György Dragomán – Le roi blanc

roi blancLe roi blanc est un livre tellement réussi que ce serait tentant d’écrire seulement « lisez-le » et de m’arrêter là. Mais je vais quand même essayer d’argumenter.

Deuxième roman de l’auteur hongrois György Dragomán, traduit dans une trentaine de langues, Le roi blanc est l’histoire racontée par lui-même de Dzsátá, un garçon de 11 ans. Dzsátá vit seul avec sa mère depuis le départ de son père « en voyage (…) au bord de la mer, dans un centre de recherche, pour une affaire urgente. » Supposé être absent juste une semaine, cela fait plus de six mois que le père est parti lorsque le livre débute, et en ce 17 avril, jour de l’anniversaire de mariage de ses parents, nous écoutons Dzsátá nous raconter comment il a fait la surprise à sa mère de lui offrir dès l’aube un beau bouquet de tulipes.

… puis elle a lissé ses cheveux en arrière et a soupiré, c’est toi mon garçon ?, moi, je suis sorti sans rien dire et je me suis arrêté près de la table, et je lui ai dit que je voulais lui faire une surprise, et je lui ai demandé de ne pas m’en vouloir…

La surprise tourne courte avec la visite menaçante de deux « collègues » du père, qui révèlent au lecteur ce que Dzsátá se refuse tout au long du livre à admettre : que le séjour de recherche d’une semaine du père est un euphémisme pour désigner le camp de travaux forcés du canal du Danube.

C’est ainsi, de la bouche d’adultes, que nous comprenons que le roman se déroule dans un pays et une époque fortement inspirés de la Roumanie des années 1980, et que nous comprenons aussi les défilés du premier mai, les queues interminables devant les magasins, la disparition de généraux sur les photos officielles, et d’autres détails qui émaillent le récit de Dzsátá. Pour lui, ces éléments font partie de son quotidien et sont présentés comme tels, et c’est justement cette capacité de l’auteur à maintenir de bout en bout l’illusion d’entendre un garçon de 11 ans nous racontant une vie qu’il conçoit comme normale (bien qu’il s’y passe parfois des choses inexplicables même pour lui) qui fait du roman un tel exploit (exploit qui est aussi celui de la traductrice Joëlle Dufeuilly).

C’est aussi un excellent point de vue pour saisir ce que vivre dans une société manipulatrice comme celle de la Roumanie à cette période signifiait, car Dzsátá nous relate son quotidien, celui d’un enfant parmi d’autres, avec l’école, les bêtises, les amis. Sauf que tout cela dépasse en gravité une simple Guerre des boutons, tant la violence est omniprésente, parfois de manière choquante. Il ne s’agit pas ouvertement de violence politique (même si la visite des collègues du père en est un exemple), mais d’une violence presque banalisée entre enfants, entre professeurs et enfants, adultes et enfants, comme si ceux qui la pratiquent avaient perdu l’habitude d’utiliser la moralité comme unité de mesure pour leurs actions.

A côté de la violence physique, la manipulation et l’intimidation sont aussi très présentes. Dzsátá tente de trouver son chemin parmi les discours des adultes autour de lui, comme s’il s’agissait d’un jeu d’échecs perpétuel dans lequel il doit deviner les arrière-pensées de ceux qui l’entourent, déchiffrer, avec ses repères d’enfant espiègle, leurs vrais objectifs politiques ou personnels. La violence, le mensonge, la triche, le dévoiement des valeurs : le chapitre « Soupape » est un excellent condensé parmi d’autres de ces thèmes qui traversent le roman.

… et, quand je me suis levé, j’ai cru que je ne pourrais jamais décoller du banc, mais, finalement, j’ai réussi, car j’ai vu mes chaussures avancer sur le parquet, puis sur le ciment du couloir, j’ai remarqué qu’un de mes lacets était à moitié dénoué, à la fin, le bout du lacet s’est carrément retrouvé sous mon talon, mais je ne sentais rien…

Le récit est déroulé à un rythme haletant, le rythme de Dzsátá, qui semble raconter tout ce qui lui passe par la tête – comme Emma dans Le bûcher mais une immédiateté et une urgence qui le différencient totalement de cet autre personnage créé par Dragomán. Mais si Dzsátá est un personnage bavard (bien qu’on ne sache pas pourquoi, pour qui ni avec combien de recul il est si bavard), Dragomán sait aussi user du silence pour donner encore plus d’épaisseur à cet enfant qui, ici, tente de gérer les conséquences émotionnelles de la menace qui pèse sur son père et, là, montre sa compréhension du système autour de lui et des manières de s’en accommoder.

… alors je me suis tu et je n’ai même pas tenté de deviner où on allait, j’ai préféré compter les pas, arrivé à chaque coin de rue, j’énonçais en moi-même le nombre de pas jusqu’au coin suivant…

Tout cela est tragique et il ne faut pas espérer une fin heureuse, mais pourtant ce n’est pas toujours le tragique qui domine. Là encore, le choix de faire d’un enfant le narrateur permet d’apporter de nombreuses touches absurdement comiques provenant du décalage entre le sérieux de certaines situations et leurs réponses d’enfants, et vice-versa : le chapitre où Dzsátá et son copain Szabi essaient de tomber malade est particulièrement drôle de ce point de vue.

Tout cela est aidé par une traduction remarquable dans la justesse de ton et la fluidité de la narration non-stop de Dzsátá. En comparant avec la traduction anglaise que j’avais lue il y a plusieurs années, j’ai noté quelques différences intéressantes entre les deux textes. Dès le premier chapitre, par exemple, la version française contient quelques phrases où les pensées et les temporalités s’enchainent sans coupure, alors que la version anglaise introduit un point final et un retour à la ligne pour la même phrase. Par curiosité, je suis allée voir l’original, auquel la version française semble plus fidèle de ce point de vue.

Une autre divergence, également importante, est que la version française donne quasiment tout le temps les noms de personnes dans l’original hongrois (une exception : Öcsi devient « Öcsi, son petit frère ») alors que la version anglaise met tout simplement « his kid brother » sans donner le surnom. Öcsi est le diminutif tiré de « öcs », nom commun pour désigner un frère cadet). Beaucoup de noms sont en fait des surnoms, que la version anglaise traduit : ainsi Csákány devient Pickaxe, le menacant Vasököl du chapitre « Soupape » devient Iron Fist.

Je sais que la question de la traduction des noms propres fait l’objet d’un débat parmi les praticiens, et pour ma part je préfère les lire dans la version d’origine pour la touche d’étrangeté qu’ils apportent, au risque d’y perdre un peu de la profondeur du texte (les notes de bas de page ou de fin de texte peuvent répondre à ce problème). Cependant j’ai posé la question à l’auteur lors de ma rencontre récente avec lui, et sa réponse était catégorique : il faut traduire les noms propres ! Dragomán lui-même tend cependant un peu un piège à tous ses traducteurs avec le nom de son personnage principal et son orthographe : écriture à la hongroise de son surnom d’enfance tiré d’un mot roumain, il surprend tant les hongrois que les roumains, et quant aux autres traducteurs, la version française opte pour Dzsátá, l’anglaise pour Djata (donnant ainsi une meilleure idée de la prononciation).

Le style, le personnage et l’histoire donnent beaucoup de raisons d’apprécier ce roman et the-white-king-1je suis surprise que sa traduction française, sortie en 2009, ait laissé si peu de traces dans la blogosphère française (ce lecteur l’a aussi apprécié récemment). Mon autre surprise vient du choix de l’image de couverture représentant un beau village des collines, avec ses maisons en bois enfouies sous la neige et une église entourée d’arbres. C’est très pittoresque, très « paysage des Carpathes », et ça n’a rien à voir avec le contenu du roman ! De ce point de vue la couverture de ma version anglaise (il en existe plusieurs) est bien plus juste avec cet enfant un peu gauche et en plein mouvement, et cette pièce du jeu d’échec qui donne son titre au roman et dont je n’ai pas du tout parlé comme de beaucoup d’autres aspects du roman. Peut-être le plus simple serait finalement de juste dire « lisez-le ! ».

György Dragomán, Le roi blanc (A fehér király, 2005). Trad du hongrois par Joëlle Dufeuilly. Gallimard, 2009.

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Avec cette chronique, je contribue au challenge Voisins Voisines, d’À propos de livres, chez qui l’on peut retrouver de nombreuses lectures du monde.


Une rencontre avec l’écrivain György Dragomán

Né en 1973 à Târgu Mureş dans la communauté hongroise de Roumanie, et installé depuis 1988 en Hongrie, l’écrivain György Dragomán est actuellement en résidence à Berlin où il travaille à son prochain roman. De passage à Paris pour le festival Un week-end à l’Est où il participait à deux rencontres autour de ses deux romans traduits en français (Le roi blanc et Le bûcher), il s’est prêté à un entretien autour de son œuvre et des grands sujets qui la traversent.

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Vous êtes l’auteur de deux romans traduits dans des dizaines de langues et qui partagent de nombreuses similarités en termes de temporalité, d’ancrage géographique et de narrateurs. Mais ces deux romans ne reflètent pas l’intégralité de votre œuvre en hongrois : comment vous décrivez-vous en tant qu’écrivain ?

Je suis principalement un romancier, auteur de trois romans dont deux ont été traduits. J’écris depuis que j’ai 13 ans, chaque jour, même si je n’écris pas toujours très rapidement. En général je commence avec des nouvelles, dont certaines deviennent ensuite des romans. Mais j’ai fait beaucoup d’autres choses : j’étais critique gastronomique, et traducteur, au départ. J’ai moins de temps maintenant donc je traduis moins, mais c’est une très bonne école quand on veut écrire. J’ai écrit deux pièces de théâtre, j’aime aussi écrire des textes très courts : je publie par exemple chaque semaine des textes de science-fiction sur un portail en ligne, avec une contrainte de 1000 mots. Il y a cette tradition en Hongrie d’écrire des textes très courts, suivant par exemple le style d’István Örkény.

Ayant grandi en Roumanie, mes livres parlent d’évasion, de pouvoir, de liberté, de l’usage de la liberté pour échapper au pouvoir. Ma collection de nouvelles « Redémarrage du système [Rendszer újra] », qui rassemble des textes écrits ces vingt dernières années, a pour sous-titre « histoires d’évasions », ce sont des textes plus sombres et qui ont pour point commun de parler d’évasion. Mon autre collection de nouvelles, « Le chœur des lions [Oroszlánkórus]» est aussi une sélection de textes des vingt dernières années, mais ici c’est la musique qui forme le fil conducteur : la musique et le rythme de la musique, quel que soit le type de musique.

Les deux romans sont très ancrés dans l’espace et dans le temps. Ce n’est jamais spécifié, mais il est assez évident qu’il est lié à la ville et à la région où vous avez grandi, et au moment où vous avez grandi. Quelle importance votre ville natale, et votre enfance, prennent-elles pour vous comme source d’inspiration ? 

Je ne peux pas écrire sur ma ville d’origine d’une manière géographiquement ou historiquement précise. Je l’ai quittée quand j’étais jeune, même si ça a été un processus de départ très long, qui a duré presque deux ans. C’était un processus presque kafkaïen, car nous attendions un passeport qui aurait pu arriver n’importe quel jour, mais qui n’arrivait pas. Pendant ces deux ans, je me suis créé des souvenirs de cette ville, puis avec mes parents nous avons déménagé à Szombathely (ouest de la Hongrie). Szombathely s’est mêlé dans mon imagination avec ma ville d’origine, et cela a résulté en une ville à part entière, mais imaginaire. Beaucoup de gens essaient d’identifier les lieux de mes romans dans ma ville d’origine, mais ils ne pourront pas y parvenir : le cadre de Le bûcher, par exemple, c’est ma ville d’origine, mais on n’y trouve pas d’usine de sidérurgie. Après mon départ de Târgu Mureş, je n’y suis pas retourné pendant 20 ans, même pendant que j’écrivais Le roi blanc, c’est pourquoi je parle de ville imaginaire. Je n’y suis retourné qu’après avoir publié le livre.

Je ne me suis jamais donné pour objectif de recréer ma ville, et d’ailleurs il n’est pas important de savoir où exactement l’histoire se passe. Tout cela est basé sur ma propre géographie, mais l’atmosphère de peur est bien celle de la Roumanie des années 1980 (même si je n’utilise jamais l’expression « sous le régime de Ceausescu »). Dans ce sens, mes romans ne sont pas une description historiquement exacte des événements, mais ils sont bien les romans qu’il faut lire pour se faire une impression de comment c’était à l’époque.

Le roi blanc et Le bûcher portent tous deux sur un passé très sombre, et en particulier dans Le bûcher les questions de mémoire, d’oubli, sont centrales, à la fois au niveau individuel et collectif.

Beaucoup de gens m’ont dit après avoir lu Le bûcher qu’ils s’étaient souvenus de leur propre adolescence, ou qu’ils avaient parlé avec leurs grands-parents de choses dont ils n’auraient sinon jamais parlé avec eux. Si mon roman a permis aux gens de réfléchir à leur passé, alors il a rempli un objectif, bien que le vrai objectif était, pour moi, de clarifier mon propre passé.

Justement, vos romans parlent d’un passé très réel, mais qui n’est pas le passé de la majorité des personnes qui vous lisent dans le texte original hongrois. Quel effet cela a-t-il eu sur la réception de vos romans en Hongrie et en Roumanie ? Est-ce qu’en Roumanie cela a contribué à une discussion sur la mémoire, la responsabilité, liée au passé récent de la Roumanie ?

La Transylvanie est une région particulière, car elle n’est ni vraiment hongroise ni vraiment roumaine, même si elle appartient aux deux pays. Grandir dans cette région était différent de grandir en Hongrie ou en Roumanie. En particulier, c’est une région très multiculturelle et j’ai appris assez tôt à parler roumain et allemand. J’ai des origines allemandes du côté de mon père, juives du côté de ma mère…

Ceci dit, je n’ai aucune idée de comment les gens en Roumanie voient leur passé, ni du discours public sur ce sujet. Avec Le bûcher, je voulais simplement revenir au moment où la possibilité de la liberté est arrivée : j’avais 15 ans, c’était une période libératrice, j’étais tombé amoureux, je voulais devenir écrivain, j’ai vu le mur tomber. Avec le roman je voulais simplement voir jusqu’où je pouvais aller pour recréer cette époque et parler de ce sentiment de liberté.

A première vue vos deux romans sont similaires du point de vue de la narration, car ils sont tous deux portés par des voix d’enfants. Mais il y a une vraie différence entre ces deux voix, et cette différence a des conséquences très fortes pour l’atmosphère des deux romans. Comment ces deux voix se sont-elles développées ?

Mon processus d’écriture commence avec des images, et la voix vient ensuite. Quelque fois, je l’entends très rapidement, et il me suffit d’un paragraphe pour voir si elle va fonctionner ou non. Ça m’est arrivé très souvent, et ça a donné lieu à des voix très différentes. C’est une sensation très intéressante, et très surprenante, quand on commence à écrire.

Dzsátá, le narrateur de Le roi blanc, parle tout le temps, il est incapable de s’arrêter, de se taire, c’est tout le contraire d’un silence. Alors qu’Emma, la narratrice de Le bûcher, s’exprime par le silence. Elle pense à des choses qu’elle pourrait dire, mais elle ne les dit jamais. De même, Dzsátá n’a pas de passé, ce qu’il raconte a tout à voir avec le présent, mais en parlant il crée une mémoire. Alors qu’avec Emma il s’agit pour le lecteur de l’accompagner dans ce voyage de découverte qu’elle fait d’une histoire qui est déjà là. Cette différence n’était pas le résultat d’une décision consciente de ma part, mais dans le cas d’Emma elle a un fondement philosophique très fort, et j’ai beaucoup réfléchi à la manière d’obtenir ce résultat, qui est tout à fait différent d’un monologue. L’axiome du livre est que nous ne devons pas en savoir plus qu’Emma : le lecteur ne sait pas ce qui se passe réellement, car Emma ne cherche pas non plus à comprendre ce qui se passe derrière ce qu’elle voit. Sa démarche n’est pas celle d’une anthropologue ou d’une ethnographe.

Il y a un petit élément de magie dans Le roi blanc avec la figurine en glaise que forme le personnage Csákány pour aider Dzsátá à revoir son père, mais la magie, le surnaturel pénètrent Le bûcher de part en part. S’agit-il d’un outil technique pour créer une autre couche de sens pour le lecteur ? Ou est-ce une description des croyances des gens qui vous entouraient pendant votre enfance et votre adolescence ?

Ce à que je voulais arriver, c’était de découvrir l’ontologie et l’épistémologie de la religion : la grand-mère d’Emma s’est créé sa propre version de la religion orthodoxe, et je m’intéressais à la question de voir comment une personne se crée une religion personnelle, comment elle s’en sert après et ce qui passe quand, ensuite, une personne arrive de l’extérieur dans ce monde qu’elle s’est créé  [lors d’une des rencontres du festival, Dragomán a décrit le monde de la grand-mère comme une manière de changer la réalité, et la religion que s’est créée la grand-mère comme une sorte de nouvelle dictature dans laquelle Emma se trouve prise].

Mais s’il faut une explication concrète, je peux aussi dire que, trois étés de suite, j’ai beaucoup joué dans les carrières d’argile qui se trouvaient derrière chez moi. J’ai un souvenir très fort de ces jeux avec l’argile et la boue. En ce sens, Le bûcher est aussi un livre à propos des sens, car la mémoire n’est pas que visuelle par exemple, elle est aussi tactile. Et puis j’allais dans des camps d’été où l’on pouvait travailler avec l’argile. J’aurais bien voulu être sculpteur, mais je n’étais pas assez bon pour ça !

En coopération avec Le Courrier d’Europe Centrale.

Le Courrier d'Europe Centrale

 


György Dragomán – Le bûcher

le bucher couvertureD’emblée, Le bûcher demande de ses lecteurs de lui donner toute leur confiance : une jeune fille de 13 ans, pensionnaire d’un internat depuis le décès, récent et tragique, de ses parents, voit apparaître une femme âgée qui dit être sa grand-mère et vouloir la ramener avec elle. Cette jeune fille n’a jamais entendu parler de sa grand-mère, ni d’un quelconque autre membre de sa famille mais, troublée par la forte personnalité de cette femme, et par l’image qui apparaît dans le marc de la tasse de café qu’elle tient dans ses mains, décide de la suivre. Au terme d’un long voyage en train, elle débute une nouvelle vie dans la ville d’origine de sa grand-mère.

Emma, c’est son nom, est alors doublement transplantée dans une nouvelle réalité, la mémoire de ses parents formant un lien ténu entre elle et, d’une part, un passé dont elle se refuse à parler et, d’autre part, sa grand-mère qui possède ses propres souvenirs accumulés au fil des années.

Ce choix de l’auteur permet de faire d’Emma un personnage qui, par son statut d’étrangère dans la ville, va faire ressortir, petit à petit et dans la douleur, l’histoire de la grand-mère et celle, très récente, de la ville.

Très vite, Emma comprend qu’elle n’est pas bienvenue dans sa nouvelle école, tout comme sa grand-mère est vue avec hostilité en ville. Les autres enfants, et même quelques professeurs, ne se privent pas de reprocher à Emma ce qui est en fait reproché à sa grand-mère : sa folie, sa pratique de la magie, et surtout son rôle au cours des décennies précédents et de la période trouble et meurtrière qui vient de secouer la ville.

On comprend que cette période devait marquer la fin de nombreuses années de mensonges et de menaces, mais qu’elle n’a fait qu’engendrer une nouvelle ère de semi-vérités et d’accusations. On comprend aussi, bien que ce ne soit jamais mentionné sauf sur la quatrième de couverture, que l’arrière-plan est celui de la Roumanie des années sombres, et que les portraits arrachés des murs des classes et brûlés dans la cour de l’école sont ceux de Ceausescu et de ses acolytes. On comprend, enfin, que la fin de cette période n’a fait que permettre l’éclatement au grand jour des rancœurs individuelles accumulées durant des décennies et dont la résolution se fera dans la violence et non par la justice.

Je me penche en avant, j’avance tête baissée, face au vent, je ne veux pas savoir où je suis, je ne veux pas savoir où je vais, je ne regarde ni devant moi ni en l’air, je fixe mes chaussures sur l’asphalte, mes chaussures sur les pavés, mes chaussures sur les dalles de céramique, mes chaussures sur les marches d’escalier, mes chaussures martèlent le sol, elles martèlent : indic-indic, mouchard-mouchard, je ne veux pas entendre ça, j’accélère le pas, je me mets à courir plus vite, peu importe la direction, je dois seulement grimper, mes cuisses et mon dos me font mal, je me souviens de ce que maman me répétait à propos de la respiration, mais je ne le fais pas, je commence à ressentir un point de côté, la douleur me transperce, peu m’importe qu’elle me transperce, qu’elle me transperce jusqu’au cœur.

Le passé, la mémoire, les distorsions volontaires ou non du premier par la seconde, le choix de se souvenir ou d’oublier, l’impossibilité de se souvenir ou d’oublier : ce sont des thèmes omniprésents, même dans les activités les plus anodines. Ainsi Emma, pratiquant comme avant elle sa mère la course d’orientation, participe-t-elle sans le savoir à une quête pour la vérité qui la dépasse. Ainsi les dessins de sa grand-mère dans la farine blanche se font-ils, comme les images des bûchers qui marquent chaque extrémité du roman, l’expression de réponses différentes à la question de comment se positionner face au passé. Ainsi s’entremêlent aussi, pour Emma, un passé proche qui la hante, et les différentes couches de passé de cette communauté qu’elle découvre et ne comprend pas encore. Cela, à un moment charnière pour cette communauté comme pour Emma elle-même, forcée, par son déracinement et par son passage de l’enfance à l’adolescence, de s’interroger sur la personne qu’elle veut devenir.

Car Emma n’est pas qu’un symbole, elle est d’abord une jeune fille qui va à l’école, fait de la course d’orientation et du dessin, et dont les goûts s’affirment au fur et à mesure qu’elle grandit et se fait à son nouvel environnement. Surtout, elle est la narratrice du roman, et quelle narratrice : silencieuse, observatrice, assez distante et plutôt froide malgré la narration toute au présent et à la première personne (à l’exception des quelques passages où se fait directement entendre la voix de la grand-mère).

J’attends. Je regarde le parc par la fenêtre. De chaque côté de l’allée, il y a des oiseaux perchés en haut des arbres dénudés. Ce sont des corneilles.

J’observe les corneilles. J’attends.

Je me demande ce que la directrice me veut.

Cette omniprésence du « je » rend d’autant plus surprenantes les intrusions d’épisodes où la réalité du quotidien cède le pas à une deuxième épaisseur, à la frontière entre magie et surnaturel. C’est là que le roman demande à nouveau du lecteur qu’il se laisse porter par les événements sans trop les remettre en cause, même lorsque ceux-ci prennent la forme d’une poupée pleurant dans le noir, d’une figure à taille humaine émergeant de l’argile dans laquelle elle a été façonnée, ou d’un grand-père mystérieusement décédé réapparaissant dans la buée d’une vitrine de bibliothèque ou par un crissement invisible dans la neige.

Le rubis lance une étincelle sur le rebord de la cuvette, le benzine prend feu, s’embrase en sifflant, je me vois de l’extérieur, mes cheveux brûlent, flottent, grésillent, se tordent comme des serpents de feu, je suis dans une cuvette de feu, je brûle, et je n’ai pas mal.

Quelle est la valeur de ces phénomènes ? Pour qui, d’Emma ou de sa grand-mère, sont-ils réels ? A chacun de décider mais s’ils forment l’un des aspects enrichissants de ce long roman initiatique, ils en forment aussi un aspect des plus déroutants. Le langage froid et factuel d’Emma, l’impression constante qu’elle accorde une importance égale à relater l’activité des fourmis dans le jardin et les souvenirs que lui présente sa grand-mère, sont l’autre élément surprenant du roman. C’est un vrai parti-pris de la part de l’auteur, et Dragomán réussit très bien, et de manière très crédible, à maintenir la voix distinctive de son personnage principal, malgré son caractère omniprésent. Mais cela rend parfois plus difficile de décider ce qui est important de ce qui l’est un peu moins et, en général, de s’attacher à Emma, personnage par ailleurs si vivant et que l’on voit grandir, au fil des pages, jusqu’au spectaculaire dénouement.

György Dragomán, Le bûcher (Máglya, 2015). Trad. du hongrois par Joëlle Dufeuilly. Gallimard, 2018.

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György Dragomán participait au festival Un week-end à l’Est et j’ai pu m’entretenir avec lui de questions de mémoire, d’écriture et de géographie. Cela fera l’objet du prochain billet, qui paraitra aussi (comme celui-ci) sur le site d’information Le Courrier d’Europe centrale.

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Avec cette chronique, je contribue au challenge Voisins Voisines, d’À propos de livres, chez qui l’on peut retrouver de nombreuses lectures du monde.