Szilárd Borbély – La miséricorde des cœurs

Beaucoup de gens vont à l’autocar du matin. Ils ne voyagent nulle part, ils regardent seulement qui va ce jour-là quelque part.

L’exposition permanente du musée matyó de Mezőkövesd en Hongrie, visitée après ma lecture de Le vinaigre et le fiel, récit de la vie de Margit Gari, replace la summásság (travail agricole saisonnier) dans le contexte économique et agricole d’une politique régionale de répartition des terres qui, à la fin du XIXe siècle, crée toute une catégorie de familles paysannes sans terres : les nincstelen. Nincstelenek – le pluriel de nincstelen, traduisible par les « démunis » ou, comme dans l’édition anglaise, les « dépossédés » –, c’est aussi le titre original du roman de Szilárd Borbély, traduit en français et publié sous le titre bien plus lyrique, extrait du roman, La miséricorde des cœurs. Ce livre se déroule à l’extrémité orientale, la plus pauvre, de la Hongrie, à la fin des années 1960 et dans les années 1970, soit à peu près au même moment que Margit Gari enregistre les souvenirs de sa propre vie. Il s’agit d’un texte à forte dimension autobiographique, profondément dénué d’espoir, seul roman d’un représentant éminent des lettres hongroises qui a, il y a dix ans cette année, peu après la parution de ce livre, mis fin à ses jours.

Le roman est porté quasiment de bout en bout par la voix d’un narrateur enfant, voix immédiate et persistante qui décrit l’environnement de misère totale dans lequel subsiste sa famille. Accusés d’être des « bâtards de koulaks », des « ennemis de classe » et des « réactionnaires de l’ancien monde », ils sont ostracisés par le village et par le principal employeur, le « téesz » (TSZ, ferme collective, traduit dans le roman par « kolkhoze »). Les mauvaises langues du village voient en eux des descendants hors mariage d’une famille juive locale d’avant-guerre, mais les légendes familiales du côté du père donnent aussi à la famille des origines ruthènes, ou houtsoules, ou roumaines ; quoi qu’il en soit, ils sont des « implantés » et méprisés comme tels par les autochtones. La mère le leur rend bien, contemplant avec un mélange de mépris profond et de haine impuissante le monde de « merdeux », de « peigne-cul » et d’« envieux » sales et puants dont elle rêve de s’extirper.

C’est un monde de misère. Comme Margit Gari, la mère se fait journalière et prend des travaux de broderie pour essayer de faire rentrer de quoi nourrir la famille ; comme elle aussi, l’enfant et la famille souffrent d’anémie. C’est aussi un monde rude de crasse, de pisse, de puanteur et d’alcool, où la cruauté envers les animaux est un fait de base et la possibilité qu’elle soit appliquée aux humains toujours présente. La description du chat affamé vomissant une grenouille qu’il n’a pas réussi à avaler est le premier de nombreux passages graphiques mais nécessaires, car ils font partie du quotidien de la famille, au même titre que les meubles, le grand-père ou les tartines de saindoux. L’écriture, intense et ciselée, est faite d’une succession de phrases souvent ramenées à leur plus simple expression grâce à une grammaire hongroise qui permet des phrases extrêmement succinctes et que la traduction française n’a d’autre choix que d’étoffer (grammaticalement) tout en suivant le texte au plus près.

Mindig rosszkedvű, ritkán beszél. Sírdogál csendben vagy hangosan kiabál. Minden átmenet nélkül. Ordibál, aztán meg nagy csend. Ez a csend a legrosszabb. Ezután akar a kútba ugrani. Megy a padlásra kötéllel. Kapaszkodunk a nővéremmel a kezébe, szorítjuk a lábát, kapálódzik, le akar rázni bennünket. De nem hagyjuk.

Elle est toujours de mauvaise humeur, elle parle rarement. Elle pleure en silence, puis crie très fort. Sans transition. Elle crie à tue-tête, puis c’est le silence profond. Ce silence est le pire. C’est après cela qu’elle veut se jeter dans le puits. Elle va au grenier avec une corde. Ma sœur et moi, nous nous agrippons à ses bras, nous lui serrons les jambes, elle se débat, elle veut se débarrasser de nous. Mais nous ne la lâchons pas.

Il est inutile, dans ce roman, de compter sur la « miséricorde » du titre pour apporter un rayon d’espoir. Bien au contraire. Cette « miséricorde des cœurs » arrive dans un long passage central du roman, dans lequel le narrateur reprend et développe un thème évoqué pour la première fois bien plus tôt dans le livre : celui du Juif, et plus particulièrement celui du sort de Mózsi et de sa famille. Mózsi est l’unique Juif – l’unique survivant juif – du village ; revenu décharné du Service du Travail Obligatoire en 1945, il n’a alors retrouvé ni ses parents, femme et enfants, déportés l’année précédente sous les yeux du village, ni rien de ce qu’il possédait encore quelques mois auparavant :

Où avaient disparu ces vêtements ? Personne au village n’a pu le dire. Et Mózsi ne l’a pas demandé. Il n’a pas demandé non plus où avaient disparu les articles de son magasin. Les meubles de la maison. Les livres de l’étagère. Le crochet du mur. Le linge de l’armoire. La miséricorde des cœurs.

Que la miséricorde soit évoquée uniquement pour souligner son absence est encore plus flagrant dans le segment de phrase original (« a szívekből a könyörület »), dont la structure reprend l’élément de disparition, d’évidement, signalé par la phrase principale. Face à ce vide, Mózsi ne demande rien ; de même, aucun de ses voisins ne se porte volontaire pour raconter comment, dans le silence de la nuit, après l’arrestation de la famille, ils ont ensemble dévalisé la maison et le magasin à la recherche d’un trésor évidemment caché. Ici, c’est toujours le même narrateur qui s’exprime, mais l’auteur a opéré un glissement subtil et temporaire et c’est alors un narrateur adulte, plus mûr et davantage capable de mettre en mots l’injustice commise, qui prend la parole dans ce passage central du roman.

Outre le silence pesant sur cette culpabilité secrète et partagée, cet épisode de la vie du village a laissé des traces qui subsistent, près d’un quart de siècle après la fin de la guerre. Ainsi, lorsque le quartier est menacé d’inondation et que ses habitants sont prévenus qu’ils doivent se préparer à être évacués avec « un petit bagage à main, [et] de la nourriture froide pour vingt-quatre heures », le narrateur-enfant note (sans qu’il soit précisé qui prononce les mots entre guillemets) :

« C’est ce qu’ils avaient dit aux Juifs aussi. » On chuchote dans le quartier. Les Tziganes ont peur. Ils seront tout de même les premiers à monter dans le car spécial.

Dans le paragraphe suivant, le narrateur ajoute que l’annonce de l’évacuation a aussi été faite par son oncle Sányi, « le tambour du village » – le même Sanyi qui, un peu plus tôt dans le roman, est cité par le père comme l’un des grands responsables, avec ses deux frères, du harcèlement antisémite commis pendant la guerre contre Mózsi et sa famille (« par la suite, ils sont tous devenus de grands communistes », ajoute-t-il).

Avec une poignée d’autres passages évoquant un passé plus ou moins lointain et en tout cas antérieur à la naissance du narrateur (la visite du rabbin, l’histoire de la famille Popescu et de la conversion forcée), le passage concernant Mózsi est l’un des plus longs dans ce roman sinon constitué d’une série de vignettes assez courtes qui, mises bout à bout, font le portrait de la famille, d’un village et d’une période. Certaines vignettes sont liées l’une à l’autre par la prolongation d’une pensée ou la reprise d’un thème : ainsi l’évocation d’une veillée de Pâques (« « Nous avons été esclaves… », lit-elle en répétant les derniers mots ») est-elle suivie de celle d’une fête nationale (« « Nous ne sommes plus captifs », dit le camarade secrétaire du Parti à la Maison de la Culture »). Le tout ne suit pas une chronologie continue : au contraire, chaque vignette avance ou recule dans le temps, principalement dans cette période de la fin des années 1960 et des années 1970, mais avec parfois l’évocation d’un détail bien plus tardif. Ainsi, revenant toujours sur lui-même, le temps semble aussi stationnaire que la possibilité d’un changement positif est absente.

Ma sœur a toujours la morve au nez. Elle renifle. Elle l’essuie du dos de la main. Elle chiale pour un rien. Cinq ans nous séparent. Le cinq ne se divise que par lui-même. Voilà la nature de la tristesse qui nous sépare. Elle doit la porter seule.

Le récit est pourtant rythmé par quelques leitmotivs. L’un d’entre eux, plutôt discret, concerne le père : sa présence, et surtout ses absences (« Cela fait un an que mon père n’est plus à la maison » ; « Ces derniers temps, mon père ne rentre pas à la maison » ; « C’est la deuxième année que je vois à peine mon père »), qui structurent le roman tout en en compliquant la temporalité. L’élément le plus récurrent est cependant celui qui apparait dès les premières lignes du roman, lorsque l’enfant marche avec sa mère : l’évocation d’une marche silencieuse auprès d’un adulte est reprise au fil du roman avec son impression contradictoire de mouvement et d’immobilité. Cette marche est surtout le vecteur principal de la grande image de solitude véhiculée par les chiffres qu’affectionne l’enfant et qui, lorsqu’il s’avère qu’ils ne se divisent que par eux-mêmes ou par l’unité, l’aident à comprendre son monde : chiffres solitaires et qui, comme sa famille, « n’entrent pas dans le moule », ils sont suffisamment importants pour être listés, dans l’édition hongroise, sur la page précédant le début du roman.

Dans le Tango de Satan, de László Krasznahorkai (chroniqué il y a presque dix ans), les habitants d’une coopérative tombée à l’abandon végètent dans une décrépitude qui sera un temps secouée par l’annonce de l’arrivée d’Irimiás, prophète auto-proclamé aux discours messianiques. Dans l’édition originale de La miséricorde des cœurs, le titre est suivi d’un sous-titre : « Le Messie est-il déjà parti ? », référence ambiguë tant à Messiyah [Mesijás], surnom du Tzigane dont le principal travail consiste à vidanger les gogues, qu’au Messie [Messiás] que la mère et ses enfants – autre leitmotiv – attendent ou jouent à attendre, « comme les Juifs ». Comme pour les personnages du Tango de Satan, l’attente sera vaine : dans ce village sans espoir où nul recours ne semble possible contre les nouveaux décideurs, le narrateur et sa famille sont, et resteront, des nincstelenek.


Je termine ici cette série d’articles dans laquelle, partant d’une lecture de Giono qui parait maintenant lointaine, je me suis d’abord intéressée à un jeune héros vivant sur une montagne transylvaine, puis à un récit sociologique sur la vie des grands domaines terriens dans l’entre-deux-guerres. Rebondissant sur le concept si spécifique de la summásság, j’ai ensuite tourné le dos à la Transdanubie pour me rendre à Mezőkövesd et y prendre connaissance du passionnant récit de vie d’une paysanne sans terre des années 1920 et 1930. Là, j’ai suivi le mot nincstelen pour atterrir ici, dans un village à l’extrémité orientale de la Hongrie, quelques décennies plus tard. Littérature d’un côté, ruralité et misère de l’autre, ont été les fils conducteurs de cette série que je ne prolongerai pas davantage pour le moment mais qui forme en tout cas un complément utile aux récits plus urbains de personnalités plus connues de la littérature hongroise tels que Sándor Márai ou Magda Szabó.


Szilárd Borbély, La miséricorde des cœurs (Nincstelenek. Már elment a Mesijás ?, 2013). Traduit du hongrois par Ágnes Járfás. Christian Bourgois, 2015.

Les éditions Circé annoncent pour le printemps 2025 Le fils de Kafka, « une œuvre fragmentaire, rendue encore plus fragmentée par la mort de l’auteur. À travers une série de passages obsédants qui explorent la Prague du début du XXe siècle, y compris les ruines de l’ancien ghetto juif au moment de sa démolition, Borbély inscrit l’histoire de Franz Kafka et de son père dans la ville. Nous avons l’habitude d’entendre Franz ; ici, Hermann Kafka a également une voix. « Le fils, nous dit-il, c’est la vie du père. Le père est la mort du fils. » Par extension, ce livre est donc aussi un récit indirect de l’histoire de Borbély et de son père, ainsi que des fils et des pères de l’empire des Habsbourg et de la culture de la brutalité qui définissait l’Europe de l’Est. »


6 commentaires on “Szilárd Borbély – La miséricorde des cœurs”

  1. Nicolas Miletitch dit :

    C’est toujours un vrai plaisir de lire vos textes. Vous faites découvrir des oeuvres généralement peu connues et la qualité d’écriture de vos analyses et commentaires est remarquable. Merci !

  2. Vincent dit :

    J’ai lu ce roman il y a 3 ans. C’est un grand texte.

    Le titre original (si j’ai bien compris) est « Les dépossédés » et c’est tout à fait cela. Bonne nouvelle que la parution en français d’un autre texte de cet auteur.

    La littérature hongroise est vraiment très riche

    • Très riche en effet, et pourtant ce qui est disponible en traduction ne représente qu’une petite partie (il y a aussi beaucoup de nullités, dont nous sommes préservés par l’absence de traduction).
      Pour ce qui est du titre, j’imagine qu’il a dû susciter beaucoup de cogitation et de discussions. L’original est tellement lapidaire. « Les dépossédés », ça indique qu’il y a auparavant eu possession, ce qui est le cas dans cette famille, mais l’original insiste juste sur l’état présent d’indigence, ce qui le rend encore plus brutal à mon sens.

  3. nathalie dit :

    Je m’apprêtais à noter ce titre, en élève disciplinée, mais je vois sur mon document interminable que non seulement il est déjà noté, mais avec cette mention « Recommandé par Kertesz. » Dorénavant on pourra avoir « Recommandé par Kertesz et par Passage à l’Est. » Cette classe.

    (et maintenant l’élève disciplinée doit lire le livre, ah ah ah)


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