A partir de Giono, deux écrivains hongrois : Gyula Illyés et Áron Tamási (III)

Je termine, avec cette présentation de Ceux des puszta, de Gyula Illyés, cette série inspirée de ma lecture de Giono et qui m’a menée d’abord vers une lecture d’Ábel dans la forêt profonde, d’Áron Tamási.

L’environnement dans lequel évolue cet Ábel adolescent a beau être rural et proche de la terre, il ne saurait être plus différent de Ceux des pusztas, de Gyula Illyés. Curieusement, Gallimard, dans l’édition de 1969, ajoute le mot « roman » sur la couverture, mais ce doit être une erreur car, même si le narrateur fait en effet parfois prendre au livre les accents d’un roman, il s’agit d’abord d’un texte sociologique qui s’appuie très fortement sur les souvenirs de l’auteur concernant son milieu d’enfance. Plus encore que Tamási, Illyés parle de gens qui sont pauvres parce qu’ils n’ont pas de terres ; contrairement au Giono de Que ma joie demeure, par exemple, ils ne peuvent pas s’interroger sur la mise en commun de terres qui ne leur appartiennent pas. Contrairement à l’Ábel de Tamási, ainsi qu’à la poignée de personnages éparpillés sur le « plateau Grémone » de Giono, loin de la ville mais suffisamment proche pour en entendre parfois la rumeur, le milieu que décrit Illyés ne connait pas la solitude (on y est bien trop nombreux pour ça) mais est en même temps collectivement coupé du monde par le statut de travailleurs des pusztas qui est celui de ses habitants.

Puszta. C’est un mot qu’on retrouve un peu partout sur la carte de la Hongrie dès qu’on la regarde un peu en détail. Il peut évoquer la grande plaine hongroise, celle qui recouvre une grande partie du territoire à l’est du Danube, mais il peut aussi se référer à ce que Gallimard décrit sur la quatrième de couverture comme « un de ces grands domaines seigneuriaux où s’aggloméraient autour du château ces maisonnettes de torchis où vivaient très à l’étroit plusieurs familles » et que d’autres traduisent par latifundia. Illyés en donne lui-même la définition dès la première page :

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A partir de Giono, deux écrivains hongrois : Gyula Illyés et Áron Tamási (II)

Je continue avec cette présentation d’Ábel dans la forêt profonde le cheminement qui m’a mené du Giono des années 1930 à ce roman d’Áron Tamási et me mènera ensuite, dans un troisième billet, vers Ceux des puszta, de Gyula Illyés.

Là où Ceux des pusztas prend plutôt la forme d’un texte mi-autobiographique et mi-sociologique, avec le côté factuel que cela implique, peut-être Ábel dans la forêt profonde se rapproche-t-il davantage de Giono par le côté plus romanesque du texte, et la coloration simple et poétique qu’apporte son personnage principal, bien que le langage soit utilisé avec un objectif tout à fait différent. Ce personnage principal est Ábel : fils unique d’un garde de forêt domaniale impécunieux, il a « quinze ans depuis neuf jours » au moment où débute ce récit narré de bout en bout par le même Ábel, quelques années plus tard.

En cette mémorable année 1920, autrement dit un an après que les Roumains nous eurent pris en main, nous, les Sicules, ma vie prit également un formidable tournant. Je m’appelais encore et toujours Ábel, et nous habitions à Csíkcsicsó, ce grand village de cultivateurs de choux, dans le canton de Felcsík, tout près des eaux de l’Olt.

Ce « formidable tournant » prend la forme du poste que lui a déniché son père : garde forestier, « là-haut sur le Hargita », dans une forêt appartenant à des messieurs d’une banque. Ábel n’est pas très rassuré – ses parents non plus (il devra y rester seul de longs mois, or qui sait ce qui rôde dans les forêts ?) – mais il s’y met quand même et voilà comment nait Ábel dans la forêt profonde, roman de longs mois passés sur sa montagne, roman d’aventures et d’apprentissage, roman également d’une langue et d’une manière de penser spécifiques à la population sicule dont est issu Ábel.

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A partir de Giono, deux écrivains hongrois : Gyula Illyés et Áron Tamási (I)

J’ai lu Giono, au début de l’été dernier, comme j’aurais pu lire Genevoix : pour le plaisir d’y trouver, outre une langue riche et exigeante, un roman où la nature prend autant de place que les hommes qui y vivent. En lisant Que ma joie demeure, je me suis une fois de plus demandé où retrouver cette alliance de cadre et de style dans la littérature hongroise, et plus généralement où sont les gens des campagnes, et donc vers quel auteur ou livre je devrais me tourner si je voulais lire « le Giono hongrois ». Il me semble que la littérature hongroise est plus souvent – et ce n’est pas spécifique à la littérature hongroise – une littérature des villes, une littérature des gens des villes, une littérature dans laquelle les hommes prennent le dessus (que ce soit par l’action ou par le fil de la pensée), ou encore une littérature composée de romans historiques, et que cela est encore plus accentué par le passage obligé par la traduction (István Fekete, dont tout le monde ou presque en Hongrie a lu les romans « jeunesse » qui se passent dans la campagne hongroise, n’est par exemple pas traduit ; par contre, mon constat serait probablement différent si j’incluais la production poétique, de Petőfi par exemple).

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