Sándor Márai, 1900-1989

Il y a trente ans, le 21 ou le 22 février* 1989 à San Diego, Sándor Márai mettait fin à sa vie, à quelques semaines de ses 89 ans. Tellement de choses ont déjà été dites sur ce grand écrivain hongrois – aujourd’hui probablement le plus connu mais qui ne fut redécouvert dans son pays d’origine ainsi qu’en traduction qu’après son décès – que je ne vais pas ici proposer de biographie ni d’appréciation de son œuvre. Une œuvre que je découvre encore, notamment ses mémoires et journaux.

Voici les derniers mots qu’il écrivit dans son journal (ma traduction, probablement maladroite) :

1988

27 août

Il y quarante ans ces jours-ci que nous avons quitté Budapest. Parmi ceux qui nous ont accompagné pour nous faire leurs adieux à la gare, peut-être seule la nounou est-elle encore vivante – les autres, Tibor, Miksa, une demi-douzaine d’amis environ, tous sont morts. Genève, Naples, New York, Salerno, San Diego ont été nos lieux d’habitation au cours de ces quarante années. Lola et János sont partis, puis toutes les connaissances et les compagnons de travail que j’avais naguère connu personnellement. Je restais totalement seul, et dans ma 89e année ma mobilité et ma vue ont empiré petit à petit, je ne peux lire qu’un quart d’heure puis ma vue s’embrume, une fois par jour je peux marcher ici et là devant la maison, avec une canne. Pratiquement plus d’alcool, un verre de vin coupé d’eau, parfois une bière. Cigarettes, une dizaine par jour.  Sexe, il n’en est rien, même pas dans mes rêves. Ça ne me manque pas, d’ailleurs. De la tendresse serait bienvenue, mais je n’ai confiance en personne. Lectures : le journal, le soir, puis Krúdy. Je ne lis plus de nouveaux livres. Ma mémoire est incertaine, des souvenirs d’un passé lointain me reviennent parfois très nettement, mais il arrive que je ne me souvienne plus de ce qui est arrivé il y a cinq minutes. Pas de protestations contre la mort, mais aucun désir de mort.

*

Aujourd’hui la noblesse, l’élégance du corps de L. m’ont beaucoup manqué. Son sourire. Sa voix.

1989

15 janvier

J’attends l’appel, sans le presser, sans non plus le retarder. Le moment est venu.

Sándor_Márai_(San_Diego,_1959)

*les deux dates sont citées.


8 commentaires on “Sándor Márai, 1900-1989”

  1. un auteur que j’apprécie et que j’ai beaucoup lu
    Heureuse de savoir que c’est Bratislava la ville invitée au salon du livre

  2. Claude dit :

    J’aime beaucoup Sandor Marai, je le lis régulièrement, il y a tant à lire ! je trouve ces deux textes vraiment très émouvants, merci beaucoup. à bientôt, Claude

  3. Je ne connais cet écrivain que de nom, hélas. Mais ces deux passages… ouh la la, ça me bouleverse. Merci.
    Bon dimanche.
    Marie – Blog Bonheur du Jour

  4. […] Mais le Journal est aussi le témoin d’une lecture avide des auteurs hongrois – pour certains, c’est leur décès (Kassák, puis Füst, en 1967) qui est l’occasion d’une réflexion sur l’œuvre et leur créateur ; pour d’autres, notamment László Németh, c’est parce qu’il ne les aime pas ; mais pour la plupart, c’est le désir de faire vivre sa propre langue et de nourrir son écriture dans la lignée d’auteurs qu’il admire et dont il regrette le manque de reconnaissance à l’étranger : Babits, Móricz, Kosztolányi, et surtout Krúdy, qu’il décortique pour souligner, par exemple, la « perfection simplement incroyable » de son Pirouette. « La littérature hongroise est morte », écrit-il sinon dans son Journal à la fin de 1949. Lui-même, s’il révise ses textes, les adapte pour la radio ou en relit les traductions étrangères, écrira peu et publiera encore moins. S’il revendique la fierté d’être un écrivain qui écrit « en hongrois pour des Hongrois », il est aussi bien trop conscient qu’en tant qu’écrivain émigré, il ne sait plus où et qui sont ces Hongrois pour lesquels il écrit. Lui reste ce Journal, dont il sait dès 1949 qu’il est sa « planche de salut », et dont l’écriture rythmera son existence jusqu’à sa mort en 1989. […]

  5. […] Journal. Les années d’exil. 1968-1989, de Sándor Márai, une traduction du hongrois par Catherine Fay à paraître chez Albin Michel ce jeudi 2 novembre. « Ce troisième volume du Journal de Sándor Márai vient conclure une œuvre à part entière : faite d’observations, de réflexions, de sensations saisies sur le vif, elle atteste du talent de diariste du grand écrivain hongrois autant que de la valeur littéraire du témoignage historique qu’il nous est donné de lire. (…) Apparaît au fil des pages, dans toute sa vérité, un témoin du XXe siècle, un homme, un écrivain qui a vu s’effondrer tout ce en quoi il croyait, mais qui reste à l’écoute des bouleversements du monde », écrit l’éditeur. J’avais évoqué ma lecture parallèle du deuxième volume de ce Journal et du Miracle de San Gennaro dans ce billet ; peut-être le troisième volume sera-t-il l’occasion de lire aussi La nuit du bûcher (1975), bien que je doute que les liens y soient aussi étroits entre vie et fiction. Exilé, isolé, ne sachant pas qu’il allait être redécouvert avec la chute du Mur, Márai s’est donné la mort en février 1989, et j’avais marqué il y a quatre ans le trentième anniversaire de son décès en traduisant les deux dernières entrées, terribles de solitude et de lucidité, de son journal. […]


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