Zsigmond Móricz – L’Épouse rebelle

51GSP1ZKX6LLa crise, la précarité, la difficulté à joindre les deux bouts à la fin du mois, tout ça n’en finit pas d’être d’actualité. C’est vrai aussi pour Ilonka et Imre, couple jeune marié au centre du roman comique et grinçant de Zsigmond Móricz.

Elle est femme au foyer et s’occupe du ménage, de la cuisine, et de son ennui, comme c’est souvent le cas dans les milieux petit-bourgeois des années 1930 à Budapest. Lui est journaliste à La Vie Budapestoise. La paie n’est pas très bonne et les horaires sans fin, deux choses qui désespèrent Ilonka, surtout en cette soirée bien avancée de la fin mars sur laquelle s’ouvre L’Épouse Rebelle. Imre est à peine rentré, son dîner refroidi avalé, qu’il repart en cavale, ayant flairé une bonne histoire et laissant derrière lui quatre places de théâtre qu’on lui a refilé.

Piètre consolation pour qui n’a tout juste pas assez d’argent pour payer le tram, le vestiaire, les petits bonbons à offrir à l’intervalle à la tante qu’il faut bien inviter parce qu’elle a déjà tant donné de coups de main. Non, c’est dommage de s’en séparer, mais puisqu’on ne peut vraiment pas se le permettre, autant en faire profiter quelqu’un qui en a sûrement les moyens. Ilonka, frappant à la porte d’une voisine qu’elle juge mieux lotie, donne sans s’en douter le coup de pouce à une série de rencontres et d’événements qui changeront le quotidien de plus d’une famille du voisinage.

La quatrième de couverture rapproche l’histoire de L’Épouse Rebelle de celle de La Ronde d’Arthur Schnitzler. C’est là un trou dans ma culture littéraire que je devrai bien combler un jour, mais ça ne m’a pas empêché, moi, de penser au sparadrap du capitaine Haddock dans L’Affaire Tournesol, celui qui passe de main en main et dont on n’arrive pas à se débarrasser. Sauf que là, justement, on aimerait bien garder et utiliser ces places, mais personne ne peut, et le passe au voisin en prétextant un autre engagement pour ne pas avoir à admettre qu’on n’a plus un pengő en poche.

Tout ça se passe dans un des ces grands immeubles de l’avenue Üllői, dont Móricz nous fait visiter les intérieurs comme on ouvrirait en grand le pan avant d’une de ces vieilles maisons de poupée qu’on voit dans les musées. Ici ce n’est pas l’intimité d’une famille que l’on voit mais tout un microcosme représentatif d’une société sclérosée par le manque d’argent, d’emplois et de perspectives. A la suite des places de théâtre, le lecteur passe du petit chambre-cuisine avec vue sur la cour arrière d’Imre et Ilonka, au trois-pièces en sous-location de la femme abandonnée du colonel, au plus vaste appartement avec pignon sur rue de Monsieur Le Conseiller, sa femme et leurs trois enfants. Les dimensions sont différentes, les façons d’appréhender la question de comment se nourrir jusqu’à la prochaine paie aussi, mais le problème de fond reste le même en cette période de crise : comment faire face aux dépenses et, de manière plus pressante, où trouver l’argent pour une place de théâtre ?

C’est une réponse originale que nous propose Móricz au travers du personnage d’Ilonka, une de ces femmes qui n’ont pas le plus beau rôle dans la vie mais à qui l’écrivain donne ici toute leur place. Ilonka a beau être montée de la province en s’imaginant que, par son mariage à un homme de Budapest, elle accédera à une vie digne d’une actrice de cinéma, elle est tout de même bien plus timide et pétrie de bienséance que la danseuse dynamique et court-vêtue de la couverture de l’édition Phébus. Si elle a un avantage sur ses congénères, c’est qu’elle questionne tout autant la vie de pénurie financière que la société propose aux hommes, que la dépendance de la femme envers son mari qui la rend doublement vulnérable.

Au fil des conversations avec l’une et avec l’autre de ses connaissances, qui finit chacune par révéler ses soucis financiers et conjugaux, Ilonka la réservée met le doigt là où ça blesse, incitant chacune à lancer le bras-le-combat envers leurs maris. Au final d’une série d’intrigues bien ficelée, avec force quiproquos amoureux et un fond de magouilles politiques et journalistiques, tout ce petit monde se retrouvera au théâtre en famille, illustrant la morale que les femmes aussi ont leur mot à dire dans l’avenir du ménage et de la société.

Entre établir la morale et l’appliquer, il y a pourtant un grand pas que Móricz n’est pas prêt à franchir : si les femmes sont contentes, c’est bien parce qu’entre temps les rangs des profiteurs se sont grossis… de leurs maris.

 Au temps du papier et de la machine à écrire

Né en 1879 dans une famille pauvre et nombreuse d’un village de l’est du pays, Móricz s’inspire de la vie des paysans, puis des notables des petites villes de province, pour dépeindre avec un réalisme non dépeint de sympathie les conditions de vie de l’époque. Il est aussi fin connaisseur de la vie de la capitale, où, écrivain et journaliste, il dirige pendant un temps la revue Nyugat (Occident), qui rassemble le meilleur de l’écriture hongroise contemporaine. Auteur prolifique (on retrouve aussi dans L’Épouse Rebelle l’auteur de pièces de théâtre), il est aussi un homme engagé à gauche, ce qui lui vaudra d’être emprisonné après la contre-révolution de 1919. Considéré en son temps (il décède en 1942) comme l’un des grands écrivains hongrois, il reste bien trop peu connu aujourd’hui à l’étranger malgré son style très abordable et ses thèmes universels. De Móricz, il existe aussi en français Derrière le Dos de Dieu (Éditions Ibolya Virág) et en anglais Captive Lion et Relations (Corvina) et Be Faithful Unto Death (CEU Press).

Olivier Barrot profite ici de la sortie du livre en traduction française en 2003 pour le présenter avec en prime quelques vues de Budapest et d’un passage Gozsdu qui a été bien retapé depuis.