Marek Šindelka – La fatigue du matériau

Publié en Tchéquie en 2016, traduit et publié en français aux éditions des Syrtes ce mois-ci, voici un roman ultra-contemporain, qui parle d’un sujet à la fois éternel et lui aussi ultra-contemporain : la migration. Je vais mettre ce livre en parallèle avec un autre roman tchèque très contemporain, publié récemment en français (en 2020 chez Denoël, ma chronique ici) : dans L’amour au temps du changement climatique, Josef Pánek dépeignait le désarroi d’un Tchèque nomade et déraciné dans le monde connecté du XXIe siècle. Dans La fatigue du matériau, Marek Šindelka retourne le miroir pour s’intéresser à d’autres qui, dans le monde connecté du XXIe siècle, se retrouvent également nomades et déracinés, mais par instinct de survie plutôt que par résultat d’un choix de vie.

La fatigue du matériau est une tentative pour imaginer une voix à ceux qui n’en ont pas en littérature, ou du moins pas encore : celle de migrants prêts à tout pour quitter leurs communautés détruites, et rejoindre un endroit où ils pensent voir construire un avenir – l’Europe. Ces voix sont celles de deux frères, imaginées à travers deux fils narratifs séparés et asynchrones. Le plus âgé, Amir, ayant réussi une traversée clandestine, se retrouve séparé de son frère alors qu’il se prépare à la deuxième traversée qui devait l’amener vers une ville du nord de l’Europe ; le fil narratif du plus jeune frère, qui n’a pas de nom, semble se dérouler quelques mois plus tard et débuter au moment de son évasion du centre de rétention où il végète depuis plusieurs mois.

Ils étaient douze. Pour l’essentiel, des garçons à peine adultes, de l’âge d’Amir. Le plus jeune était son frère. Encore un enfant, s’aperçut-il en le regardant : debout à côté de lui, il scrutait les alentours et évaluait la situation, il s’efforçait de ne rien laisser paraître, mais Amir comprit à coup sûr qu’il avait peur.

Le roman a aussi été publié en Syrie

C’est avec ce deuxième fil narratif, celui du « garçon » sans nom, que s’ouvre ce roman. Le ton est donné d’emblée : nous sommes dans le monde de la réaction physique, de la faim, du froid et de la fatigue, et de la peur aussi viscérale qu’elle est permanente. Ce jeune frère n’a pas le temps de se souvenir de son passé, ni celui de réfléchir à son avenir. Toute son énergie est occupée à s’éloigner du centre de rétention, à s’éloigner des villages hostiles, à se procurer quand même de quoi boire et se nourrir, et à s’orienter dans la grande zone de villages et de forêts qui entoure le centre.

Le fil narratif d’Amir est tout aussi physique – la description de sa traversée de ce qu’on suppose être la Méditerranée est sobre mais effrayante, sollicitant toute notre imagination. Mais son personnage est différent, car Amir est plus âgé, il se souvient mieux du passé auquel lui et son frère tentent d’échapper, et il porte aussi la responsabilité du trajet, de leur argent, et de tous les choix à faire pour lui et son frère.

Il fixa attentivement son visage amaigri. Un frisson lui parcourut l’échine. Il vit avec effroi que le vide commençait à s’accumuler aussi sur son visage : ce trait imperceptible, cette terrible fatigue qui englobait tout et qu’il avait observée avec indignation chez les autres.

Couverture de l’édition hongroise

En soi, ces deux récits individuels font déjà de La fatigue du matériau un roman très fort, sur une expérience humaine beaucoup plus large et dont les deux frères sont un symbole, mais aussi sur l’endurance insoupçonnée de corps et d’esprits que la nécessité pousse jusqu’à leurs limites extrêmes. Bien que le propos de l’auteur ne soit pas directement politique, ces deux récits imbriqués sont aussi une image peu reluisante que renvoie l’auteur, à travers l’expérience de ses personnages fictionnels, sur nos sociétés comparativement aisées, et sur notre assentiment collectif et silencieux face à la zone grise où les appareils d’Etat et de sécurité gèrent la « crise migratoire ».

« This is Europe », lui cria le chef au visage, puis il lui frappa la tête contre le sol.

Par le point de vue adopté, à la fois intérieur et extérieur aux deux frères, et centré sur leur immédiat, Šindelka nous invite à nous glisser dans leur peau. L’écriture est souvent descriptive, car la solitude des protagonistes impose l’absence de dialogues ; avec de rares exceptions, les autres ne sont que des ombres que chacun des deux frères préfère éviter. Cependant, c’est aussi une écriture qui impose une atmosphère de qui-vive permanent et colle au plus près de l’expérience de chacun des deux frères (tout en rendant distincts, par le rythme et le cadre, la vie de chacun des deux frères durant les quelques jours du roman).

Il y a aussi un côté plus subtil à cette écriture. Il découle en partie de l’absence de repères, pour Amir et son frère comme pour nous : il n’y a pas de repères géographiques (c’est un peu moins vrai pour Amir), et pas de repères temporels. L’un des récits se déroule en été, l’autre en hiver. On sait que les deux frères sont séparés, mais depuis combien de temps et comment ils ont été séparés, cela n’est pas dit et ce n’est pas non plus l’intention de l’auteur de l’expliquer.

Couverture de l’édition originale tchèque

En outre, la combinaison de l’accent mis sur les sensations, et de l’écriture toujours à la troisième personne, instaure paradoxalement une certaine distance par rapport à ces émotions, comme si nous étions les participants d’un jeu vidéo (un parallèle qui apparait dans le roman lui-même). De la même manière, le roman prend fin sans donner de clés sur la vie possible de chacun des deux frères après la dernière page et le dernier jour. C’est le meilleur choix, car la notion même d’avenir semble hors d’atteinte pour ces deux adolescents.

Le terrain recommençait à monter. Il traversa une forêt d’épineux d’un noir absolu ; il restait près du sol, il devait se pencher en avant, les branches se superposaient au-dessus de sa tête pour former une masse impénétrable, si épaisse que même la neige ne pouvait passer à travers. L’obscurité, rien que le choc sourd des pas sur des couches d’aiguilles mortes. Il craignait que le chemin ne se referme complètement, il ne pouvait faire demi-tour.

En tant que texte écrit et publié à une période donnée, La fatigue du matériau est aussi un document sur l’éveil d’une région – l’Europe centrale – peu touchée jusqu’au milieu des années 2010 par les phénomènes migratoires. Tout le monde dans la région se souvient de la « crise » – de l’arrivée, par les Balkans, de centaines de milliers de personnes, de la fameuse barrière érigée par la Hongrie, de l’accueil enthousiaste a Vienne et Berlin… – une « crise » politique et humaine dont rend aussi compte le journaliste Nick Thorpe dans son livre-documentaire The road before me weeps. On the refugee route through Europe (Yale, 2019, pas traduit en français). Par son contenu, La fatigue du matériau n’a rien de spécifiquement centre-européen, mais le choix du thème indique que le sujet de la migration est dorénavant bien présent dans la conscience collective tchèque.

Il l’est peut-être d’autant plus que le roman a reçu, en 2017, le prix Magnesia Litera, l’un des plus grands prix littéraires tchèques. Avec le prix 2018 décerné au roman de Josef Pánek, L’amour au temps du changement climatique, que je citais en introduction, cela fait deux romans abordant des problèmes contemporains et universels par le prisme de l’expérience d’individus, primés coup sur coup. J’avais très brièvement présenté le livre lauréat du prix en 2019, « Heures de plomb », un roman inspiré des voyages en Chine de l’auteure Radka Denemarková : il ne me reste plus qu’à espérer qu’il sera traduit à son tour. Et, aussi, à remercier les éditions des Syrtes tant pour l’envoi de mon exemplaire du livre, que pour leur travail récent de traduction de romans contemporains et percutants en provenance d’Europe centrale, de l’Est et des Balkans (j’avais fait le même commentaire dans ma chronique de Mères, de Théodora Dimova).

Né en 1984, Marek Sindelka est scénariste, poète et auteur de prose, lauréat d’un premier prix Magnesia Litera en 2012 pour son recueil de nouvelles Zůstaňte s námi. Il est également l’auteur du roman graphique L’Étrange cas Barbora Š., lui aussi inspiré de l’actualité (un « incroyable scandale qui a ébranlé la République tchèque », dit l’éditeur Denoël Graphic) et disponible en français depuis l’année dernière dans la traduction du tchèque de Benoit Meunier.

Marek Šindelka, La fatigue du matériau (Únava Materiálu, 2016). Traduit du tchèque par Christine Laferrière. Syrtes, 2021.


9 commentaires on “Marek Šindelka – La fatigue du matériau”

  1. un thème tellement d’actualité que l’on ne peut en faire l’impasse et manifestement un livre attirant sur le sujet, j’ai lu une autre recension du livre qui va tout à fait dans le même sens je n’ose pas dire que je le note car j’accumule un peu trop en ce moment et je n’avance pas hélas dans mes lectures

    • Noter n’engage à rien! Je n’ai pas encore trouvé beaucoup d’autres recensions mais je garde un oeil sur les nouvelles recensions plus près de la date de parution. J’espère que le goût de la lecture sera bientôt à nouveau au rendez-vous (les livres audio sont très bien aussi!).

  2. […] Marek Šindelka – La fatigue du matériau 2020 : Le mot de la fin d’année […]

  3. Patrice dit :

    C’est juste, le thème des migrations et des migrants a vraiment fait son entrée en Europe médiance ces dernières années, même si finalement, la Tchéquie a beaucoup évoqué le sujet sans être très « impactée » finalement, à la différence de la Hongrie si je ne me trompe. Je vais le lire également pour mars, je suis comme toi très heureux de voir que deux lauréats récents du prix Magnesia Litera sont ainsi traduits en français, la raison étant peut-être le côté universel du thème. Quoi qu’il en soit, je ne desespère pas qu’on puisse lire un jour en français « L’expulsion de Gerta Schnirch » dont tu avais si bien parlé ici, ou encore des auteurs comme Jiri Hajicek ou Petra Soukupova !

    • « L’expulsion de Gerta Schnirch » vient d’être publié en anglais… est-ce que cela va donner un coup de pouce pour une éventuelle traduction francaise?
      La Tchéquie a, en effet, moins été impactée par le passage des migrants, n’ayant pas de frontière Schenghen, mais le sujet était quand même là dans les médias et les discours politiques (et populistes), comme un peu partout en Europe centrale.

  4. allylit dit :

    très belle chronique de ce roman si touchant et si actuel…

  5. […] deux des titres retenus dans la pré-sélection et déjà chroniqués sur le blog : il s’agit de La fatigue du matériau, de Marek Šindelka (traduit du tchèque par Christine Laferrière pour les éditions des Syrtes) […]


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