Olga Tokarczuk – Récits ultimes
Publié : 11/03/2023 Classé dans : 2000s, Femmes écrivains, Lectures communes, Nobel, Pologne | Tags: Tokarczuk 24 Commentaires
Pourquoi « ultimes » ? Et, d’ailleurs, pourquoi « récits » ? La deuxième question est la plus facile puisque, même s’ils sont tous de facture différente, ce sont bien trois « récits » qui composent ce roman d’Olga Tokarczuk.
Le premier, « Blanche contrée », est celui d’« elle » (Ida), à la troisième personne de l’indicatif présent, ce qui nous place au plus près de ses pensées et réactions. Le second, « Paraskewia, la Parque », est celui de « je », Paraskewia, qui se parle à elle-même dans la solitude de sa maison isolée par la neige. Le dernier, « L’illusioniste », est un autre « elle », Maya, écrit à l’imparfait avec toute la distance qu’il implique. Trois parties, donc, d’une écriture classique et fine mais qui amènent aussi à se poser la question de savoir à qui, en premier lieu, Tokarczuk et ses personnages adressent ces récits.
Lire la suite »Maurice Drumlewicz – Tribulations d’un jeune Juif polonais en URSS entre 1939 et 1946
Publié : 19/02/2023 Classé dans : Holocauste, Pologne, Témoignage, URSS 6 CommentairesPersonnellement, c’est devenu… Encore une fois, je dis moi mais c’est aussi les autres. Je l’ai vécu mais d’autres l’ont aussi vécu et parfois c’était pire, car ils n’ont pas toujours su se débrouiller. D’autres n’ont pas eu cette chance, ils n’ont pas eu ce culot, ils n’ont pas eu notre audace et ils n’ont pas survécu, ils sont morts de faim. C’est à eux qu’il faut penser. C’est pour eux que j’ai accepté de témoigner. Ce n’est pas de moi qu’il s’agit. C’est l’histoire d’un jeune Juif et de ses tribulations en URSS…

C’est par hasard que ce livre est arrivé entre mes mains. Un train en retard, une connexion ratée, une conversation entamée, et puis le fil en aiguille et une mise en relation…
C’est aussi d’un hasard qu’est née l’histoire racontée dans ce livre, témoignage d’une vie vécue pour partie dans l’URSS des années 1939-1945. Cette vie est celle de Maurice/Moishe Drumlewicz, qui grandit dans une ville à quelques kilomètres à l’ouest de Varsovie ; en septembre 1939, lorsque l’Allemagne envahit la Pologne, il a 17 ans. Son grand-frère Henri/Hershl est dans l’armée polonaise prise en tenaille entre troupes allemandes et troupes russes, et c’est pour obtenir de ses nouvelles que Maurice part un jour vers l’est.
Lire la suite »Wiesław Myśliwski – L’Horizon
Publié : 27/11/2022 Classé dans : 1990s, Margot Carlier, Pologne, Roman, Service Presse | Tags: Mysliwski 5 CommentairesJe n’ai compris qu’à la mort de l’oncle Władek que je n’avais jamais vraiment quitté cet endroit. Leurs tombes à tous m’indiquaient en fait ma place dans le monde. Peut-être même qu’ici se trouvait le centre de mon horizon, car nulle part ailleurs je n’éprouve cette douleur déchirante qu’avec eux, c’est aussi moi qui meurs un peu, et pas seulement le monde qui m’entoure. Je le ressens de façon si banale, si évidente, que cette douleur devient un émerveillement, comme si je touchais à l’extraordinaire mystère de la beauté.

Publié il y a déjà plus de 25 ans, L’Horizon est un long et magnifique roman sur la vie, sur l’enfance, sur le royaume individuel de la mémoire et sur la possibilité de sa transmission. C’est aussi, de la part de son auteur Wiesław Myśliwski, une formidable leçon d’écriture, épousant les fluctuations de la mémoire et de l’imagination tout en se jouant des contraintes de la chronologie.
Lire la suite »Maryla Szymiczkowa – Madame Mohr a disparu
Publié : 10/11/2022 Classé dans : 2010s, Pologne, Roman historique | Tags: Szymiczkowa 17 CommentairesUne chose était évidente à ses yeux : en aucun cas Ignacy ne devait deviner que sa femme, au lieu de se consacrer aux occupations propres à son sexe, à sa position et aux règles d’un mariage honnête, folâtrait dans des bâtiments d’utilité publique à la recherche d’un étrangleur-assassin.
J’étais en vacances dans le sud de la Hongrie quand j’ai lu ce livre pour la première fois. C’était vers la mi-février, il faisait beau mais froid et, après une journée passée dehors, c’était assez agréable de passer la soirée avec un livre ou trois, au son du ronronnement soporifique, entrecoupé d’éternuements occasionnels, du vieux convecteur au gaz qui s’efforçait tant bien que mal de dissiper la fraîcheur ambiante. Madame Mohr a disparu, ce sympathique roman polonais, était vraiment une lecture appropriée pour ces soirées tranquilles, les dernières, d’ailleurs, avant le 24 février.



La traduction anglaise était déjà sur mes étagères, acquise par curiosité et sur la base de la confiance presque aveugle que j’ai envers le travail de la traductrice Antonia Lloyd-Jones, et après l’avoir écoutée dans un très réjouissant entretien avec les auteurs du livre au festival Noirwich (repéré grâce à MarinaSofia, merci à elle !). C’est donc cette traduction anglaise (Mrs Mohr goes missing) que j’ai d’abord lue mais, pour cette chronique, j’ai relu le livre dans la traduction française, publiée fin août par Agullo qui m’en ont gentiment fait parvenir un exemplaire.
A propos d’un précédent Agullo, justement, j’avais déjà écrit qu’en tant que lectrice je me situe « dans la catégorie « Agatha Christie », c’est-à-dire quelque part entre novice et débutant sur l’échelle de la violence et du glauque » (cela ne m’avait pas empêché d’apprécier ledit Agullo, qui se situe pourtant à l’autre extrémité de l’échelle). Madame Mohr a disparu se situe en tout cas dans cette même catégorie « Agatha Christie », ou dans ce qu’on peut appeler aujourd’hui le cozy crime. J’imagine cependant que les deux victimes du roman auraient beaucoup à redire au mot « cozy », la première ayant vu sa vieillesse tranquille abrégée par l’absorption d’un poison et la seconde ayant été retrouvée prématurément morte dans son lit quelques jours plus tard.
Lire la suite »Weronika Gogola – Par petits bouts
Publié : 30/10/2022 Classé dans : 2010s, Femmes écrivains, Pologne, Service Presse 11 Commentaires
Par petits bouts est le cinquième roman de Belleville Editions (et premier roman de Tropismes Editions) que je lis : cinq romans très récents, pour cinq univers très différents. J’avais commencé avec L’empire de Nistor Polobok, ce petit roman de Iulian Ciocan sur la Moldavie post-soviétique, que j’avais décrit comme « une fable apocalyptique à l’humour grinçant ». J’avais continué avec Blue Moon, de Damir Karakaš, « portrait à la première personne d’un jeune lambda de Zagreb, à la fin des années 1980 ». Puis était arrivé Et on entendait les grillons, de Corina Sabău, « récit d’un drame personnel, dont la traductrice Florica Courriol contextualise également très utilement la dimension sociale dans son introduction », ce roman stylistiquement complexe étant celui d’une femme dans la Roumanie de Ceausescu. Le suivant, que je n’ai pas encore chroniqué, était celui d’un homme dans la Serbie d’aujourd’hui, le héros de Errance de Filip Grbic étant « un personnage égaré dans un monde où il ne trouve pas sa place ».
Et voici donc Par petits bouts, roman du quotidien, d’une enfant qui grandit et dans lequel il se passe à la fois beaucoup de choses et pas grand-chose. A vrai dire, j’hésite même à utiliser le mot « roman » tant le livre épouse, de manière visiblement autobiographique, le point de vue de cette enfant sur une vie qui n’a pas nécessairement besoin de l’intervention d’une autrice pour suivre son cours.
Lire la suite »Jerzy Andrzejewski – Les portes du paradis
Publié : 14/10/2022 Classé dans : 1950s, Pologne 7 Commentaires
Les portes du paradis, ce sont deux phrases, et deux paragraphes. La première phrase court de la première à la dernière (158e) page et raconte un moment d’une croisade médiévale. La deuxième phrase consiste en six mots dont le poids narratif et l’importance pour le message général du livre vont bien au-delà de leur apparente simplicité.
Et ils marchèrent toute la nuit.
Le roman se déroule « dans les forêts profondes du Vendômois » : un cortège d’un millier d’enfants a pris la route à l’appel de « Jacques de Cloyes » lorsque celui-ci s’est adressé à eux pour leur enjoindre de partir pour Jérusalem et d’y arracher aux « Turcs infidèles » la « Terre Sainte et le tombeau solitaire de Jésus ». Parmi ce millier d’enfants tout juste partis et déjà épuisés, Blanche, Maud, Robert et Alexis – encore adolescents – sont parmi les premiers. C’est à eux qu’Andrzejewski s’intéresse dans ce roman, qui dure juste le temps des confessions qu’ils font à l’homme qui a pris sur lui de les accompagner.
Lire la suite »Olga Tokarczuk – Les pérégrins
Publié : 04/10/2022 Classé dans : 2000s, Femmes écrivains, Nobel, Pologne | Tags: Tokarczuk 25 CommentairesJ’ai souvent rêvé de voir sans être vue. D’espionner. D’être l’observateur idéal.

Est-ce que lire Les pérégrins, ce « panorama foisonnant du nomadisme moderne » lorsqu’on est soi-même en voyage, améliore l’expérience de lecture ? D’un côté oui, parce que le livre est composé de tant de textes plus ou moins courts, et d’une telle diversité, qu’on peut facilement en glaner un ou deux, par-ci par-là, entre deux visites ou deux arrêts. On trouve alors pêle-mêle des pensées, des observations, des nouvelles de quelques paragraphes ou quelques pages, avec des personnages qu’on découvre une fois sans savoir qu’on les retrouvera peut-être dans un texte suivant.
Les histoires de Kunicki et de sa femme perdue, de l’anatomiste Verheyen contemporain de Spinoza, de la collection de Frederik Ruysch ou encore d’Anouchka dans le métro de Moscou, sont parmi les plus longues. Souvent situées dans un passé assez distant, toujours renouvelées et inattendues dans leur choix de personnages et de mises en scène, ce sont de vraies petites nouvelles, bien ciselées et dans lesquelles le lecteur en quête d’un peu de repos face au foisonnement de sujets de ce livre pourra s’installer un peu plus confortablement.
Lire la suite »Witold Szabłowski – Les Ours dansants. De la mer Noire à la Havane, les déboires de la liberté
Publié : 23/02/2022 Classé dans : Bulgarie, Nouvelles publications, Pologne, Reportage, Service Presse 9 Commentaires
Dans Abraham le Poivrot, loin de Tolède, œuvre de fiction (chroniquée ici), le narrateur enfant assiste au triste départ des tsiganes de la ville, exilés dans une lointaine province bulgare dans les premiers mois du nouveau régime communiste d’après-guerre. Venant clore la caravane de chariots bâchés remplis d’enfants et de mobilier et suivie des chiens et des poulains, écrit l’auteur Angel Wagenstein, « son lourd arrière-train se balançant d’un côté et de l’autre, l’ours fut le dernier à disparaître dans l’ombre verte de l’osier ». Peu de temps auparavant, participant à une fête tsigane, l’enfant avait vu les propriétaires de cet ours anonyme s’efforcer « d’enseigner cet art compliqué de la danse » à l’animal « aussi lourd qu’indocile, attaché par une chaîne passée dans son museau ».
C’est à un autre tournant de l’histoire bulgare du XXe siècle que nous trouvons, dans Les Ours dansants, reportage littéraire de Witold Szabłowski, les ours Vela, Micho, Svetla, Mima, descendants en chair et en os de l’ours anonyme et fictif de Wagenstein. Au cours des dix premiers chapitres du livre, Szabłowski s’intéresse en effet au statut des ours dressés dans la société tsigane bulgare d’après la « transformation » du début des années 1990 et notamment au moment de l’entrée de la Bulgarie dans l’Union européenne en 2007. Les derniers « ours dansants » sont alors achetés (le mot « confisqué » est également utilisé) à leurs propriétaires et intégrés dans une réserve pour animaux sauvages, le parc de Bélitza (qui fonctionne encore, en coopération avec la fondation Brigitte Bardot, et a élargi son périmètre d’action aux ours utilisés dans les cirques).
Lire la suite »Zofia Romanowicz – Le passage de la mer Rouge
Publié : 01/02/2022 Classé dans : 1960s, Femmes écrivains, Pologne, Seconde Guerre Mondiale | Tags: Romanowicz 7 CommentairesCe rêve m’était revenu peu avant l’arrivée de Lucile, ce rêve dont je ne savais plus que je me souvenais encore et il n’était pas revenu tout seul, mais enveloppé de tout le réel qui lui était contemporain, qui était sa source d’alors et sa toile de fond, de sorte que ce rêve récent, datant d’un mois à peine, fit revivre avec une netteté étonnante aussi bien ce qui se passait vraiment, il y a tant d’années déjà, que ce dont il m’arriva en ce temps-là de rêver une nuit ; tout cela si emmêlé, si soudé l’un à l’autre, le rêve et la réalité, que, m’éveillant comme en ce temps-là avec un grand cri à la bouche, j’étais persuadée de m’éveiller non pas ce jour mais alors, dans ce temps si lointain (…)

Un sentiment d’irréel marque ce court roman, de sa première à sa dernière page. C’est en partie parce qu’il s’ouvre avec l’évocation de ce rêve qu’a fait la narratrice. Il lui fait une impression si forte, et lui rappelle tant ce rêve d’une époque précédente, qu’elle y reviendra plusieurs fois au cours du livre.
Ce sentiment d’irréel, de flottement dans une bulle sans ancrage, vient surtout de la narratrice. Il n’y a pas de dialogues dans ce livre, seulement quelques mots criés ici ou là et qu’elle se remémore, quelques semaines après ce rêve qui l’a accompagnée toute la journée d’après, alors qu’elle s’apprêtait à aller « à l’aérogare » chercher une femme qui lui a été très proche.
Lire la suite »Franceska Michalska – Accrochée à la vie
Publié : 16/01/2022 Classé dans : 2000s, Femmes écrivains, Kazakhstan, Pologne, Récit autobiographique, Témoignage, URSS 15 CommentairesAu tout début de ce récit de vie, avant même la page de titre et l’avant-propos, les Editions Noir sur Blanc ont inséré une carte intitulée « le trajet de Franceska Michalska, de 1936 à 1951 ».

Tout à gauche se trouvent le point de départ – Maraczówka en Volhynie – et le point d’arrivée – plusieurs villes à la frontière ouest et sud de la Pologne d’aujourd’hui, avec auparavant un passage par la Bucovine. Un peu plus de 1000 km séparent ces lieux.
Tout à droite, un paquet de points au nord de l’actuelle capitale du Kazakhstan, Astana (à l’époque de la publication ; aujourd’hui Nour-soultan), et à la frontière avec la Russie. Ces points forment la partie supérieure d’un triangle dont la pointe inférieure est Alma-Ata, l’ancienne capitale, proche de la frontière kirghize, pas si loin de la Chine. Entre Tchernigovka, le lieu d’assignation de la famille Michalska au Kazakhstan, et Novossibirsk en Russie, le point le plus oriental sur la carte, il y a également près de 1000 km. Entre ceux deux lieux et Alma-Ata : 2000 km.
Entre le groupe de points à gauche de la carte, et celui à droite, deux lignes traversent un grand espace vide de points et seulement marqué par l’immense fracture de la Volga et par le pointillé des frontières d’aujourd’hui : ces lignes représentent les 6-7000 km qui séparent le début et la fin, du milieu de la trajectoire de Franceska Michalska.
L’espace et les distances sont un aspect récurrent d’Accrochée à la vie, incroyable récit autobiographique (publié en Pologne en 2007) d’un premier quart de siècle de vie qui coïncide presqu’exactement au premier quart de siècle de l’URSS et est l’expression ahurissante d’un certain nombre des méfaits de l’URSS. C’est un aspect qui parlera encore plus si on rajoute à la géographie quelques dates et faits de départ.
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