Le nœud de vipères, de François Mauriac, avec un commentaire de Sándor Márai

C’est pour m’associer à la lecture commune initiée par Book’ing et Lire et Merveilles que j’ai décidé de consacrer cette première chronique de 2023 à François Mauriac, un auteur qui n’a pourtant (à ma connaissance) pas grand-chose à voir avec « l’Est » (ici, une exception). J’avais lu Mauriac il y a plusieurs années – Genitrix, Le mystère Frontenac, Thérèse Desqueyroux… – et j’ai retrouvé dans ma lecture du Nœud de vipères cette atmosphère lourde de huis-clos sournois, et cette description d’êtres étouffés par leur (manque d’)amour qui m’avait marquée dans ses autres romans. J’y ai, également, retrouvé ce type de personnage extrême dans son comportement et ses sentiments envers sa famille, malgré justement les « liens du sang » et ceux du mariage, et ce parce que, dans Le nœud de vipères, la question du mariage, de la descendance, du choix et de la personnalité est si étroitement associée avec celle de l’argent, des terres, de la fortune, de la transmission, de l’héritage.

Mon exemplaire Livre de poche avait la couverture la moins inspirée de toutes les couvertures créées pour ce roman

Je ne pense pas que Le nœud de vipères ait été conçu comme un miroir offert à la société française de l’époque (le livre parait en 1933, année de l’élection de Mauriac à l’Académie française), mais il n’empêche que la lettre-accusation-journal-confession qui fait la quasi-intégralité du roman n’a rien de positif à dire sur cette famille de la région bordelaise que dépeint l’auteur de la lettre-roman. Faut-il voir en Louis un homme sans cœur et obsédé par l’argent, comme il accuse sa famille de le penser ? Faut-il au contraire voir en lui l’être incompris et privé d’amour, qu’il esquisse dans cette lettre écrite alors qu’il attend la mort ? C’est en tout cas le désir de vengeance qui meut – du moins pendant une longue partie du roman – l’écriture de cette lettre qu’il adresse à sa femme et qui doit parachever l’entreprise qu’il a mise sur pied pour empêcher la transmission à ses enfants « légitimes » de la majeure partie de sa fortune.

On dit trop souvent que la vengeance est un plat qui se mange froid. L’histoire de Louis, et la tournure que Mauriac donne à sa fin, est la preuve qu’attendre trop longtemps n’est pas toujours une bonne idée. Je crois que c’est ce renversement de l’intrigue, qui contrecarre de manière tout à fait élémentaire les projets de Louis tout en amenant à une évolution de ses sentiments envers sa famille, qui m’aura le plus plu dans ce livre. Au-delà de la rencontre entre les mondes du petits-fils de paysan et de la jeune fille bien née, au-delà de l’évolution d’un homme et d’un mariage dans la France des années de l’« affaire Dreyfus » et d’ensuite, le renversement qui arrive vers la fin du livre met en effet l’accent de manière encore plus forte sur la question de la foi qu’on peut avoir envers le point de vue de Louis, cet unique narrateur dont la lettre prend au final la forme d’un triste testament de l’âme.   

Tout au long de ma lecture, le souvenir de ma lecture de Les braises me papillonnait autour de la tête ; a priori, les deux n’ont rien en commun, et pourtant il y a dans chacun de ces deux romans la même atmosphère de crépuscule, la même rancune muette nourrie pendant des décennies, et surtout la même absence de voix au chapitre d’un personnage central – les épouses Christine dans Les braises et Isa dans Le nœud de vipères – qui est justement un des mécanismes qui donnent leur forme à ces deux romans.

Ce rapprochement m’a donné envie d’aller voir ce que Sándor Márai, l’auteur de ces Braises, pouvait bien avoir à dire sur François Mauriac, et surtout s’il l’avait lu au moment de sa rédaction de Les braises (publié en 1942). Je n’ai pas de réponse facile à cette deuxième question – ce n’est qu’à partir de 1943 que Márai commence la rédaction de son journal – mais ce qu’il écrit à son propos en 1948 montre qu’on parle bien du même Mauriac : « D’après Maurois, Mauriac est l’écrivain catholique français qui trouve dans le péché la preuve et la démonstration essentielles du christianisme. Quel est le péché originel français ? La cupidité. Elle les a menés une fois à leur perte et aujourd’hui elle les secoue encore de frissons. Mauriac, qui fut élevé au sein de la grande bourgeoisie bordelaise, a tracé un magnifique portrait de cette maladie qui a rongé les nerfs des Français comme la syphilis. » « Bon roman », écrira-t-il quelques années plus tard, en 1955, à propos plus spécifiquement de Le nœud de vipères, dont il retiendra principalement la description de « l’avarice comme réflexe ». (Extraits du Journal 1943-1948 et du Journal 1949-1967, traduits du hongrois par Catherine Fay et publiés chez Albin Michel en 2019 et 2021 respectivement).

Tout de suite après Le nœud de vipères, et sur la foi de cette chronique réjouissante de Book’ing, j’ai lu La jument verte, de Marcel Aymé. Le roman date lui aussi de 1933 et on y parle aussi familles et héritages, mais sans les affres si spécifiques à Mauriac ; j’étais bien tentée de faire de cette jument verte une deuxième partie de ce billet, mais je mets cette idée de côté, peut-être pour la resservir au moment de la lecture commune autour de Marcel Aymé en juin ( ?), et peut-être en l’assaisonnant d’un peu de Kálmán Mikszáth, car il me semble que les personnages de son Parapluie de Saint Pierre auraient pas mal de choses à dire aux habitants de ce « village de Claquebue [où] naquit un jour une jument verte ». (Kálmán Mikszáth était un écrivain hongrois et je l’ai aussi lu).

J’ajoute cette chronique à l’initiative « 2023 sera classique », portée par Nathalie (Délivrer des livres) et Blandine (Vivrelivre).


25 commentaires on “Le nœud de vipères, de François Mauriac, avec un commentaire de Sándor Márai”

  1. Marilyne dit :

    Grand merci à toi pour cette participation, pour cette lecture de qualité, pour ce rapprochement avec S.Marai. Comme je te l’ai écrit, j’ai déjà lu l’auteur hongrois mais pas Les Braises. Quant à ce Noeud de vipères, ce que tu écris sur la fin du roman, je te rejoins absolument sur ce renversement qui donne son ampleur au récit.  » Ce triste testament de l’âme « , ton expression est parfaite. Je crois que c’est pour cela que ce roman m’a bouleversé.
    ( pour M.Aymé, ce sera bien en juin ).

    • C’était un peu une surprise pour moi de penser à Márai; je crois sinon que les deux auteurs et leurs oeuvres n’ont rien en commun. D’ailleurs, les très minces extraits du Journal portant sur Mauriac m’ont plutôt donné l’impression que Márai était un peu dégoûté par ces traits d’avarice et de cupidité qui sont si importants chez les personnages de Mauriac.
      Je note pour juin – le 12, donc.
      Que penses-tu du 16 mai pour une LC Márai?

      • Marilyne dit :

        Je pense très bien pour le 16 mai. La date est notée, maintenant choisir le titre.

      • Grande question. Je viens d’aller lire ta chronique de Dernier jour à Budapest, et le moins que je puisse dire est que tu m’as donné très envie de faire cette promenade avec Krúdy, Márai et les autres. Mais j’ai aussi le 2e volume du Journal, L’héritage d’Esther, et l’envie de lire un de ses romans historiques… Tout compte fait, j’aurais dû garder l’idée d’une semaine Márai, au moins pour mon usage personnel!

      • Marilyne dit :

        Si, finalement, tu envisages une semaine consacrée à S.Marai, je peux sûrement t’accompagner avec un deuxième titre ( trois, ce serait franchement me vanter ).

      • Vendu! Et tu n’as pas besoin d’être modeste.
        Merci pour ta réponse sur Le noeud de vipères. C’est vrai que j’avais oublié le petit Luc et sa mort prématurée.

  2. Madame lit dit :

    Un intéressant rapprochement. Vraiment. Merci!

  3. nathalie dit :

    Ah oui, c’est très à l’Ouest, là, quasiment les pieds dans l’eau.
    Tous vos billets me confirment dans mon envie de relire Le Noeud.

  4. keisha41 dit :

    J’aime beaucoup ces parallèles entre des auteurs français un peu oubliés (mais pas de tous!) et les romans de l’est!!! Je me lirais bien La jument verte et marai, tiens. ^_^

    • Tu peux rajouter Clochemerle (si tu ne l’as pas déjà lu). Si j’en viens à lire Le parapluie de Saint-Pierre, j’espère qu’il me plaira (je crois que oui) et que ça donnera envie à d’autres de le lire aussi. Pour Márai, je propose une lecture commune, avec le 16 mai comme date.

      • keisha41 dit :

        J’ai lu Clochemerle il y a longtemps.
        Marai, l’occasion d’une découverte, plein de titres à la bibli, mais pas Les braises.

      • Pas Les braises??? Curieux. J’aurais pensé que c’est le titre de Márai le plus « basique » à proposer, pour une médiathèque. Mais l’important est que tu trouves un titre qui te plaise.

  5. Ingannmic dit :

    Merci pour ta participation, je viens d’ajouter le lien vers ton billet dans le mien.
    Et j’espère avoir l’occasion de lire ton avis sur La jument verte à l’occasion de la LC autour de Marcel Aymé, qui est reportée au 12 juin (et non plus le 10 comme prévu initialement) !

    • Je suis contente d’avoir eu l’occasion de lire un titre de Mauriac que je n’avais pas encore lu, alors merci à vous deux pour cette LC. Pour Aymé, je pourrais te donner mon avis de manière inhabituellement courte: hahahahahaha! Mais je vais essayer de développer ça en 1500-2000 mots d’ici juin!

  6. nathalie dit :

    Ok je note le 16 mai.

  7. nathaliesci dit :

    Lien ajouté pour le challenge 2023 sera classique. Merci pour cette 1ère participation. Je crois n’avoir jamais lu Mauriac. Mais ce que j’en lis dans plusieurs billets ne me donne pas très envie… 🙂

  8. […] Le nœud de vipères de François Mauriac (1933) […]

  9. Eva et Patrice Laurent dit :

    Très belle idée que cette lecture commune, qui donne assurément de lire Mauriac (dont je n’ai lu qu’un livre) et de relire Les braises, dont je me souviens très bien de l’ambiance si particulière.

  10. […] ce Parapluie de Saint Pierre à la Jument verte est une idée qui me trottait dans la tête depuis ma lecture de Mauriac en janvier, et si je publie ce billet aujourd’hui, c’est bien pour participer à la lecture commune […]


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