Magda Szabó – Rue Katalin

Comme je t’aimais et maintenant, la seule chose qui me lie à toi – pour toujours et irrémédiablement, il est vrai – ce sont nos souvenirs communs de la rue Katalin.

szabóJe n’avais pas lu Magda Szabó depuis quelques temps, mais elle est une auteure incontournable de la littérature hongroise et je voulais bien sûr qu’elle figure aussi dans cette série sur les femmes écrivains d’Europe centrale et orientale que j’ai commencée en mars. Je n’ai eu que l’embarras du choix car Magda Szabó a été l’auteure de nombreux romans souvent traduits en français ; si j’ai choisi Rue Katalin, c’est probablement parce que j’ai lu récemment tant d’articles élogieux à l’occasion de la traduction récente du roman en anglais.

Bien que très différent de La ballade d’Iza, que j’avais beaucoup apprécié, j’ai retrouvé dans Rue Katalin le talent de Magda Szabó à créer une atmosphère évocatrice et presque envoûtante et à donner à certains objets anodins le pouvoir d’ouvrir la porte, ne serait-ce qu’un instant, vers un autre imaginaire. Irène, l’une des principales protagonistes de Rue Katalin, m’a aussi rappelé Iza, héroïne de La ballade d’Iza, femme dont la volonté et l’apparente réussite professionnelle dans le monde de l’après-guerre cache des fêlures qu’elle ne veut pas admettre. Surtout, c’est la sensibilité que met Magda Szabó dans ses descriptions du monde et des gens autour d’elle, celui de la nouvelle Hongrie des années 1950 et 1960, que j’admire chez elle.

Rue Katalin, ce court roman, est le roman d’un monde perdu mais qu’aucun des quatrerue katalin principaux personnages ne peut ou ne veut accepter comme tel. Irène, Blanca, Henriette et Balint se connaissent depuis leur enfance qu’ils ont passée dans les trois maisons et jardins contigus de la rue Katalin. Ensemble, ils ont formé un cercle magique d’amitié, symbolisé maintes fois par le jeu du cerisier et sa mélodie les invitant à choisir, chacun à leur tour, leur personne préférée. Si leur vie avait choisi un cours paisible, l’amour d’Irène et de Balint les aurait conduits au mariage sous l’œil satisfait de leurs parents et celui, envieux mais résigné, d’Henriette et de Blanca. Mais la guerre est arrivée et a fait voler en éclat cette harmonie idyllique.

L’envoûtement des « ailleurs » l’avait accompagné et son mariage avec Irène n’avait servi qu’à une chose : il avait compris qu’Irène cherchait, aussi éperdument que lui, à retrouver la rue Katalin et, que pas plus que lui, elle n’y parvenait. Elekes et Mme Elekes aussi cherchaient désespérément ; seule Kinga était gaie et insouciante et seule elle ne souhaitait pas percevoir au loin le son d’une voix chérie ; car elle ne connaissait rien d’autre au monde que cet appartement et tout souvenir auquel elle était étrangère lui semblait douteux et ridicule. Les « ailleurs » étaient soumis à une loi austère et ils n’apportaient à Balint ni la réalité, ni ce qu’il désirait.

Faisant alterner les points de vue narratifs entre celui d’Irène et d’Henriette – celui d’une vivante et celui d’une morte – et celui d’une narration omnisciente, Rue Katalin est le récit des survivants d’un paradis perdu, des survivants qui s’avèrent incapables de faire se parler leurs mondes parallèles de souvenirs et de désirs. S’ils ne cessent de revenir en pensée vers leur monde heureux d’avant-guerre, sans jamais pouvoir s’y retrouver, c’est aussi parce que le passage à l’âge adulte n’a pas été le seul obstacle que rencontre leur nostalgie de l’enfance : l’histoire a rajouté son propre poids, et Henriette a disparu dans un enchaînement de circonstances qui hante les trois autres amis. Au-delà de la mort, son souvenir et sa présence sont indissociables de ceux de la rue Katalin, fil invisible qui tout en reliant Balint, Irène, et Blanca, les condamne à ne jamais s’échapper du cercle magique qu’ils ont tissé au cours de leurs années d’enfance.

La traduction d’Elisabeth Kovacs m’a paru servir admirablement le texte et je serais curieuse de savoir comment cette version de 1974 diffère de celle, revue et corrigée par Chantal Philippe, publiée par les éditions Viviane Hamy en 2006. Il ne me reste plus qu’à chercher cette autre version afin de faire la comparaison pour moi-même. J’ai attendu 6 ans pour lire un nouveau livre de Magda Szabó – La Porte était le dernier que j’avais lu et, malgré l’enthousiasme qu’il a soulevé parmi la très grande majorité des lecteurs et lectrices dans toutes les langues dans lesquelles il a été traduit, il avait souffert de la comparaison avec La ballade d’Iza. Je n’attendrai probablement pas autant avant de lire un autre livre, mais sans non plus trop me presser tant Magda Szabó a à nouveau, avec Rue Katalin, créé un univers intense d’émotions et de destins que je savoure encore après-coup.

Magda Szabó, Rue Katalin (Katalin utca, 1969). Traduit du hongrois pas Élisabeth Kovacs, Éditions du Seuil, 1974.

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Voici avec Rue Katalin une nouvelle escale dans mon voyage de découverte des femmes écrivains d’Europe centrale et orientale au XXe siècle, et une contribution à « Voisins Voisines », organisé par A propos de livres, qui nous invite à lire et découvrir la littérature européenne contemporaine.

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Magda Szabó – La Porte

La PorteC’est assise dans un train entre Košice (Slovaquie) et Budapest que j’ai entamé La Porte, probablement le roman de Magda Szabó le plus connu à l’étranger depuis qu’il a gagné le Prix Femina Étranger en 2003 et suite à son adaptation pour le grand écran l’année dernière. Les pages se sont facilement tournées durant ce trajet de 3h30 malgré l’attraction parallèle exercée par les paysages de cette partie du monde. Au final, pourtant, je n’ai pas été autant enthousiasmée que je pensais l’être et que je l’avais été par La Ballade d’Iza. Paradoxalement, cette déception m’a donné envie de voir le film, par curiosité quant à la maniere dont il a été adapté, et aussi parce que je pense que je n’aurai rien à perdre par rapport à mes impressions du livre.

La narratrice, écrivain à succes, se remémore les années passées en compagnie d’Emerence, femme de ménage et concierge du quartier, personne au charactère réservé et à l’humeur imprévisible. Ce qui met du piment dans l’histoire, c’est cette fameuse porte, celle du logement d’Emerence, dont pratiquement personne n’a jamais franchi le seuil. C’est aussi celle que la vieille femme a érigée entre le monde qui l’entoure et son propre passé, ne s’ouvrant que par petits à-coups pour offrir des bribes de vie aux personnes jugées dignes de les apprécier. Au rythme de sautes d’humeur, de passages de tendresse butée et d’hostilité franche, elle se dévoile à laè narratrice et donc à nous, lecteurs.

C’est donc en partie le portrait d’une vie anodine de femme du 20e siècle hongrois qui est brossé là, l’enfance à la campagne, la vie de service dans des foyers aisés de la capitale, la traîtrise des hommes, tout cela entremêlé avec l’Histoire, la guerre (la première et la deuxième), les changements politiques et les représailles qui s’ensuivent, et le sort de la population juive. Mais derrière ce portrait d’une femme dont il a dû en exister des milliers à cette époque se profile une vie souvent héroique, parfois tragique, et qui révele le poids d’un passé dont on ne parle que peu dans la Hongrie d’après-guerre. Et c’est là toute l’énigme que représente Emerence avec ses obsessions, ses récalcitrances et ses humeurs.

La Porte a, pour moi, pâti de la comparaison avec La Ballade d’Iza, roman bien antérieur, dont le sujet était moins chargé de mystère mais la narration bien plus envoûtante et l’atmosphère plus intime, moins tendue.

Naturellement, c’était probablement le but de la narration que de créer de la tension au détour de chaque page, par exemple en utilisant la première personne du singulier et en permettant à la narratrice de ne présenter les faits qu’au travers du prisme de son propre ressenti (contrairement à La Ballade d’Iza, où le récit, les sentiments n’étaient vus que de l’extérieur).

Étais-je sensée me rallier au point de vue de la narratrice et en venir à éprouver de la sympathie pour Emerence ? Si oui, ca n’a pas été le cas, et le vieille femme a même quelque fois fini par me taper sur les nerfs avec ses exigences parfois incongrues et son aura de femme forte, impénétrable et cependant (aux dires de la narratrice) presque angélique. Je n’ai pas plus compris la narratrice, qui semble aimer donner une piètre opinion d’elle-même, de sa capacité à mesurer les gens qui l’entourent (même si c’est tout le postulat du livre qu’Emerence refuse de se laisser cerner). Et si la porte métaphorique d’Emerence et ce qui se cache derrière (les blessures de son passé) devient plus compréhensible à la lecture du livre, la signification des secrets de l’appartement d’Emerence (la porte condamnée, ce qui se trouve derrière et surtout pourquoi tout cela a été laissé tellement à l’abandon que ca en a été détruit) m’a échappé.

Enfin, et de manière plus prosaïque, j’ai aussi été gênée par certaines phrases qui m’ont semblées trop tirées en longueur sans que cela apporte beaucoup au niveau du style.

Ca n’est pas pour dire que je ne laisse plus sa chance à Magda Szabó, loin de là. J’aime ses thèmes, son attachement aux charactères (surtout aux personnes âgées), et leur insertion dans un arrière-plan de domesticité qui me permet d’apercevoir un peu des modes de vie des gens à Budapest et en province dans les années 1950 à 1980. Je suis curieuse aussi de voir si ses autres romans donnent une place aussi prépondérante aux animaux que dans La Porte (le chien Viola, les chats, la vache de l’enfance d’Emerence) et La Ballade d’Iza (le lapin Kapitány) – est-ce pour mieux mettre en valeur la nature humaine des autres protagonistes ?

D’autre part, en fermant le livre et en le comparant avec La Ballade d’Iza, je me suis demandé jusqu’à quel point les deux révèlent deux facettes de Magda Szabó, l’une bien plus âgée que l’autre, une impression que je serais tentée de confirmer (ou non) au travers d’autres de ses livres.

Magda Szabó, La Porte (Az Ajtó, 1987), trad. du hongrois par Chantal Philippe. Éditions Viviane Hamy, 2003.

La narratrice (dont le nom, Magda, n’apparaît qu’une fois) est mise à l’écart pendant de nombreuses années durant le régime communiste avant d’être, finalement et triomphalement, acceptée avec l’octroi d’un prix prestigieux. C’est un peu la même chose pour Magda Szabó, née en 1917, mise au ban en 1949 pour cause d’origines sociales jugées répréhensibles, mais reconnue en 1959 avec le prix Attila József et à nouveau en 1978 avec le prix Kossuth. Elle décède en 2007.

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Un titre hongrois pour le tour d’horizon européen « Voisins Voisines » chez Anne…


Magda Szabó – La Ballade d’Iza

Magda Szabó : un nom apparemment incontournable lorsqu’on aime les livres et qu’on vit en Hongrie, d’autant que Szabó est peut-être l’un des auteurs modernes les plus traduits du hongrois. Son livre le plus connu, La Porte, est sorti en grand écran en début d’année avec une actrice anglaise fort respectée, Helen Mirren, et István Szabó, un metteur en scène hongrois qui ne l’est pas moins.

Quelqu’un ayant dû avoir la même idée que moi en empruntant La Porte que je voulais lire, je me suis rabattue sur La Ballade d’Iza et bien m’en a pris tellement j’ai été totalement captivée par la bulle de temps créée dans ce livre au style empreint de nostalgie, triste, mais au ton si juste.

L’Iza du titre francais, c’est la Pilate du titre hongrois. Jeune médecin respecté dans la Hongrie de 1960, elle se dévoue – à ses parents, à ses patients – sûre d’elle même, confiante que la décision qu’elle prend sera toujours pour le bien de ceux concernés, habituée d’ailleurs à ce qu’on lui fasse confiance.

Ainsi, lorsque son père décède d’un cancer dans un petit hôpital de province, elle revient de Budapest et prend les choses en main. Sa mère ira se reposer une semaine dans un établissement thermal, Iza triera meubles et affaires et vendra la maison, et sa mère viendra s’installer dans la chambre d’ami du petit appartement moderne à Budapest.

En deuil d’un compagnon de toute une vie, la perspective de vivre avec sa fille et de s’occuper de son petit ménage est comme une lueur d’espoir pour Madame Szöcs. Elle réfléchit à l’aménagement de ses bibelots et des souvenirs de son mari, aux petits plats qu’elle mitonnera pour sa fille, à la joie qu’elle aura de la reconnaissance que celle-ci lui portera.

« Ce serait comme s’ils habitaient là-bas tous les deux, Vince et elle, chez leur fille ; peut-être pourrait-elle dialoguer avec sa canne, son verre à bord épais, le pot en fer-blanc où, au plus fort de l’hiver, il mettait à chauffer l’eau pour sa barbe sur la grille du poêle. Secrètement, elle espérait que tout serait sauvé. »

Mais l’arrivée à Budapest sonne le désenchantement. Seuls peu d’effets ont trouvé leur place chez Iza, Iza qui a une femme de ménage, qui ne veut pas que sa mère cuisine, range ou fasse les courses. « Au fond, c’était fini » pour Ilona Szöcs et, enjointe de se reposer, la vieille femme se meurt à petit feu. Seul le retour à la vieille maison de province permettra une délivrance bien amère.

Si le cadre est celui du manque de compréhension entre la fille, qui s’acharne à ne pas comprendre les besoins de sa mère, et la mère qui peine à s’adapter au monde moderne ou elle a été propulsée à la mort de son mari, le fond, lui, est plutôt l’expression des pensées de la dame âgée, qui voit le temps passer entre présent et souvenirs. A ses côtés, c’est tout une vie que nous voyons s’esquisser, à la fois banale et marquée par l’Histoire. C’est aussi celle de Vince, le mari humble et rieur, d’Iza, petite fille devenue grande et toujours si sérieuse, d’Antal, le gendre tant aimé et dont Vince et Ilona Szöcs n’ont jamais compris la décision de divorcer d’Iza. Le thème – poignant – du retour sur une longue vie à l’aube de la mort est traité ici avec une délicatesse infinie, bien servie par de beaux portraits des personnages, par un style sobre et par la traduction (hormis celle du titre que je ne peux m’empêcher de trouver fort anodin dans sa version francaise).

Assise le temps d’un après-midi ensoleillé sous l’un des nombreux châtaigners de Budapest, je me suis facilement laissée emporter dans l’atmosphère un peu désuète, un peu demi-teinte mais terriblement humaine de ce roman.

 

La vie de Magda Szabó s’étend sur presque tout le 20e siècle, de sa naissance à l’est de la Hongrie en 1917 à son décès en 2007 alors qu’elle travaillait au deuxième volume de ses mémoires. Entre temps, elle est d’abord enseignante, puis, après son licenciement par les autorités communistes en 1949, écrivain. Son œuvre lui vaut d’être reconnue dès 1959 : le prix Attila József qui lui est décerné inaugure alors une série de prix prestigieux, hongrois ainsi qu’européens, y compris le prix Femina étranger et le prix du meilleur roman européen. Si les Hongrois connaissent bien Abigail (1970), l’histoire d’une écolière durant la seconde guerre mondiale reprise à la télévision et au théâtre, ce sont La Porte (1987) et Rue Katalin (1969) qui sont ses œuvres les plus connues à l’étranger.

Magda Szabó, La Ballade d’Iza (Pilátus, 1963), trad. du hongrois par Tibor Tardös. Éditions Vivianne Hamy, 2005.

Voilà une nouvelle contribution pour la catégorie Hongrie du tour d’horizon européen « Voisins Voisines » chez Anne.