Angel Wagenstein – Adieu Shanghai

Qu’en penses-tu ? Si tu le vendais, en tirerais-tu suffisamment d’argent pour nous deux ? Je pense à ton plan, là… Saigon, etc.

– Shanghai, rectifia machinalement le Hongrois.

– Bon, va pour Shanghai. C’est la même chose, non ?

La première fois que j’ai entendu parler de l’histoire des Juifs réfugiés à Shanghai pendant la Seconde Guerre mondiale, c’était à cause de ce roman. Shanghai ? Cela m’a paru vraiment incongru et tellement difficile à relier au reste de ce qu’on sait sur la guerre telle qu’elle s’est déroulée en Europe et en Asie. Après, j’ai feuilleté des livres sur des survivants de cette période (celui d’Irene Eber, par exemple), des récits de vie de personnes qui ont grandi à Shanghai dans des familles européennes juives ou non-juives (Sam Moshinsky, Liliane Willens, Clio Calodoukas), et même des livres d’historiens décrivant le statut de Shanghai et de ses habitants occidentaux du point de vue des politiques chinoises et japonaises pendant la guerre (Gao Bei). Prendre Shanghai, ville alors ouverte, cosmopolite et prospère, comme point de départ pour comprendre l’arrivée de Juifs d’Europe centrale à partir de 1938, plutôt qu’appréhender cette histoire directement à partir des réfugiés juifs qui avaient échoué là, rend tout de suite ce télescopage géographique bien plus compréhensible.

Mais rien de cela n’était d’un grand réconfort pour ces réfugiés ni, sur le plan fictionnel, pour les protagonistes d’Adieu Shanghai : pour le violoniste allemand Theodor Weissberg et son épouse la cantatrice Elizabeth, et pour l’actrice Hilde Braun, Shanghai est au mieux une destination inconnue, au pire une destination effrayante, et en tout cas la seule solution existante pour quitter l’Europe. De ces trois personnages, seuls deux sont juifs et la question de savoir qui est juif et qui est « purement » allemand est l’un des petits ressorts du roman.

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Angel Wagenstein – Abraham le poivrot, loin de Tolède

La Bulgarie comme point de départ, et autres histoires de paradis : livre 1/2

Et Plovdiv n’était plus la même, les gens avaient changé aussi. Parce qu’entre l’aujourd’hui et ce que l’on désigne vaguement par « autrefois » ou « à cette époque-là », s’étend cette étrange matière, alliage de temps, de souvenirs et d’oubli, qui avait pour toujours englouti cet autre monde, avec ses chameaux et sa glace au lait de brebis caillé. Mais peut-être n’est-ce que l’idée que je me fais d’une réalité disparue, et non pas la réalité même, telle qu’elle fut en vérité ? D’ailleurs, nos représentations et nos souvenirs déformés ne constituent-ils pas une réalité, mais une réalité autre, parallèle et imaginaire ?

Albert Cohen n’évoque quasiment jamais les quarante années qu’il a passées en Israël, ni ne dit si sa longue absence a transformé les souvenirs qu’il a emportés avec lui en quittant son pays d’enfance. Ainsi, lorsqu’il revient à Plovdiv, sa ville natale, à l’occasion d’un colloque, c’est comme si rien ne s’était interposé avant son arrivée entre ses souvenirs, et la ville qui a continué à se développer sans lui et sans beaucoup de ses anciennes connaissances, elles aussi disparues. Deux rescapés de son enfance sont pourtant là, et accompagnent sa redécouverte de la ville, complétant au fil des jours ses souvenirs d’enfant.

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Angel Wagenstein – Le Pentateuque ou les cinq livres d’Isaac

Et c’est ici, mon frère, que débutent les difficultés de mon récit, qui renoncera désormais à ses habituelles vignettes, pizzicati et caprices, et sinuera, tel nos routes poussiéreuses et monotones, à travers les étendues pré-carpathiques, tantôt montant, tantôt descendant, et ainsi jusqu’à la ligne d’horizon, sans jamais longer nul précipice ni apercevoir aucun sommet vertigineux.

Cet été, en chroniquant les Contes hassidiques d’I.L. Peretz, j’avais entre autres choses noté que pratiquement tous ces contes de la fin du XIXe et du début du XXe se passent au sein de communautés juives établies aux confins de l’Ukraine, de la Pologne, de la Lituanie et de la Biélorussie d’aujourd’hui.

Le Pentateuque ou les cinq livres d’Isaac se déroule dans le même espace car, comme Isaac Blumenfeld, le narrateur et personnage principal, aime à le rappeler, il vient de « Kolodetz, près Drogobytch », une ville dotée d’une unique rue,

… ce genre de petite ville qu’on appelle en polonais miasteczko, et que, pour notre part, nous nommions shtetl.

Il serait peut-être resté toute sa vie dans cette ville de Galicie, à distance raisonnable de Lemberg/Lvov, travaillant comme tailleur dans l’atelier de couture hérité de son père, s’il n’était pas né avec le turbulent XXe siècle : une période, et une région, éminemment hostiles aux populations juives et c’est pourquoi Le Pentateuque porte le sous-titre révélateur « Sur la vie d’Isaac Jacob Blumenfeld à travers deux guerres mondiales, trois camps de concentration et cinq patries ».

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