Martin Daneš – Les mots brisés

– Tiens, tu dois quand même admettre que tous les gens qui avaient une certaine stature sont depuis longtemps partis.

– Ce n’est pas vrai, protesta Karel. Il y en a pas mal qui sont restés.

– Par exemple ?

– Par exemple Čapek.

– Čapek gît dans un tombeau.

– Je parlais de Josef, et non pas de Karel, souligna-t-il.

– D’accord. Seulement, tu oublies que les Čapek sont Tchèques.

– Et nous ne le sommes pas, nous ?

– Bien sûr que si, mais nous sommes aussi…

– Crouton flûte ! Est-ce qu’un juif n’est pas un être humain ?

L’un des plaisirs de ce blog est de pouvoir, de mieux en mieux, replacer des auteurs dans leur contexte. Les mots brisés a, pour moi, deux contextes. Le premier est le nom de Poláček, qui a attiré mon attention lorsque j’ai vu l’annonce de la parution de ce livre. Qui est Poláček ? C’était un écrivain tchèque de l’entre-deux-guerres, l’un du groupe d’amis qui se rassemblait autour des frères Čapek, l’un des écrivains dont les dernières années de vie se sont déroulées sous l’ombre de la menace nazie, puis de la guerre. Si Karel Čapek est assez bien traduit en français (ce n’est pas encore très bien reflété sur mon blog), Poláček l’est moins, bien que deux de ses romans soient traduits : Les hommes hors-jeu, roman du foot et des faubourgs praguois de l’entre-deux-guerres, et Nous étions cinq, roman sur l’enfance dans une ville de Bohême au début du XXe siècle, et dont on retrouve la genèse dans Les mots brisés.

Cela m’amène au deuxième contexte du livre, avec le nom de Martin Daneš, le traducteur de Poláček, que je connais aussi comme auteur de fiction (j’avais aimé son premier livre en français, Le char et le trolley, avec son regard décalé sur l’entrée des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie en 1968). Or voilà qu’est paru cette année le deuxième roman auquel il travaillait depuis quelques années et dans lequel il reconstruit les dernières années de la vie de Poláček, documentée lorsque cela est possible, suppléée par l’imagination de l’auteur pour faire revivre son personnage.

C’est un bel hommage d’un auteur à un autre, et un pari double puisque le roman a été publié simultanément en tchèque et en français, dans un pays où le nom de Poláček est connu et dans un autre où il l’est beaucoup moins.

J’écris le mot « hommage » : c’est un mot très sobre pour un roman qui ne l’est pas. L’humour et le ton facétieux – celui de Poláček, et celui de Daneš – font souvent sourire. Pourtant, toutes les péripéties du roman ne prêtent pas à rire. On peut les ranger en deux catégories. La première touche aux relations de l’écrivain et de son ex-femme, qu’il a fui après vingt ans de vie côte à côte. Il a trouvé refuge chez sa maîtresse, Dora, mais la quête acharnée de son ex-femme pour les retrouver les pousse à quitter Prague pendant un temps, avec leur teckel Caféine. Cette fuite est facilitée par la deuxième catégorie de péripéties. Karel est juif, nous sommes à Prague peu après l’entrée des troupes nazies dans Prague et la mise en place du protectorat de Bohême-Moravie. Karel, écrivain et journaliste, a perdu son travail, rien ne le retient donc plus à Prague, en tout cas au début du roman.

L’illustrateur Vlastimil Rada fait une apparition dans le roman

Martin Daneš fait de Karel et Dora des personnages un peu burlesques, que l’on s’imaginerait volontiers sous les traits d’une illustration comique des années 1930. De Karel en particulier, il fait une sorte d’original qui préfère se construire une réalité parallèle afin d’échapper à une vie de plus en plus étriquée. Les décrets se suivent et restreignent l’accès des Juifs aux parcs, aux magasins, aux machines à écrire, aux animaux de compagnie, et ainsi de suite. Cependant, la vie doit continuer, et elle continue, avec le soutien de quelques connaissances et voisins de Karel et l’activisme de Dora pour préserver au moins une partie des intérêts de Karel.

Il acceptait les coups du destin avec la résignation d’un scarabée qu’un petit voyou aurait retourné sur le dos.

Karel ne se rebelle pas, il n’est pas un héros, sinon dans le sens qu’il est le personnage central d’un roman qui, comme l’homme sur lequel il est modelé, sera l’une des victimes de la politique nazie d’extermination des Juifs (c’est à Terezín, puis à Auschwitz, et enfin quelque part dans la neige de Haute Silésie, que se termine le roman). Le choix de Daneš de décrire son personnage, ses pensées, ses rêves et ses actions à la troisième personne fait parfois penser qu’il peut y avoir un Karel encore plus profond qui, lui, se rend compte de la situation mais hésite à se l’admettre.

Karel lui jeta un coup d’œil interdit. Le fait qu’il eut entendu Caféine parler était la preuve manifeste de son épuisement psychique. Et, tout en se doutant qu’il ne s’agissait là que d’une hallucination, il lui répondit, pour le cas où :

– Est-ce que j’ai bien entendu ? Toi aussi, tu es contre moi, maintenant ? En tant qu’auteur réaliste, je ne dépeins jamais la vie en rose – je laisse ce plaisir à d’autres – mais j’ignore si je suis pourvu d’humour. Tout ce que je sais c’est que je ne suis pas un showman. Si je devais me produire sur scène, je finirais probablement par faire pleurer mon public. Parce que je suis un homme triste. Je l’ai toujours été.

C’est une farce qui vire au tragique tout un restant un peu farce, car Daneš ne met pas toujours les mots sur les choses et préfère laisser à ses lecteurs le soin d’extrapoler. S’il y a un personnage plus menaçant sous ses airs de bouffon, c’est bien Josef, le nazi convaincu, homme médiocre et méprisé mais dont le pouvoir de nuisance est, dans les nouvelles circonstances, bien réel.

Le tout est réussi, car Daneš équilibre bien le comique, le sérieux et le triste, en même temps qu’il fait revivre, le temps d’un roman, un homme à l’esprit amusé.

Karel, « Caféine », et Dora, 1943. Source: https://www.kampocesku.cz/article/15723/karel-polacek

Tout au long de ma chronique, j’ai appelé le personnage principal « Karel », car c’est son nom et c’est aussi celui de Poláček. Cependant, ce n’est pas le nom de famille du personnage dans le roman, car Daneš a préféré l’appeler Hirsch. A la lecture, je me suis souvent demandé pourquoi, et Daneš donne une réponse dans sa postface qui éclaire de manière très intéressante non seulement l’approche de Poláček à son rôle d’écrivain, mais aussi l’approche de Daneš lui-même à Poláček et à l’écriture. Ainsi le roman est-il parsemé de références à la vie de Poláček, qu’il n’est pas nécessaire de connaître pour apprécier le livre, mais qui (de même que les nombreux autres faits et personnages tirés de la réalité) apportent une couche d’intérêt, et d’émotion, supplémentaire au récit.

Vyprodáno (Rupture de stocks), autre livre de Poláček figurant dans Les mots brisés. Cette couverture représente le soldat Jaroslav Štědrý

Karel fut donc heureux lorsqu’un autre personnage vint l’interpeller en lui proposant son aide. Sans l’ombre d’une hésitation, il accepta la main tendue. Le héros de sa pentalogie romanesque le caporal Jaroslav Štědrý, combattant endurci de la Grande Guerre, ferait sûrement mieux que lui preuve de résistance. Une fois qu’il se mettrait à sa place, il deviendrait indomptable, d’autant qu’il n’était que papier et encre…

Bien que laissant volontairement plus flou le contexte historique dans lequel se déroule le roman, Les mots brisés s’ajoute à d’autres œuvres de fiction ou de presque-fiction autour de Prague durant la Seconde Guerre mondiale, telles que Mendelssohn est sur le toit de Jiří Weil, rédigé dès 1946 (en français chez Le Nouvel Attila, 2020), Le nuage et la valse de Ferdinand Peroutka, rédigé en 1947 sous la forme d’une pièce de théâtre, puis d’un roman (en français à La Contre-Allée, 2019), ou encore – côté français – l’HHhH de Laurent Binet. Mais c’est surtout, à nouveau, une belle manière de faire revivre, ou connaître, un écrivain « classique » et c’est à ce titre que je termine, avec cette chronique, ma série sur quelques auteurs classiques d’Europe centrale, de l’Est et des Balkans, à redécouvrir en français ou en traduction française.

Martin Daneš, Les mots brisés. Editions de la Différence, 2020.


Karel Poláček – Les hommes hors-jeu

Comportez-vous comme un public sportivement à la hauteur !

Karel_Poláček_(1892-1945)S’il est quasiment inconnu en France aujourd’hui, Karel Poláček était l’une des figures de la vie culturelle tchèque de l’entre-deux-guerres, connu pour ses livres et ses articles dont le ton humoristique, parfois satirique, lui permettait de dépeindre la vie de la classe moyenne et du prolétariat tchèques.

Né dans une famille juive de Bohême en 1892, il est l’un des nombreux écrivains de cette région à être morts en déportation, à l’âge de 52 ans, en janvier 1945. Travaillant pour le quotidien praguois Lidové Noviny aux côtés de Karel Čapek, il faisait aussi partie du cercle intellectuel et politique des « Pátečníci » qui s’était longtemps rassemblé les vendredis dans la maison de Čapek.

C’est cette association qui m’a fait sortir Les hommes hors-jeu de Karel Poláček de monhommes hors jeu étagère après ma lecture des Lettres d’Angleterre de Čapek, alors que le sujet du livre ne m’inspirait au départ pas beaucoup. Il s’agit en effet à première vue d’un roman « sportif », dans lequel le foot et son monde de supporters jouent un rôle de premier plan.  Plus précisément, l’animosité qu’entretiennent entre eux les partisans du Victoria et ceux du Slavia est l’étincelle qui enclenche l’engrenage que met en scène Les Hommes hors-jeu : deux équipes, deux groupes de supporters, une compétition féroce sur le terrain comme dans les gradins.

Emmanuel Hrabasko, chômeur, et Monsieur Naceradec, commerçant en confection et imperméables, sont les deux principaux personnages de ce roman et, s’ils connaissent par cœur l’historique de leurs clubs préférés et le pedigree de leurs joueurs, ils se situent plutôt du côté des spectateurs.

Qu’est-ce que je dois faire, monsieur l’inspecteur, dites-moi ? Je ne peux pas passer tout mon temps à rester assis dans un café, non ? Le docteur m’a recommandé de faire du sport alors je viens au foot.

Las, c’est à côté l’un de l’autre qu’ils se retrouvent un jour de match de première division. Il ne faut pas très longtemps pour que le ton monte entre ces deux supporters enthousiastes des deux équipes ennemies : au bout de seulement 17 minutes de jeu, les voilà qui se font escorter hors du stade en direction du commissariat. Pourtant, c’est en bons termes qu’ils en ressortent peu après et qu’ils se dirigent vers la ville, plongés dans une « discussion théorique sur le déclin du football tchèque. » Ils sont même en tellement bons termes que, lorsqu’ils se quittent, c’est avec pour Emmanuel la satisfaction de pouvoir commencer à travailler pour Monsieur Naceradec dès le lendemain matin.

Dès lors, c’est la vie quotidienne des deux hommes et de leur famille (son père pour Emmanuel, sa femme et ses nombreux parents pour Monsieur Naceradec) que dépeint Les Hommes hors-jeu, une vie parfois un brin chaotique et dont les interstices sont remplis par le foot, qu’il s’agisse des prières du soir dédiées à la victoire de l’équipe préférée (comme d’ailleurs du kaddish qu’un certain Katz récite lors des défaites de son équipe), des histoires footballistiques pour encourager les enfants à finir leur soupe, des péripéties sentimentales des messieurs Habasko senior et junior ou des (nombreux) rêves d’Emmanuel.

Les chapitres, très courts, aux titres décalés (« Un échange désagréable entre un acacia et un poêle » ; « Eman ne regarde pas et Monsieur Naceradec ne chante pas »), font s’enchaîner les situations burlesques où la répétition des ressorts doit elle-même faire partie du caractère humoristique du livre. L’impression première est que Karel Poláček cherche à faire facilement rire, et l’on pourrait sans trop de difficulté s’imaginer ses personnages partager la scène avec le Chaplin des films muets ou prendre les traits de congénères du brave soldat Švejk (le livre a d’ailleurs fait l’objet d’une adaptation au cinéma dès le début des années 1930).

film hommes hors jeu

Pourtant, si les personnalités des principaux personnages sont assez bien campées par l’auteur, il a dû être difficile de retranscrire le ton et surtout le vocabulaire de ces habitants des faubourgs de Prague au tout début des années 1930. Le traducteur (Martin Daneš, dont j’avais apprécié Le char et le trolley il y a quelques années) a pris le parti d’insérer un lexique plus moderne (potes, thunes, nanas, mouise…), notamment dans le vocabulaire d’Emmanuel. Je ne peux pas commenter la fidélité au texte d’origine mais ce choix de traduction m’a paru assez forcé et m’a gênée tout au long de ma lecture.

C’est dommage, car le livre fait bien plus que retracer les péripéties rocambolesques de deux ardents supporters de foot et leurs familles. Derrière l’aspect burlesque, on y voit le mode de vie des « petites gens » des faubourgs praguois de l’entre-deux-guerres, un mode de vie très étriqué pour les Habasko, et régi par toutes sortes de codes inspirés de la vie bourgeoise pour les Naceradec. On y voit aussi sous différentes formes comment un groupe peut se former contre un autre (les supporters du Slavia contre ceux du Victoria, par exemple), puis les deux s’allier pour se retourner contre un troisième (s’il s’agit d’équipes étrangères), comme une démonstration en miniature des passions qui peuvent déchaîner les peuples. Si Poláček s’inspirait probablement de l’atmosphère des années d’après-guerre dans son pays tout nouvellement indépendant, il ne pouvait pas encore savoir à quel point certains des passages allaient se révéler prophétiques.

Les Allemands du Reich et les Allemands de l’Autriche prenaient Prague en étau. Le devoir des équipes tchèques était d’engager une rude bataille contre l’ennemi juré de notre peuple, de confirmer leur renom et de faire une démonstration de haut niveau sur la pelouse ! Quel cœur tchèque ne se mettrait pas à battre plus vite ?

Cependant ce ne sont pas tant des interprétations géopolitiques trop profondes, ni d’ailleurs des explications footballistiques émanant du texte, que de l’humour tous azimuts de Poláček, dont je me souviendrai – humour plus absurde et moins fin que celui de Čapek mais qui semble tout de même avoir constitué une caractéristique récurrente des écrivains de cette période et de leurs successeurs.

Son roman Nous étions cinq (rédigé en 1943, publié à titre posthume en 1946) est également disponible en français, un article sympathique lui avait été dédié à sa sortie en 2017 ici.

Karel Poláček, Les hommes hors-jeu (Muži v offsidu, 1931). Traduit du tchèque par Martin Daneš. Editions Non Lieu et Karolinum, 2012.