Julia Székely – Seul l’assassin est innocent

femmes écrivains d_europe centrale et orientaleL’Angleterre a eu Agatha Christie, Dorothy Sayers ou encore Margery Allingham ? La Hongrie, elle, avait Julia Székely qui, quoique n’étant pas aussi prolifique que ses contemporaines britanniques des années 1930 ou 1940, a tout de même été l’auteur d’une poignée de romans policiers, son premier – Rue de la Chimère – paraissant alors qu’elle avait 33 ans et déjà une carrière de pianiste. Deux ans plus tard, c’était au tour de Seul l’assassin est innocent, un livre qui a aujourd’hui plus de 75 ans et pourtant n’a pas pris une seule ride.

On y voit d’abord les divers membres d’une même famille de la bonne société, chacun avec leurs préoccupations : Poupée l’adolescente, qui cherche à se démarquer de son milieu en s’associant avec le fils du gardien dans de vagues activités révolutionnaires ; la mère Magda obsédée par sa beauté et par l’image qui lui renvoie d’elle-même son amant ; le père dégoûté de la vie mais inquiet pour les activités illégales de son club ; et enfin le petit Petit, qui tourne autour de chacun d’eux en espérant obtenir un peu de leur attention. Les premiers chapitres les présentent chacun à leur tour dans leurs activités et leur état d’esprit de ce jour d’hiver dans lequel se déroule l’intrigue, avec des rouages bien huilés qui permettent aussi à Székely de mettre en place les bases de l’histoire. Autour de ces quatre membres d’une famille désunie gravitent aussi d’autres personnages – l’amant Robert Gedeon (si souvent évoqué mais qu’on ne voit que le temps qu’il ouvre la porte de sa voiture pour en laisser descendre Magda), son neveu, Pista le fils du gardien, et l’inspecteur Péterffy dont l’apparition au beau milieu du roman précède de quelques pages et quelques minutes l’annonce du crime.

Je ne crois pas révéler beaucoup en dévoilant le nom du malheureux assassiné :

A l’autre bout du fil on entendait une voix tremblante d’excitation. On pouvait à peine saisir les mots : meurtre… agent de service … mort … tout de suite… Les phrases se bousculaient, il se pouvait que la communication soit mauvaise, ou bien l’interlocuteur, affolé. (…)

– Son nom, son adresse ?

– Le crime a eu lieu au 9 rue du Tilleul. Une villa particulière, la victime était le seul occupant, personne d’autre… Il est mort.

– Son nom !

Cette fois la réponse claqua, limpide :

– Il s’agit de Robert Gedeon.

Attardons-nous cependant plutôt sur la personne de l’inspecteur, car celui-ci aime se donner des allures d’écrivain – c’est un inspecteur-écrivain comme d’autres sont des gentlemen-farmer. C’est d’ailleurs en sa capacité d’écrivain (car il est déjà l’auteur, sous le nom d’Archibald Cross, de romans policiers aux titres tels que « Le favori de Scotland Yard », et s’apprête à récidiver avec « Meurtre à Downing Street ») qu’on le rencontre d’abord, alors qu’il s’est autorisé à laisser son esprit vagabonder en cet après-midi d’hiver où son travail d’officier de police lui a temporairement laissé un moment de désœuvrement.assassin

A l’annonce du meurtre, le voilà bien sûr qui entre immédiatement en action, et les chapitres suivants laissent la place à l’enquête, qui sera rythmée tout autant par son orgueil professionnel que par l’intérêt que l’affaire pose pour lui en tant que matériau éventuel pour son prochain roman. Evidemment, instincts d’enquêteur et de romancier ne font pas toujours bon ménage, et voilà qu’il s’imagine un dénouement, puis un autre, sans savoir que la vraie solution viendra du hasard plutôt que du don d’intuition dont il est si fier.

Je me moque un peu de cet inspecteur Péterffy alias Archibald Cross et il le mérite bien tant il se prend au sérieux ; d’ailleurs Julia Székely le taquine aussi lorsqu’elle le met par exemple face à face avec le neveu de Robert Gedeon :

– Tu me questionnes comme si tu étais un type de Scotland Yard dans un roman d’Archibald Cross ! « Où avez-vous passé l’après-midi ? demanda M. Chippendale, tandis qu’il suivait des yeux la fumée de sa cigarette d’un air indifférent. »

Sur quoi le jeune Gedeon exprima sa bonne humeur par un rire franc.

En même temps, difficile de ne pas avoir de sympathie pour ce jeune inspecteur à qui ses revenus d’auteur permettent d’acheter des livres (« tout Goethe, Shakespeare, Tolstoï et Dostoïevski »), des places de concert et même un nouvel imperméable, ce qu’il ne pourrait pas faire avec « son maigre salaire de fonctionnaire ».

Pendant tout ce temps, c’est d’ailleurs bien sûr Julia Székely qui mène la danse, selon le rythme imperturbable imprimé par la grande et la petite aiguille de l’horloge depuis la première phrase du roman :

Dans la rue presque déserte, une heure n’avait pas encore sonné.

A dix heures du soir, l’horloge sonne à nouveau, une porte claque, et c’est déjà la fin du roman.

Székely reprend ici les mécanismes qu’elle avait déjà mis en œuvre de manière si réussie dans Rue de la Chimère : une intrigue restreinte dans le temps, et aussi dans l’espace car même si l’histoire se passe dans une succession de lieux (devant l’école de Poupée, dans un café, dans le bureau de l’inspecteur puis du neveu de Gedeon, dans la maison familiale), c’est bien une atmosphère de huis-clos qui prévaut, aidée par la neige qui tombe dehors et, dedans, par les lourdes tentures et les volutes de fumée émanant des cigarettes. En quelques mots, Székely réussit très bien à créer cette atmosphère, et la traduction très efficace de Sophie Képès y contribue sans aucun doute (Sophie Képès a d’ailleurs obtenu le Prix Bagarry-Karátson de la traduction du hongrois pour ce roman en 2015). La construction de l’intrigue est tellement fluide et légère, et les personnages bien brossés, que j’imagine très facilement une transposition du roman au théâtre.

szekely juliaC’est donc avec un petit roman agréable et bien ficelé, écrit par une femme qui se joue des codes du roman policier tel qu’il était pratiqué au début des années 1940, que j’entame ma série sur les femmes écrivains d’Europe centrale et orientale et en particulier sur les « précurseuses » de la première moitié du XXe siècle. Par la même occasion je contribue au Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran, une excellente initiative pour découvrir des auteurs et auteures de ces pays « de l’Est » !

Julia Székely, Seul l’assassin est innocent (Bűnügy, 1941). Traduit du hongrois par Sophie Képès. Phébus, 2015.

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Júlia Székely – Rue de la Chimère

ChimereQuelque fois je me demande comment les éditeurs (ou traducteurs?) choisissent le titre à donner à une œuvre traduite, surtout s’il ne s’agit pas d’allusions ou de jeux de mots qui seraient totalement perdus dans une langue autre que celle d’origine.

C’est le cas de Rue de la Chimère, puisque le titre hongrois, La Souris Volante, est aussi le titre d’une conte pour enfants qui apparaît vers la fin du livre comme une sorte de métaphore de la vie du personnage principal. Mais Rue de la Chimère, en plus d’être un peu moins enfantin et donc peut-être plus vendant, n’est pas non plus tout à fait à côté de la plaque puisque c’est là qu’a lieu le point de départ du livre.

Ce point de départ, en fait, a lieu avant même que ne s’ouvre la première page : André Balog, fils cadet d’une famille aisée, s’est suicidé pendant la nuit au domicile familial rue de la Chimère. C’est du moins ce qu’annonce le jeune vendeur de journaux, qui compte bien sur ce fait divers pour augmenter ses ventes, avant de se rendre compte qu’il a failli se faire écraser par ce même suicidé quelques jours auparavant.

Un « type à l’air affolé », à la « mine épouvantée », un « pauvre crétin », un « jeune homme petit et maigre » qui « portait un manteau gris en poil de chameau », voilà le portrait peu flatteur qu’en dresse le vendeur de journaux alors qu’il se remémore la scène qu’il a joué au suicidé pour en soutirer quelques sous lorsque celui-ci a failli l’écraser (nous sommes dans les années 1930).

Après le vendeur de journaux, c’est au tour de l’agent de police, du gardien, du frère, de la belle-soeur (« la femme qu’il aimait »), de la mère, du père, de « celle qui l’aimait », de l’ami, d’un enfant, du médecin et du prêtre, de se remémorer dans les heures et les jours qui suivent l’évenement André Balog et leurs relations avec lui.

Même si le motif du suicide reste incertain jusqu’à la lecture par le prêtre de la dernière lettre du défunt, il ne fait pas de doute qu’il n’y a eu aucun élément criminel. Il s’agit donc davantage d’un roman psychologique que d’un roman policier, ou peut-être plutôt d’un roman policier qui se déroulerait uniquement au niveau psychologique.

Car ce qui se dévoile au cours de ces confessions (qui restent presque toujours intimes et monologiques), c’est inévitablement le charactère de la personne qui parle plutôt qu’un aspect de la personnalité de Balog. Au final, si Balog est presque entièrement décrit comme étant effectivement « un pauvre crétin » « à l’air affolé » par ses proches, il transparaît quand même comme étant pétri de bonnes intentions, talentueux mais ayant du mal à se trouver une voie et, surtout, privé par sa famille et ses proches de l’affection dont il aurait eu besoin.

Peu d’apitoiements, pas vraiment de regrets de la part de ces spectateurs et protagonistes de la courte vie d’André Balog, qui montrent plutôt leur cynisme, leur manque de sentiments, leur égoïsme et, à travers eux, toute une société rongée par l’arrivisme, la vénalité, l’obsession du paraître et de maintenir son rang, quel que soit le coût.

Ainsi d’Eva, belle-soeur d’André, pour qui la mode, les bonnes manières et sa propre personne sont tout ce qui l’intéresse et qui n’accepte André que tant qu’il s’occupe d’elle plutôt qu’elle de lui : « au début je l’écoutai très attentivement, mais ensuite je vis qu’il n’était pas question de moi, et je commencai à m’ennuyer », se remémore-t-elle sans regrets de la lecture écourtée d’un poème composé par André.

Le seul à montrer un peu de sympathie est le prêtre, le seul à se remémorer vraiment André (pour qui il a toujours senti une grande responsabilité pour une raison qui apporte une touche intéressante au portrait de cette famille et de cette société), et à se reprocher de ne pas avoir été assez à ses côtés. « Si chacun recevait de la part des gens autant de paroles de bonté qu’ils ont apporté de fleurs sur son cercueil, peut-être la vie paraîtrait-elle plus belle que la mort », pense-t-il alors qu’il célèbre l’enterrement, peu après avoir lu la lettre d’adieu d’André.

C’est presque un Agatha Christie à la hongroise que signe Júlia Székely : un meurtre (psychologique) dans lequel un peu tout le monde aurait trempé (sans le savoir, ni le vouloir, ni le reconnaître) et qui serait « résolu » (par le lecteur et le prêtre) dans une atmosphère de huis-clos à travers les pensées de chacun. Malgré quelques lourdeurs (les traits un peu forcés de la belle-soeur vaine, les circonstances de la jeunesse d’André, certains monologues un peu trop théâtraux), probablement liées à la période d’écriture du livre, c’est là un petit roman bien réussi.

Júlia Székely, Rue de la Chimère (A Repülő Egér, 1939), trad. du hongrois par Sophie Képès. Buchet/Chastel, 2005.

Júlia Székely (1906-1986) a été successivement pianiste (élève de Zoltán Kodály et Béla Bartók), enseignante et auteur de biographies (sur Beethoven, Liszt, Bartók, Chopin et le poète hongrois Csokonai). Elle emporte un grand succès avec la parution de Rue de la Chimère en 1939, qui sera suivi d’autres romans et pièces.

Une fois n’est pas coutume, quelques mots à propos de Sophie Képes : née en 1964 d’un père hongrois et d’une mère française, elle n’est pas seulement traductrice littéraire mais auteur de romans (dont Un Automne à Budapest (1984) et Le Fou de l’autre (2010)), critique, enseignante à l’université.