domestiques s’affairent à préparer le château pour l’arrivée du visiteur, Márai – accompagnant son personnage dans sa contemplation d’objets familiers – dépeint l’enfance du général dans ce « monde en soi » qu’était le château, entre deux parents aux passions opposées, puis à l’Académie militaire de Vienne. Comme les 400 autres élèves issus de familles aux « noms prestigieux, difficiles à prononcer, des grandes familles tchèques, polonaises ou magyares » de l’Empire, il y apprend « le grec, la balistique, l’histoire et le comportement du soldat au combat. » Mais il y fait surtout la connaissance de « Conrad », fils d’un fonctionnaire de Galicie fait baron et d’une mère aux origines polonaises et aristocratiques.

Dès les premiers instants, les deux enfants vécurent en frères. (…)

« C’en est trop, fit observer Nini à la comtesse. Un beau jour Conrad partira et Henri en souffrira énormément. »

Etudes, vacances, service militaire « à proximité de la cour de Vienne » – Márai esquisse une période faste de l’empire mais, qui, par le contraste de plus en plus affirmé entre les circonstances des deux amis, indique aussi que tout ne va pas bien au sein de l’Empire. Les deux garçons, puis hommes, sont inséparables, y compris au château du général où, après son mariage et un voyage de noces à Paris, Londres, Rome et en Orient », Henri s’installe. Plusieurs décennies plus tard, un « mince carnet relié en velours jaune » et « une place vide d’un mètre carré, ourlée d’une légère ligne grise », entre deux tableaux, sont les premières indications de l’événement inexpliqué qui, un 2 juillet 1899, par une journée de chasse, a mis fin à cette belle harmonie. 

41 ans plus tard, un peu avant 19 heures, « une voiture qui avançait lentement » sur la route blanche en provenance de la ville annonce l’arrivée de Conrad ; dans la grande salle à manger qui doit les recevoir comme elle les avait reçus en 1899, les grosses bougies bleues sont allumées qui, en brûlant jusqu’à leur fin, donneront leur titre original au roman, tout en marquant le passage à une autre temporalité.

Ainsi, si la journée de la première partie a été le portrait des trois premières décennies de vie des deux hommes, c’est le souvenir de la longue journée et nuit de juillet 1899 où ils se sont vus pour la dernière fois qui sera – sous la houlette d’Henri – leur principal sujet de conversation.

Dans ce château où, pour Henri, « le monde d’autrefois reste vivant, même si en apparence il a disparu », seul un fauteuil laissé vide souligne le passage du temps : le fauteuil est celui de « Christine », femme d’Henri, morte jeune trois décennies auparavant. Que s’est-il passé le 2 juillet 1899, à l’aube d’une belle matinée de chasse ? Comment expliquer le départ soudain de Conrad, son silence durant 41 ans, et la décision d’Henri de ne plus jamais adresser un seul mot ou regard à sa femme ?

Notre amitié était pareille à celle des vieilles légendes. Mais tandis que j’évoluais dans les régions ensoleillées de la vie, toi, tu restais volontairement dans l’ombre… Est-ce aussi ton sentiment ?

Pour Henri, qui se dit homme confiant et candide, cette journée de fin de siècle a marqué la fin des deux relations les plus importantes de sa vie (une troisième, avec l’ancienne nourrice Nini, perdure), celle avec sa femme et – plus important à ses yeux – celle avec son ami.

Qu’avait-il eu de la vie ? Il haussa les épaules et, distraitement, laissa glisser les décorations dans le coffret, comme le joueur de cartes déverse, après la partie décisive, ses jetons de couleur variée ».

Finalement, c’est aussi un peu de l’arrêt d’une vie qu’il s’agit. Trois lignes évoquent « une tête de pont sur le Dniepr, une prise d’armes à Vienne et une audience solennelle au palais royal de Buda », rares souvenirs d’une carrière militaire menée « jusqu’au bout » par respect d’une promesse. Dans ce château desservi par un landau et où – heureux hasard de l’écriture – le courant saute, laissant les deux hommes dans la pénombre des chandelles, le général a vécu ses décennies de solitude comme dans un de « ces grands et fastueux mausolées de pierres dans lesquels tombent en poussière des générations d’hommes et de femmes ». Cet arrêt d’une vie est aussi celle de la perte d’un empire (centré sur Vienne et où Budapest ne joue quasiment aucun rôle). Bien qu’il mentionne dès les premières pages un calendrier « dont les chiffres étaient grands comme la main », Márai s’abstient à dessein de trop fixer son récit dans le temps : seule la date de 1899 est évoquée (une autre, aussi, en 1917) et c’est aux lecteurs de faire l’arithmétique et de décrypter les rares petites indications sur le passage du temps. Henri, le général, s’est retiré de la vie militaire à cinquante ans car, dit-il, « avec les temps qui ont suivi, le métier militaire n’offrait plus aucune satisfaction », avant de préciser à sa manière qu’il s’agissait là de « l’époque de la révolution, les changements ». Ce n’est certainement pas Márai, ni le général, qui vont nous dire qu’il s’agit de la révolution communiste qui, en Hongrie, a suivi la fin de la première guerre mondiale et a rapidement été remplacée par le régime catholique et conservateur de Horthy. Hormis une référence à un monde « qui touche à sa fin » et à la possibilité qu’ils soient « plongés dans une obscurité pareille à celle de cette nuit » de leur dernière rencontre, ils ne nous diront certainement pas non plus que leur rencontre se déroule alors que la seconde guerre mondiale a déjà embrasé l’Europe (mais ils n’ont probablement pas besoin de s’étendre sur ce sujet : le livre, écrit en 1940, parait en 1942, peu de temps après la trilogie transylvaine de Bánffy, peu de temps également après Le Monde d’hier de Stefan Zweig).

Je connaissais d’ailleurs Christine et je te connaissais comme moi-même. Tout au moins, était-ce mon impression d’alors.

C’est de l’orgueil, dit Conrad d’un ton tranchant. Tu n’étais que présomptueux et tu ne connaissais pas Christine.

Dans ce face-à-face entre ces « deux vieillards ratatinés qui se regardent et que l’on voit à peine dans la pièce mal éclairée », une voix reste singulièrement étouffée : celle de Christine, enterrée depuis longtemps dans le parc du château. Tout au long du roman, bien qu’elle soit évoquée à plusieurs reprises, seules trois courtes phrases venant d’elle sont directement rapportées : « ce furent exactement ses paroles et pas un mot de plus ». Qu’aurait-elle pu dire, si Márai avait jugé bon de la faire parler ? Que disait-elle, d’ailleurs, dans son mystérieux carnet jaune ?

C’est amusant, d’ailleurs, de comparer les éditions et de voir les couvertures osciller entre portraits de femme seule, et représentations d’hommes âgés, comme si la question de l’importance relative des présents et des absents restait encore en suspens.

Ma relecture de ce roman sobre et évocateur, à l’écriture si fine, m’a été d’autant plus agréable que je suis maintenant bien plus à même d’apprécier le contexte durant lequel il se déroule ainsi que celui au cours duquel il a été écrit. Plus que le face-à-face des deux hommes autour de leur amitié perdue et de la place vide de la femme, c’est certainement cet écart entre ces deux hommes âgés plongés dans leur passé, et la guerre qui sévit dans l’ombre au-delà de leurs fenêtres, qui a donné à mes yeux une tonalité particulière à ce roman. A l’époque de ma première lecture de Les braises, j’avais aussi lu L’héritage d’Esther, que j’avais lui avais préféré. Il faudra donc que je le relise pour voir ce que j’en pense maintenant !

Sándor Márai – Les braises (A gyertyák csonkig égnek, 1942). Traduit du hongrois par Marcelle et Georges Régnier. Albin Michel, 1995 (première publication : Correa, 1958).

*je mets les noms des protagonistes entre guillemets, parce qu’en hongrois il s’agit de Henrik, Konrád et Krisztina.


** J’aime trop cette phrase pour ne pas aussi la citer :

Le soir, ils allaient au théâtre. Sur la scène, des héros déclamaient, brandissaient leurs épées et s’effondraient en râlant. Père et fils soupaient ensuite au restaurant.


Paru chez Albin Michel fin 2021

*** j’ai feuilleté pour cette occasion le deuxième volume (dans la traduction française) du Journal de Márai, qui couvre les années 1949-1967. « Ce livre est un fantôme », écrit-il à l’occasion de la parution de la traduction française du livre en septembre 1958. Quelques mois plus tôt, ayant reçu les épreuves, il juge que « la traduction est fidèle » (nous voilà rassurés), ajoutant : « Aujourd’hui que tout ce qu’évoque le livre a disparu, le français fait de ce livre une sorte de témoignage romanesque ». A ce moment-là, Márai était déjà aux Etats-Unis dont il s’apprêtait à acquérir la nationalité.  


Les braises est le premier de mes deux classiques hongrois. Vous étiez plusieurs à mentionner Márai, mais personne n’a encore deviné quel sera le deuxième…


35 commentaires on “Sándor Márai – Les braises”

  1. Vincent dit :

    Pour le deuxième : Frigyes Karinthy ou Dezsö Kosztolányi ? Il y a beaucoup de très bons !

  2. Madame lit dit :

    Je n’ai lu qu’un livre de Márai mais je me souviens que j’avais beaucoup apprécié sa plume et l’ambiance dans le récit. D’ailleurs, voici le lien : https://madamelit.ca/2018/04/06/madame-lit-le-premier-amour/ Ton article me donne vraiment envie de le relire. Au plaisir!

  3. keisha41 dit :

    Jamais lu l’auteur. Par lequel commencer?

    • Bonne question mais la réponse n’est pas évidente – en tout cas pour moi car il y a beaucoup de livres que je n’ai pas lus. Mais je dirais que si tu souhaites commencer par « Márai auteur de fiction » tu pourrais regarder du côté des Braises ou de l’Héritage d’Esther, et si tu penses que tu voudrais voir le XXe siècle hongrois avec « Márai observateur de son temps », tu pourrais commencer avec ses Confessions d’un bourgeois, et continuer avec ses Mémoires de Hongrie et/ou son Journal. Il y a aussi Márai auteur de romans un peu plus historiques (Paix à Ithaque, La nuit du bûcher, La conversation de Bolzano…).
      En tout cas, si tu te lances et souhaites un peu de compagnie, je serais partante pour une lecture commune.

  4. Claude dit :

    Bonjour, je l’ai relu cet été également, et j’ai toujours autant adoré !!!

  5. un de mes très bons souvenirs de lecture mais à vous lire je crois que ce livre mérite une relecture dans l’année qui vient pour en retirer tout le suc

  6. Marilyne dit :

    Bien qu’ayant lu Sandor Marai, je n’ai pas encore lu ce titre ( qui m’attend pourtant sur une étagère ). Tu mentionnes la trilogie transylvaine de Banffy, j’espérais me plonger dans le premier tome cet été, j’ai été trop ambitieuse quant à mon programme de lecture. Ce n’est que partie remise.
    Pour le second auteur hongrois classique, je tente Gyula Krudy.

  7. nathalie dit :

    Je ne l’ai jamais lu (je suis un peu passée au travers des classiques étrangers malheureusement), mais ce billet donne très envie. Je vais essayer de mettre la main sur ces braises.

  8. allylit dit :

    Un auteur que je n’ai pas encore lu mais qu’il me tarde de découvrir

  9. J’aime tellement Sandor Marai ! Je n’ai lu que « le journal d’un bourgeois » (je crois que c’est le titre) mais je vais sans doute continuer ma découverte de cet auteur, pourquoi pas avec les Braises ?
    Ou avec celui que tu lui avais préféré à l’époque !

  10. Ingannmic dit :

    C’est avec ce titre que j’ai découvert l’auteur, je garde surtout le souvenir d’une ambiance (le huis-clos, la cheminée ?..), et de la tension entre les deux héros.

    • Oui, le huis-clos, la cheminée, l’ambiance, c’est qui m’était aussi resté de ma première lecture. Maintenant, j’ai mieux apprécié la construction, le contexte. J’ai hâte de relire L’héritage d’Esther afin de le redécouvrir à son tour.

  11. flyingelectra dit :

    comme Inganmic, j’ai commencé avec celui-ci et j’ai adoré ! du coup j’hésitais pour ma seconde lecture, et comme j’étais « en panne » (je n’arrivais plus à lire) j’ai rendu un de ses livres. Mais là, j’ai repris (je croise les doigts) et je compte bien lire cet auteur avant la fin de l’année

  12. […] savourer l’écriture et le déroulement des deux temporalités de l’intrigue qu’à préparer ma chronique, ce qui n’arrive pas si souvent. Il ne tient qu’à moi de lire et présenter un nouveau Márai […]

  13. […] au long de ma lecture, le souvenir de ma lecture de Les braises me papillonnait autour de la tête ; a priori, les deux n’ont rien en commun, et pourtant il y a […]

  14. […] déjà remarqué à quel point cet article sera succinct. Contrairement à l’article de Passage à l’Est (daté de septembre 2022) qui m’avait insufflé la volonté d’organiser cette lecture […]

  15. […] être convaincue. Comme toutes deux citent mon billet sur ce même livre, je vais faire de même : le voici. Merci à […]


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