Svetlana Alexievitch – La fin de l’homme rouge, ou le temps du désenchantement

Ça fait rien si je vous parle de moi, si je vous raconte ma vie ? On a tous eu la même vie. Seulement, faudrait pas qu’on m’arrête à cause de cette conversation. Y a encore un pouvoir soviétique, ou c’est complètement fini ?

Quelles conditions faut-il réunir pour mener à bien un travail tel que celui qui a abouti à la publication de La fin de l’homme rouge ? Je ne parle pas uniquement des conditions matérielles, bien que celles-ci soient sûrement non-négligeables pour une entreprise qui s’étend sur deux décennies et parcourt le vaste territoire de l’ex-URSS. Je parle surtout des conditions propices au partage d’histoires personnelles, c’est-à-dire : la confiance, l’absence de peur, l’absence (au niveau d’une société) de raisons d’avoir peur. Sans ce « temps du désenchantement » des années d’après la chute de l’URSS, un livre tel que celui-ci n’aurait eu aucune raison d’exister, ou seulement de manière spéculative. Mais un livre de cette nature, fondé sur des témoignages oraux, aurait-il pu exister durant la majeure partie de l’existence de l’URSS, avec le risque qu’il comportait de remettre en cause les discours, les valeurs et l’histoire officiels ?

Dans La fin de l’homme rouge, des hommes et des femmes parlent. Certains parlent dans leur cuisine, d’autres dans la rue ou dans le train. Certains connaissent déjà Svetlana Alexievitch, la majorité non. De quoi parlent-ils ? De leurs vies : de leurs vies soviétiques et de leurs vies post-soviétiques. Entre 1991 et 2012, Alexievitch, cette « femme-oreille », recueille ces histoires d’anonymes, des histoires qui font « la vie de [s]on époque », « ce dont la grande histoire ne tient pas compte d’habitude, qu’elle traite avec dédain ».

Le flot de ces voix est étourdissant, impitoyable : ce n’est pas juste qu’elles sont nombreuses et se fondent l’une dans l’autre, c’est aussi que malgré leur diversité elles reviennent à des expériences organisées autour des mêmes grands repères temporels qui, mis bout à bout, finissent par dérouler une fresque – tour à tour intime, exaltée, quotidienne, terrifiante, désemparée – du XXe siècle en URSS.

Les « repères chronologiques » qui, dans l’édition Babel, sont insérés en début de texte, ne commencent (curieusement) qu’avec la mort de Staline en 1953, mais la mémoire humaine recueillie ici est en fait plus longue : les purges des années 1930 sont encore évoquées à travers le souvenir du sort des parents, de même bien sûr que la « grande guerre patriotique » et ses longues conséquences pour la société soviétique. En fonction de l’âge et de l’expérience de vie des interlocuteurs, s’ajoutent à ces périodes terribles les évocations plus récentes de la guerre d’Afghanistan, de la réaffirmation dans le sang des frontières du Caucase, de la perestroïka, du putsch et – sujet commun à tous et au livre – de la grande transition amorcée avec la chute de l’URSS, la transition économique et politique des années Eltsine.

Parce que ce sont en très grande majorité les voix des (sur)vivants qui s’expriment, et non les voix perdues durant les guerres, dans les camps ou l’alcool, La fin de l’homme rouge est parfois aussi l’histoire du quotidien avec ses côtés heureux : le souvenir des grandes manifestations du « jour de la Victoire », la beauté des paysages au printemps, la fierté de porter le foulard rouge des komsomol, l’amour (plus souvent évoqué par les femmes que par les hommes)… « Je pose des questions non sur le socialisme, mais sur l’amour, la jalousie, l’enfance, la vieillesse. Sur la musique, les danses, les coupes de cheveux. Sur les milliers de détails d’une vie qui a disparu », écrit Alexievitch dans les premières pages, intitulées « Remarques d’une complice », de son enquête sur les traces de l’Homo sovieticus.  

C’est la seule façon d’insérer la catastrophe dans un cadre familier et d’essayer de raconter quelque chose.

Alexievitch s’appuie parfois aussi sur des archives écrites, tels ces « extraits de journaux communistes » proposés en ouverture du chapitre dédié à l’ancien combattant Timérian Zinatov, « l’un des héroïques défenseurs de la forteresse de Brest-Litovsk qui a subi le premier choc de l’assaut des troupes hitlériennes au matin du 22 juin 1941 ». Zinatov fait partie de ces rares voix qui, déjà décédées, ne s’expriment pas directement en leur nom : « la maison, la famille, cela ne l’a jamais intéressé. Il n’y avait que la forteresse, toujours la forteresse », dit sa femme. Zinatov, lui, est plus explicite dans la note qu’il laisse avant son suicide au tout début de la période de réformes économiques des années 1990 : « Nous avons été des héros, et nous mourons dans la misère ! ».

La comparaison entre la vie durant l’URSS et celle d’après, la recherche d’un nouveau sens individuel et collectif, la confrontation amère avec la réalité de la « liberté » et de « l’économie de marché » : c’est bien l’un des grands sujets du livre. Le fait que beaucoup, durant la transition des années 1990, sont restés « au bord de la route » et n’ont pas su ou voulu apprendre les codes du « capitalisme à la russe » est un triste leitmotiv, mais il est accompagné d’un autre parmi ceux et celles qui, adhérents convaincus ou victimes du système communiste, se demandent dorénavant à quoi ont servi leurs vies, leur labeur et leurs pertes, et ce qu’il en restera dans un système qui semble avoir tant changé de valeurs. Ainsi « Vassili Pétrovitch N., membre du Parti communiste depuis 1922, 87 ans » demande-t-il d’Alexievitch qu’elle écrive « la vérité », mais pas n’importe laquelle : « ma vérité à moi, pas la vôtre. Pour que ma voix reste… »

J’y suis né, j’en viens, de ces années-là.

Ces années-là, celles de la période stalinienne, « Anna Maïa, architecte, 59 ans » les a connues aussi : fille d’une mère envoyée en relégation dans un camp au Kazakhstan, elle a grandi parmi « les détenus, le camp, la tinette. Et la zone… » Adulte et de retour sur les lieux de son enfance, ce n’est pas seulement l’effacement des traces de sa vérité – les baraques, les barbelés, les cimetières – qui la hante : c’est aussi la disparition des coupables, des milliers de « petits bourreaux » décédés sans jamais avoir eu à rendre de comptes.

Je n’arrivais plus à respirer. A quoi m’étais-je attendue ? A voir des pyramides ? Des monuments funéraires ?

Tout au long du livre, Alexievitch se tient en recul, laissant aux voix captées sur son magnétophone le soin de montrer la diversité des expériences vécues et des souhaits pour l’avenir, et aux lecteurs le soin de tirer ses conclusions sur ce qu’a été l’URSS, sur les conséquences de l’absence de réflexion collective sur ce passé, et sur ce qu’a été la Russie du début des années 2010 (que ce soit en Russie ou dans les ex-républiques de l’URSS, les témoignages recueillis sont en très grande majorité ceux de russophones). La fin de l’homme rouge, publié en 2013, prend fin au tout début des années 2010, avec l’évocation des manifestations contre le renouvellement du mandat d’Alexandre Loukachenko, président de la Biélorussie. En Russie, Poutine n’apparaissait encore principalement que comme le sujet de « l’histoire drôle la plus courte qui soit » (« Poutine est un démocrate »), car Alexievitch met fin à son enquête juste au moment où Poutine commence, lui aussi, à prendre le chemin de la répression et de la distorsion de la mémoire historique.  

L’écriture d’un tel livre serait-elle possible aujourd’hui ? Parmi les conditions nécessaires à un tel projet, il y a celle, toute simple, de pouvoir être là, que ce soit sur le territoire de la Russie ou sur celui de la Biélorussie. Svetlana Alexievitch, écrivaine biélorusse, prix Nobel de littérature en 2015, fait cependant partie du groupe de plus en plus important de personnes qui, depuis la répression des manifestations biélorusses en 2020, a pris (ou repris) le chemin de l’exil. Quel contraste avec la période de ses débuts d’écrivaine, celle des années 1980, lorsque l’assouplissement de la censure soviétique rendait possible la publication de ses essais sur la Grande guerre patriotique, telle que vécue par les femmes (La guerre n’a pas un visage de femme) et les enfants (Derniers témoins).

C’est une lecture commune autour de Svetlana Alexievitch, dans le cadre de mon année sur les Nobel de littérature « de l’Est », et Nathalie a justement lu La guerre n’a pas un visage de femme, livre également riche de témoignages : « un livre fort et bouleversant, qui ne se lit pas exactement comme un roman ». Patrice, lui, a lu Les cercueils de zinc, un livre « essentiel et marquant » autant pour le réalisme des témoignages que pour l’éclairage qu’ils peuvent apporter sur les rouages domestiques de la guerre dans laquelle s’est lancée la Russie en Ukraine.

Svetlana Alexievitch – La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement (Vremia second hand (konets krasnovo tcheloveka), 2013). Traduit du russe par Sophie Benech. Actes Sud, 2013 ; Babel, 2016.


21 commentaires on “Svetlana Alexievitch – La fin de l’homme rouge, ou le temps du désenchantement”

  1. nathalie dit :

    C’est le livre de l’autrice qui m’a le plus intéressée. Il y a la richesse des témoignages, sexes, générations, classes sociales, nationalités, psychologie… Le panorama est volontairement complexe et éclaté.
    Tu as raison de mettre l’accent sur les conditions d’écriture d’un tel livre. Il traduit un climat de confiance impressionnant.

    • En effet, il y a tant de sujets – j’ajouterais à ta liste celui de la réadaptation, ou non, à la vie en société après le retour du goulag, ou de la guerre. Concernant les nationalités, c’est vrai qu’elle parle de Biélorussie, de l’Arménie/Azerbaïdjan, de certains qui ont grandi au Kazakhstan…. mais à part (par exemple) les tadjiks de Moscou, les non-Russes (autres groupes ethniques en Russie, et habitants des ex-républiques hors Biélorussie) sont assez peu présents, alors qu’ils ont eux aussi connu/fait/subi cette période soviétique. Mais ça nous ramène aussi aux conditions d’écriture: je pense que j’y reviendrai parce que c’est un sujet qui m’intéresse.

  2. Ingannmic dit :

    Comme je te l’avais signalé, je n’ai pas pu dépasser le début de Les cercueils de zinc, une question de moment sans doute… La fin de l’homme rouge est celui que j’ai préféré (j’ai lu sinon La supplication et La guerre n’a pas..), il est tellement dense, tellement émouvant.. et c’est aussi peut-être parce que c’est le 1er que j’ai lu de l’auteure. J’adore la démarche, le recueil de tous ses témoignages avec son magnétophones..

    • Pour ma part, c’est La guerre n’a pas… qui a été ma première lecture, mais je lui ai également préféré La fin de l’homme rouge. Il faudrait que je relise le premier pour mieux saisir pourquoi.
      J’aimerais justement en savoir beaucoup plus sur sa démarche – elle donne tellement peu d’indications sur le contexte de ces entretiens!

  3. Patrice dit :

    Je salue tout d’abord l’initiative de cette LC, qui m’a permis de découvrir un nouveau livre de Svetlana Alexievitch. Je me souviens de « La fin de l’homme rouge » ; c’est un livre majeur qui, grâce à la variété des témoignages, donne vraiment une vision complète de cette période de transition majeure de l’histoire russe contemporaine, et bien au-delà même. Cette recherche d’une nouveau sens individuel et collectif est vraiment au coeur du livre, tu fais bien de le signaler. C’est impressionnant de voir à quel point certains ont perdu leur raison de vivre lors de la chute du régime.
    Juste une petite remarque sur le dernier paragraphe : il ne s’agit pas d’Olga Tokarczuk mais de Svetlana Alexievitch.

    • Complète… oui et non. L’envers de cet intérêt pour les « petites » histoires de gens « ordinaires », c’est que les personnes qui prennent les décisions ne figurent pas ici. La seule exception, dans mon souvenir, était le général, mais il ne pouvait pas être interrogé puisqu’il était déjà mort.
      Merci de ta remarque, où avais-je donc l’esprit!

  4. Choup dit :

    J’ai lu Les cercueils à la fin du printemps. Et j’y ai vu un nombre certains de points communs avec la guerre en Ukraine. J’ai trouvé ce livre passionnant, et j’ai celui dans ma PAL. je compte le lire prochainement.

    • J’hésitais à lire Les cercueils de zinc, justement à cause des parallèles avec l’actualité. Finalement j’ai opté pour La fin de l’homme rouge, mais je compte relire Alexievitch en 2023 et Les cercueils de zinc est en toute première place.

  5. Je me souviens encore de ma lecture et du billet que j’ai écris à cette occasion car j’étais restée totalement figée par mon impression de lecture
    j’ai parcouru les pays de l’est dans les années 60 et j’en garde encore une impression très forte, lire cette auteure m’a replongé dans mon impression d’alors, les choses qu’on dit et celles que l’on est obligé de taire
    ce qui reste d’une dictature sanglante dans l’esprit de ceux qui l’on subit
    j’étais à Prague le 21 aout 1968 ça je ne peux l’oublier, c’était le jour de mon anniversaire j’avais 18 ans et je voyais des chars dans la campagne sur la route qui nous menait à la frontière pour il faut bien le dire : fuir
    Depuis j’ai lu beaucoup et ce livre là reste pour moi un livre des plus fort à faire entendre la parole des témoins

    • Avec un tel rapport à l’Europe centrale/Europe de l’Est dans les années 1960, il est inévitable que les livres de Svetlana Alexievitch (et d’autres) résonnent particulièrement. Avoir 18 ans de passage à Prague en août 1968, ce n’est quand même vraiment pas anodin et je peux bien comprendre que cela ait laissé des traces!

  6. allylit dit :

    Ce livre est un indispensable pour comprendre l’U.R.S.S et comment les gens ont vécu son effondrement

  7. Marilyne dit :

    Je n’ai toujours pas lu Svetlana Alexievitch et j’ai manqué ce rendez-vous. Pourtant, c’était ce titre que j’avais retenu. Ce n’est que partie remise.

    • Partie remise en effet et je vais bientôt proposer une date pour une nouvelle lecture commune en 2023. J’espère que tu pourras te joindre à nous. Je suis presque certaine que le livre te plaira pour le regard très humain qu’il porte sur une période et une zone qui ne sont ni l’une ni l’autre très lointaines.

  8. […] Hier, dans mon introduction à cette promenade littéraire sur le territoire bélarusse, j’évoquais l’une des personnes les plus connues du pays : celui de son dirigeant Alexandre Loukachenko. Aujourd’hui, c’est avec un autre nom, de bien moins sinistre réputation, que je vais véritablement commencer cette promenade : Svetlana Alexievitch. […]

  9. […] – une lauréate du prix Nobel de littérature et c’est à ce titre que j’ai lu cette année La fin de l’homme rouge, dans le cadre de mon activité autour des prix Nobel de littérature issu.e.s « de l’Est ». […]

  10. […] La fin de l’homme rouge – une entreprise autant qu’un texte : faire le portrait, à hauteur d’hommes et de femmes […]

  11. […] Le 31 mai : autour de Svetlana Alexievitch (billet de présentation) (ce sera la deuxième LC Alexievitch sur le blog) […]

  12. […] après avoir terminé La fin de l’homme rouge, de Svetlana Alexievitch (que j’avais présenté tout début décembre dernier). Ce n’est qu’aujourd’hui que je vous propose cette lecture de In Isolation, du journaliste […]


Laisser un commentaire