Fatos Kongoli – Le dragon d’ivoire

L’autre est là, avec moi, de toute éternité. Caché, invisible, fidèle comme une ombre, à chaque pas que je fais. Il erre dans le monde comme une âme damnée en quête d’un peu de repos.

dragonUn homme solitaire et vieillissant repense à sa vie. Ce scénario toujours propice aux découvertes déroutantes et aux réflexions désabusées acquiert dans Le dragon d’ivoire une dimension d’autant plus dénuée d’optimisme que l’homme en question, un Albanais, se range parmi les nombreux perdants ordinaires du communisme.

En cette année 1994, le personnage principal et narrateur occasionnel, visité par des voix et des lettres mystérieuses et qui semblent très au courant de son passé, se souvient des trois années passées en Chine trente ans auparavant : il était alors l’un des quelques étudiants albanais envoyés à Pékin en ces temps d’amitié sino-albanaise. A Pékin, c’est pour lui et les autres étudiants étrangers un peu comme Erasmus avant l’heure : la fête, les filles, et un effort plus ou moins assidu dans les études.

Sauf que, dans la Chine de Mao comme dans l’Albanie communiste, tout est surveillé, contrôlé et noté dans le dossier personnel de chacun, et que la décision d’envoyer un chanceux faire ses études à l’étranger peut être renversée d’un jour à l’autre sans qu’aucune explication ait besoin d’être donnée, ni aucun appel reçu.

C’est le sort de l’étudiant, forcé d’abandonner Sui Lin, l’étudiant chinoise dont il est tombé amoureux alors que, hors du petit monde des étudiants, Chinois comme Albanais regardent avec méfiance toute liaison avec les étrangers. A cette première disgrâce s’en ajoute quelques années plus tard une autre alors que, marié à Eve, père de deux enfants, le narrateur est abandonné par sa femme au motif que son père – qui avait pourtant bien cultivé ses relations avec les gens bien placés du régime – a été accusé de tremper dans un complot contre le pouvoir.

Assez elliptique, le livre en dit peu sur la vie du personnage principal pendant les années qui s’écoulent entre ces deux disgrâces (et c’est un peu dommage), mais on devine sans peine, sous l’indifférence et le cynisme, des blessures plus profondes. Contrairement au Paumé, autre roman de Fatos Kongoli mettant en scène un homme âgé et meurtri au sortir du communisme, il ne s’agit pas ici de blessures physiques, mais des conséquences psychologiques d’une vie humaine arrivée au stade où elle ne peut plus vraiment rien changer, et voit à quel point elle a été formée par l’arbitraire de décisions sur lesquelles elle n’a aucun contrôle. La chute du régime communiste semble, comme dans Le Paumé, être l’occasion d’une mise au point du héros avec lui-même, sur son passé, ses choix, sa liberté d’action, son avenir, et ceci sans le carcan de la surveillance constante.

Je n’ai cependant pas compris Le Dragon d’ivoire comme un livre supposé refléter une démarche de clarification, ou de pacification, du narrateur vis-à-vis de lui-même (ou d’un pays vis-à-vis de lui-même). Au contraire, le livre m’a paru très déroutant, même à la deuxième lecture, tant il y règne une impression de dédoublement. Ainsi de la narration, qui alterne les chapitres à la première personne avec ceux à la troisième personne, comme s’il s’agissait d’une conversation à bâtons rompus entre une vie intérieure de souvenirs, et le monde extérieur fait d’obligations professionnelles et sentimentales.

Ces voix et ces lettres, qui émaillent le texte, et que le héros commente à l’attention de ses descendants, brouillent encore plus profondément les pistes. Prenant parfois la forme de Sui Lin, parfois celle d’un alter ego trop bien au fait du passé du narrateur, elles sont une voix persistante et déstabilisante que le narrateur tente de réfuter, de comprendre, de cacher. Elles ne font, aussi, qu’ajouter à l’impression de lire l’histoire d’un personnage aliéné autant d’un passé qui semble parfois bien vivant, que de son présent et des gens qui l’entourent.

Fatos Kongoli, Le dragon d’ivoire (Dragoi i fildishtë, 1999). Trad. de l’albanais par Edmond Tupja. Rivages poche/Bibliothèque étrangère, 2002.


Fatos Kongoli – Le paumé

le pauméAu début des années 1990, des milliers d’Albanais quittent leur pays, s’embarquant pour l’Italie pour fuir une vie sans avenir et un passé rongé par le cauchemar communiste. Tous ne partent cependant pas, certains trop jeunes, d’autres trop vieux pour avoir quelque chance de s’en sortir à l’étranger.

Thesar Lumi, lui, embarque, hésite, et au dernier moment quitte ses compagnons de voyage pour retourner vers sa banlieue.

Personne ne m’avait vu partir, personne ne m’a vu revenir. On a su le lendemain que Dorian Kamberi s’était enfui avec toute sa famille, mais personne n’en a fait des gorges chaudes.

Narrateur dans ce court roman de sa propre vie, Thesar Lumi s’appelle lui-même le paumé, « un médiocre parti de rien pour arriver nulle part, vie anonyme fondue dans l’anonymat d’une banlieue perdue, si proche soit-elle de la capitale. » Si Le paumé est un livre poignant, ce n’est pourtant pas parce qu’il verse dans la description pathétique d’un individu raté, mais bien au contraire parce que Thesar Lumi, homme effectivement à priori banal, parle pour tout un peuple profondément gangrené par le désespoir et l’oppression de la société albanaise des années communistes.

Peu intéressé par la politique, sa vie est marquée dès le début par tout un fardeau d’interdits, de menaces et de non-dits érigés par un pouvoir omniprésent. Dès son enfance, Thesar Lumi verra donc s’ouvrir devant lui certaines portes – celle de l’université, par exemple, quelle que soit l’objectivité des cours qu’on y dispense – mais se fermer beaucoup d’autres – celles de l’amour, celle d’un avenir choisi – parce qu’il ne fait pas partie du clan de ceux déjà au pouvoir. De même, le parcours de Thesar sera traversé par quelques personnes lumineuses – Sonia la combattante, Ladi l’ami tourmenté, Dori l’appui des mauvais jours – et par d’autres beaucoup plus sombres, à commencer par Xhoda, dont le nom inventé par Thesar est la contraction de ceux de deux autres hommes honnis pour leur cruauté et leur servilité.

Thesar Lumi, tellement désillusionné qu’à tout juste la quarantaine il en renonce même à saisir une nouvelle chance, décide au retour du bateau de narrer sa vie sous la forme d’une « confession », comme s’il était coupable. Comment pourrait-on cependant accuser un homme qui a lui aussi cherché le bonheur, dans une vie qui ne pouvait lui offrir en modèle que violence et corruption ?

A la différence de tous ceux qui tournaient autour de lui, sans douter un instant de son bonheur – il avait tout pour être heureux -, j’eus l’impression que tout comme moi, mais d’une autre façon, Ladi ne cessait d’ôter et de remettre un masque derrière lequel il tentait maladroitement de faire ce que seuls les acteurs sont capables : cacher la tristesse de son regard.

Des bancs d’une école de banlieue aux soirées de l’élite de Tirana, Fatos Kongoli retrace au travers des souvenirs de Thesar Lumi la manière insidieuse que peut avoir un pouvoir sans visage de biaiser les rapports entre humains. Empreint de réalisme et de violence, Le paumé est aussi une page lucide de l’histoire d’un peuple tout proche et dont on n’entend pour ainsi dire jamais parler.

AVT_Fatos-Kongoli_7542

J’ai fait avec Le paumé la belle découverte d’un auteur albanais peut-être moins connu en France qu’Ismail Kadaré et dont pourtant de nombreux livres sont disponibles en français. Né en 1944 au centre de l’Albanie, Fatos Kongoli fait ses études à Pékin au début des années 1960, épisode dont il s’inspire pour écrire Le dragon d’ivoire (Rivages Poche, 2005). Il devient d’abord professeur de mathématiques puis, après la chute du régime d’Enver Hoxha, écrivain. Le Monde a publié ici un entretien intéressant réalisé avec des internautes en 2008 et portant sur les liens entre littérature, histoire et engagement de l’écrivain.

Fatos Kongoli, Le paumé (I humburi, 1992). Trad. de l’albanais par Christiane Montécot et Edmond Tupja. Payot & Rivages, 1999.

Je reprends avec Le paumé mes Voyages au gré des pages (cinquième étape). La prochaine étape sera en ex-Yougoslavie.