Philippe Sands – Retour à Lemberg

East-West Street. On the origins of genocide and crimes against humanity – en français Retour à Lemberg (Albin Michel, 2017) – est plusieurs choses à la fois : une reconstruction d’un pan de l’histoire du XXe siècle européen, un voyage à travers le continent et au-delà, une plongée dans les origines de concepts juridiques toujours d’actualité aujourd’hui, une série de mini-biographies commentées, un grand plaisir de lecture… C’est aussi – et peut-être avant tout – une recherche personnelle de reconstitution d’une histoire familiale. C’est par cet aspect que je vais commencer pour cette troisième offrande des « lectures communes autour de l’Holocauste » avec Patrice de Et si on bouquinait?

Sur la tête de la chèvre, le premier livre présenté avant-hier, représente la première génération de l’Holocauste, celle des survivants. Lui a succédé la génération de leurs enfants, dont fait partie Péter Gárdos, auteur de La fièvre de l’aube, présenté hier.

Avec Retour à Lemberg, c’est encore la génération d’après : le livre est dédié au côté « français » de la famille de l’auteur franco-britannique : à Ruth, la mère de l’auteur, trop jeune pour se souvenir de la guerre, à Rita et Leon, les grands-parents qu’il a connus et qui ont survécu la guerre en tant qu’adultes, et à Malke et Rosa, ses arrière-grand-mères englouties par les camps et qu’il n’a pas connues.

Mais Philippe Sands n’est pas qu’un fils, petit-fils et arrière-petit-fils de personnes directement concernées par l’Holocauste. Avocat international spécialisé dans les droits de l’homme, Philippe Sands a travaillé sur quelques-uns des grands dossiers de l’actualité internationale : le procès du général et dictateur chilien Pinochet (c’est le sujet de son prochain livre, Pinochet in London, prévu pour 2024), Vukovar, le conflit entre Russie et Géorgie autour de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, la création de la Cour Pénale Internationale … Professeur « of the Public Understanding of the Law » à l’University College London, il a aussi écrit sur le procès de Nuremberg, sur les origines intellectuelles des concepts de « crime contre l’humanité » et de « génocide » sur lesquels reposent en partie son travail d’avocat, et sur leur incorporation dans le droit international de l’après-guerre et des Nations Unies.

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A la faveur d’une invitation, en 2010, à donner une conférence sur cet aspect de son travail à l’université de Lviv, cette ville – la Lemberg du titre français qui reprend l’un des anciens noms de cette ville aujourd’hui en Ukraine – devient l’épicentre d’une formidable et persistante traque généalogique sur les origines de sa famille dans cette région : avant d’être français, son grand-père Léon avait été rendu apatride par décision du Reich allemand après l’Anschluss de 1938 ; à cette époque, en même temps que « viennois » (sa famille s’était installée dans la capitale dès 1914) , il avait été polonais, à cause d’un des traités d’après la Première Guerre mondiale ; et avant d’être polonais, il était né à Lviv, en Galicie austro-hongroise, en 1904. Léon était aussi, comme toute sa famille, juif.

A côté de Lviv, le livre a un deuxième épicentre, que rappelle plutôt le titre anglais : c’est dans la plus petite ville de Zółkiew (aujourd’hui Zhovkva en Ukraine), proche de l’actuelle frontière polonaise, qu’était née son arrière-grand-mère Malke, dans une maison située sur la (à l’époque) Lembergerstrasse. Traversant la ville d’est en ouest, cette rue faisait ; avec l’autre principal axe nord-sud, de Zółkiew une ville à l’architecture urbaine typique de l’époque et de la région.

Si Sands a bien connu ses grands-parents, dont il reconnaissait l’accent étranger lorsqu’ils parlaient français, il ne savait quasiment rien de leurs vies d’avant leur installation en France, ni des autres membres de la famille.

C’est d’abord une coïncidence professionnelle qui pousse Philippe Sands à s’intéresser à Lviv comme berceau de deux histoires, l’une familiale et l’autre intellectuelle : la ville natale de Leon est aussi celle où ont étudié deux autres hommes à peu près contemporains de Leon, Hersch Lauterpacht (lui aussi né à Zółkiew) et Rafael Lemkin. Ces noms, et cette connexion, sont importants pour Sands, pour des raisons qu’il explique bien dans le livre : ces deux juristes (tous deux juifs, tous deux conscients de leurs origines dans la région à la frontière occidentale de la Russie, et orientale de l’Autriche-Hongrie) ont articulé les concepts de crime contre l’humanité et de génocide tels qu’ils ont été intégrés dans le droit international après la Seconde Guerre mondiale.

Does the difference matter ? someone else asked. Does it matter whether the law seeks to protect you because you are an individual or because of the group of which you happen to be a member? That question floated around the room, and it has remained with me ever since.

Avec l’enquête que mène Sands sur son histoire familiale, cet aspect juridique forme un deuxième pan passionnant du livre, que l’auteur aborde avec l’aisance que lui donne sa pratique professionnelle, mais aussi avec la pédagogie nécessaire à ce livre destiné aux non-initiés. Dans le contexte des crimes nazis qui ont mené à la disparition de communautés juives quasiment entières, ainsi qu’au décès de nombreux non-juifs, Sands explique par le prisme de ses deux protagonistes en quoi cette différence importe, et quelles peuvent être ses conséquences sur le plan du droit. Avant même que ces concepts soient articulés dans le contexte de la guerre, il évoque les influences intellectuelles qui ont porté ces deux hommes, si similaires par leurs origines, à définir des réponses aussi différentes au même problème. Dans le cas de Lauterpacht, son approche basée sur les droits individuels semble résulter de son expérience personnelle des discriminations religieuses qui, en 1919, l’ont empêché de terminer ses études à l’université de Lviv, ainsi que des réponses que son professeur à l’université de Vienne, Hans Kelsen, lui apporte à travers son mandat de juge à la Cour Constitutionnelle autrichienne (l’idée de cour indépendante est alors toute récente en Europe). A contrario, Lemkin, partisan de la protection des groupes, tire sa position entre autres de son intérêt, alors qu’il était étudiant, pour les procès découlant des massacres perpétrés par les Turcs contre les Arméniens – des massacres pour lesquels le mot de génocide, inventé par Lemkin, est à la fois absolument reconnu par certains pays, et âprement disputé par d’autres.

Ce sont beaucoup de fils que Sands tisse ensemble pour faire d’un seul coup cette enquête, cette histoire de quelques destins qui, ensemble, forment le grain plus fin de l’histoire de l’Europe de la première moitié du XXe siècle. Certains destins sont publics et plutôt bien documentés – ce sont ceux de Lauterpacht et de Lemkin, d’autres font partie de ces individus inconnus en dehors de leur cercle familial ou amical – comme Leon et sa famille, et d’autres encore sont mystérieux. Il suffit d’une photo, d’une adresse trouvée dans les archives des grands parents, pour que Sands se mette en quête.

Par chance, ou par persistance, il arrive quasiment toujours à résoudre les énigmes que représentent ces documents. Sasha Krawec, un « détail » dans toute cette histoire, est peut-être la seule exception, mais il est possible que d’autres pistes sans issue aient été coupées au montage.

Ce montage est assez savant (même s’il y a parfois un peu de redite pour s’assurer que tout le monde suit bien le fil), et petit à petit, à travers la reconstruction du travail d’enquête de Sands sur son grand-père, sur Lemkin, sur Lauterpacht, les premières décennies du XXe siècle se passent et le cadre est dressé pour le début de la guerre. Celle-ci est surtout racontée par les voix, les souvenirs et les archives des survivants, à Paris, à Londres et Cambridge, à New York. C’est la fatalité de l’histoire – et l’une des grandes pertes pour la deuxième moitié du XXe siècle – que, ni dans ce livre ni autre part, les morts ne peuvent parler de ce qu’a été de leur vie, de ce qu’ils ont pressenti de leur mort. Les arrière-grands-mères, leurs frères, sœurs, parents, neveux et nièces restent pour la plupart, des ombres sans voix.

Pendant que Lauterpacht, établi de longue date au Royaume-Uni, et Lemkin, aux Etats-Unis, poursuivent leurs carrières publiques de juristes tout en s’inquiétant en privé du sort réservé à leurs familles, les pages font défiler la guerre, la défaite des uns, la victoire des autres, et la mise en place du procès de Nuremberg.

C’est encore un pan du livre que j’ai apprécié, car on voit à quel point l’imbrication étroite entre le moment crucial qu’est Nuremberg, et l’individualité des responsables nazis (enfin ramenés à leur véritable taille) fascine Sands. Parmi tous ces responsables, c’est Hans Frank, qui attire le plus son attention. Là aussi, il s’agit d’un avocat, et là aussi le lien avec Lviv sera fait. Sands décortique les sources, les témoignages, les photos, pour en extraire d’une part les éventuelles émotions et les positions prises publiquement par Frank dans l’espoir d’alléger sa sentence (car les criminels, n’ayant pas encore été condamnés dans des sentences qui feront jurisprudence, croient encore qu’ils peuvent persuader leurs juges que la responsabilité des crimes commis incombe à d’autres), et d’autre part l’évolution des références aux deux concepts de Lauterpacht et de Lemkin. Après Nuremberg, rien ne sera véritablement pareil, que ce soit pour les responsables nazis enfin tombés de leur piédestal, ou pour le droit international qui, désormais, impose des limites à la souveraineté totale des Etats sur leur territoire.

Pour nous, c’est à peu près là que prend fin l’histoire du Retour à Lemberg. Pour Sands, ce n’est pas tout à fait le cas : au fil de sa quête, il a fait des rencontres, levé des pistes qui l’amènent autre part, à la rencontre de fils de criminels nazis (c’est le sujet du documentaire What our Fathers did : Our Nazi legacy), ou sur les traces de leurs pères (c’est le sujet de son livre The Ratline, en français La Filière, Albin Michel, 2020, traduit par Astrid von Busekist).

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Je ne peux pas terminer cette chronique sans parler des références littéraires dont Sands parsème son livre et qui sont autant de pistes de lecture : en premier lieu, les écrivains et amis Joseph Roth et Józef Wittlin, nés en Galicie plus ou moins près de Lviv et issus de la même génération que Leon, Lauterpacht et Lemkin (de Józef Wittlin, Sands aime citer ses souvenirs de Lviv collectés dans Mój Lwów (1946) ; son La Saga du soldat fantassin (Le Sel de la terre) a été publié chez Noir sur Blanc dans la traduction du polonais de Alice-Catherine Carls il y a tout juste 21 ans).

Il y a aussi quelques témoignages, de voix connues ou inconnues – Clara Kramer écrivant ses 18 mois cachée sous une maison dans La Guerre selon Clara, Grossman écrivant l’arrivée des soviétiques à Treblinka en septembre 1944 dans L’Enfer de Treblinka – ainsi que des comptes-rendus, entre journalisme et littérature, de la guerre – Curzio Malaparte, aux côtés de Hans Frank à Kraków avec Kaputt – et du procès de Nuremberg – les articles de Rebecca West pour le New Yorker rassemblés dans A Train of Powder, et Au fond des ténèbres, le livre de Gitta Sereny à partir de ses entretiens avec Franz Stangl, commandant de Treblinka.

Treblinka – le nom me fait désormais inévitablement penser aux liens que tisse Daša Drndić dans Sonnenschein, de même que le camp de Sajmište, où meurt une tante éloignée de Sands, me rappelle le Goetz et Meyer de David Albahari.

Après le récit autobiographique qu’est Sur la tête de la chèvre, la présentation sous la forme de la fiction d’une histoire principalement réelle qu’est La fièvre de l’aube, Retour à Lemberg est l’ouvrage le plus « non-fiction » des livres que j’ai présentés jusqu’ici dans cette série sur la littérature et l’Holocauste. Le livre suivant présentera encore une autre approche, celle du double témoignage, l’un quasiment à chaud et l’autre quelques décennies après la fin de la guerre.

Philippe Sands, East-West Street. On the origins of genocide and crimes against humanity (Weidenfeld & Nicolson, 2016). En français : Retour à Lemberg, Albin Michel, 2017, dans la traduction d’Astrid von Busekist.


24 commentaires on “Philippe Sands – Retour à Lemberg”

  1. Ce livre est passionnant de bout en bout, sa lecture pour moi est arrivée au bon moment car j’avais déjà beaucoup lu sur le sujet, du coup il a immédiatement fait écho avec toutes mes lectures et particulièrement avec Sonnenschein que je chroniquerai dans quelques jours
    merci à toi d’avoir initié cette lecture commune car de commentaires en commentaires j’enrichi encore ma liste de titres importants

    • J’ai été impressionnée par sa démarche d’enquêteur, par sa ténacité, par les fils qu’il noue petit à petit et qu’il restitue ici, et aussi par tout ce que j’ai appris sur ces juristes et sur ce pan d’histoire du droit. J’espère que les livres qu’il a écrits après sont aussi intéressants!

      • J’ai eu l’impression en le lisant de lire une quasi enquête policière avec une volonté totale d’avoir des faits, des chiffres, des preuves c’est admirable de rigueur et d’honnêteté
        j’ai acheté son dernier livre mais j’ai un peu de mal à lire en ce moment et du coup je ne l’ai pas encore lu mais seulement feuilleté manifestement il obéit aux mêmes règles

      • Je nuance ton impression car l’enquête porte d’abord sur l’histoire familiale de Philippe Sands (il se rend compte qu’il y a beaucoup de zones d’ombre dans l’histoire de ses grands-parents et de la petite enfance de sa mère), et c’est là qu’il est persistant et bien aidé! Mais les faits historiques dans lesquels s’insère cette histoire familiale sont bien établis. Par contre, j’ai eu l’impression en lisant autour de « La Filière » que l’enquête y est moins personnelle, et vise davantage à établir certains faits et certaines responsabilités qui relèvent davantage de l’Histoire. En tout cas, j’espère bien le lire aussi!

  2. Goran dit :

    Très intéressant ton article… Malheureusement, le droit international qui impose des limites à la souveraineté totale des Etats sur leur territoire, c’est comme toujours à géométrie variable.

  3. nathalie dit :

    Je me souviens qu’il était venu à France culture (la Fabrique de l’Histoire) lors de la sortie de l’un de ses livres, celui-ci je pense. À la première écoute, je ne comprenais pas bien ce mélange de témoignage familial et de juriste qui avait conceptualisé cette notion de crime contre l’humanité, mais c’était très intéressant. Tu expliques bien d’ailleurs pourquoi c’est intéressant. Merci de me remettre ce livre sous les yeux, je vais le noter.
    Lemberg apparaît dans les Disparus de Mendelsohn, comme étant « la ville » (genre la grande ville) à proximité, si mes souvenirs sont bons.

    • Exact, et c’était à propos de ce livre. Comme tu sais, je n’ai pas encore lu Les Disparus (aussi noté pour ma part), mais oui, vu d’ici et d’aujourd’hui, on ne se rend pas bien compte à quel point Lemberg/Lviv/Lvov était un centre important dans la région.

  4. Patrice dit :

    Cette (en)quête semble tout à fait fascinante. C’est un livre que j’aimerais vraiment lire, tout comme La filière.

  5. […] la lecture du Retour à Lemberg de Philippe Sands, j’ai été frappée par ce qu’il écrit sur le juriste Rafael Lemkin, et sur […]

  6. […] cas de Péter Gárdos avec La fièvre de l’aube) ou les grands-parents (pour Philippe Sands avec Retour à Lemberg) l’ont vécue, et qui ont été touchées d’une manière ou d’une autre par l’Holocauste. […]

  7. […] confrontation avec le passé, à travers les générations : Retour à Lemberg (lu par moi) est la passionnante enquête mi-familiale et mi-professionnelle, mi-historique et […]

  8. keisha41 dit :

    Je l’ai lu, c’est un indispensable comem bien d’autres.
    A relire mon billet https://enlisantenvoyageant.blogspot.com/2019/01/retour-lemberg.html je me souviens de Miss tilney et j’avais eu l’occasion de passer dans l’église où elle était, mais le responsable n’en savait pas plus.

  9. Quel article complet. Merci pour toutes les photos et tout ce va auteur. J ai été très intéressée ar l aspect juridique

    • Merci! L’aspect juridique m’a également beaucoup intéressée, de plus Philippe Sands est très pédagogue dans sa manière d’aborder le sujet et de l’intégrer parmi tous les autres fils de son histoire. La carte avec laquelle tu illustres ton article est très bien trouvée aussi!

  10. […] serait peut-être resté toute sa vie dans cette ville de Galicie, à distance raisonnable de Lemberg/Lvov, travaillant comme tailleur dans l’atelier de couture hérité de son père, s’il n’était […]


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