Ivo Andrić – Contes de la solitude

Ma dernière lecture d’Ivo Andrić date de l’année dernière : c’était Omar pacha Latas et j’avais trouvé dans ce gros roman « un de ces grands tableaux des siècles passés, présentant un grand thème – un paysage, un passage de la Bible, une bataille entre deux armées – mais dont l’intérêt réside en fait dans les détails nichés sur les routes et dans les maisons ». En particulier, je me souviens d’un de ces « détails » que l’on pourrait s’imaginer figurer de préférence sur le bord du tableau, un peu en arrière-plan : il s’agit du départ, avec une petite colonne d’autres prisonniers enchaînés, de « Mouïaga Télalaguitch », un riche et illustre boutiquier de Sarajevo, tombé en disgrâce. Ce chapitre du départ – qui est aussi une sortie du roman, car Mouïaga Télalaguitch n’y apparait plus – fait suite à d’autres chapitres plus statiques, car ayant pour sujet l’installation du séraskier Omer pacha : il y a par exemple cet épisode de l’audience que donne Omer pacha à tous les pachas et chefs de Bosnie-Herzégovine et à laquelle « même le vizir de Mostar, Ali pacha Rizvanbégovitch » se rend « après une brève hésitation ».

Cet Ali pacha Rizvanbégovitch, j’ai été surprise et amusée de le retrouver dans la deuxième des nouvelles qui, avec une douzaine d’autres, compose le court recueil des Contes de la solitude (2001 pour mon édition chez L’esprit des péninsules, mais disponible en réédition chez Zulma depuis ce printemps). Andrić y donne une autre lecture de cette audience (Ali pacha Rizvanbégovitch, se croyant rusé, y envoie son fils plutôt que de s’y présenter lui-même) et la fin de l’histoire du pacha, qui (dans mon souvenir) ne figure pas dans Omer pacha Latas, prend dans les Contes de la solitude, une tournure similaire à celle de Mouïaga Télalaguitch : la disgrâce, l’arrestation, le départ pour « l’Asie » avec une colonne d’autres prisonniers enchaînés.

Au nombre des sabots et à leur martèlement, je sais quand il chevauche en tant que vizir et maître de l’Herzégovine et quand il le fait en tant que prisonnier vaincu. Lorsque c’est le vizir et seigneur qui passe, il ne m’adresse qu’un salut négligent, sans jamais s’arrêter ; et lorsqu’il s’agit de l’esclave et condamné, il marque une légère pause sous ma fenêtre et échange avec moi, à voix basse, quelques phrases banales. Dans le premier comme dans le second cas il est clair que, par ces fréquents passages, il me laisse entendre qu’il me faut lui ouvrir la porte de mon histoire et lui accorder la place qui lui appartient.

Avec ce « Conte » et d’autres en première partie du recueil, Andrić ramène ses lecteurs au monde de la Bosnie des XVIIIe et XIXe siècles, avec ses dirigeants locaux qui rechignent à accepter le vernis ottoman (« Ali pacha »), ses aventuriers européens passés au service de Constantinople (« Bonneval pacha »), et ses administrateurs austro-hongrois (« Le baron »). Contrairement aux grandes fresques qui l’ont fait connaître – Le pont sur la Drina, La chronique de Travnik en premier lieu – Andrić propose avec ces premières nouvelles une série de portraits humains évidemment issus d’un contexte historique spécifique, mais qui n’est pas ce qui intéresse l’auteur en premier lieu. C’est en effet un autre cadre qu’utilise Andrić pour rassembler ces miniatures : il l’explique dès les premières pages, envoûtantes, du prologue. Il nous y convie à nous représenter la maison à un étage « sise tout en haut de la pente escarpée d’Alifakovac, un peu à l’écart des autres », dans laquelle s’était installé l’auteur le temps d’un été, « il y a plusieurs années de cela ».

Au rez-de-chaussée, où il fait chaud l’hiver et frais l’été, un couloir spacieux, une grande cuisine et, à l’arrière, deux chambres sombres, plus petites. A l’étage, trois pièces assez vastes dont l’une – celle de devant – donne sur la vallée ouverte de Sarajevo. 

C’est dans cette maison, criant sous ses fenêtres, passant dans son couloir, s’installant face à lui dans la grande pièce du rez-de-chaussée, ou s’imposant à lui lorsqu’il se promène dans son jardin, que surgissent Bonneval pacha, Ali pacha et tous les autres personnages qui se suivent au fil des nouvelles et justifient chacun que le narrateur-auteur mette de côté sa tâche en cours pour écouter son visiteur. Parfois, ce ne sont pas des individus mais, écrit Andrić dans les premières lignes de « Amours », « des régions ou des villes entières, des rues ou des demeures humaines » qui font incursion chez lui, toutes « désireuses de trouver ici, sur [s]a feuille de papier, leur forme définitive et leur véritable sens », comme autant de « fils brisés des récits ébauchés »

Au fil des histoires, le paysage familier de la Bosnie ottomane s’estompe pour laisser la place à d’autres horizons et temporalités : dans « Le cirque », une soirée d’enchantement durant l’enfance du narrateur-auteur donne lieu bien plus tard à une confession amère ; dans « Amours », le narrateur-auteur se souvient d’une veille de fête dans une ville du littoral du midi de la France ; dans « Le géomètre et Julka », c’est un homme croisé dans un train en partance pour Novi Sad, « il y a bien des années » qui vient lui rendre visite et insiste pour lui raconter ses mésaventures maritales. Ce sont souvent des histoires d’hommes, mais il y a aussi des portraits de femmes, avec (« Zouya ») et sans (« L’esclave ») noms ainsi qu’une paire de contes qui sont peut-être un commentaire sur l’époque d’Andrić, mais également peut-être pas. Le recueil se termine, comme il se doit, par un beau portrait-hommage à Sarajevo, une ville encore tout à fait reconnaissable aujourd’hui même si Andric l’écrit bien avant le siège de la ville, un peu moins de vingt ans après son décès en 1975.

Au-dessous de nous, dans le crépuscule mauve, sombre le vieux Sarajevo, avec ses édifices de tous les temps et de tous les styles, ses églises, anciennes et nouvelles, ses synagogues et ses multiples mosquées, auprès desquelles jaillissent des peupliers, hauts et sveltes comme leurs minarets. Ville des révoltes et des guerres, de l’argent et de la disette, des épidémies de peste et des incendies destructeurs, ville d’hommes habiles, qui ont toujours aimé la vie bien qu’ils en aient connu les deux aspects. Son visage, dans les dernières lueurs du crépuscule, est empreint d’une sagesse ancienne ; telles les rides creusées par les hauts faits et l’expérience séculaire, il porte, gravées, les lignes de ses rues, celles, sinueuses et hardies, de l’époque turque, celles droites et raides de la période autrichienne.

Ce mélange de temporalités au sein d’un même recueil de nouvelles m’a rappelé ma lecture de L’éléphant du vizir dans lequel, contrairement à celui-ci, les textes « ottomans » étaient ceux qui m’avaient le moins plu. Dans Contes de la solitude cependant, ce sont la concision du portrait et surtout cette posture de l’auteur interrompu par ses personnages (une posture que l’on ne retrouve en fait que dans les huit premiers textes du recueil) qui donnent à mes yeux leur charme au recueil. De ce point de vue, je trouve un peu regrettable que l’édition ne comporte pas d’indication sur les dates d’écriture de ces nouvelles. Predrag Matvejevich (intellectuel yougoslave francophone et auteur du Bréviaire méditerranéen, dont le décès en 2017 est passé assez inaperçu) donne, dans sa belle et humble préface « Ivo Andrić entre l’Occident et l’Orient », quelques informations sur la forme du recueil, trouvé dans sa plus grande partie dans les archives personnelles d’Andrić après sa mort et portant alors un titre qui se traduit littéralement par « La maison isolée ». Deux textes déjà publiés du vivant de l’écrivain, écrit-il sans préciser lesquels, ont été ajoutés au recueil pour le compléter, ainsi que le portrait de Sarajevo qui clôt l’édition – choix justifié par « l’épreuve que cette cité bosniaque, assiégée durant plus de trois années, a connue lors de la dernière guerre balkanique ». Christophe Solioz, dans sa recension proposée dans le Courrier des Balkans à l’occasion de la réédition du recueil chez Zulma, donne quelques-unes de ces dates, qui courent de 1920 à 1966, et déplore « l’absence d’une édition regroupant ses écrits », sentiment que je partage également et ce d’autant plus que – si ses romans sont régulièrement réédités et faciles d’accès en français, ses nouvelles et autres écrits courts ne sont disponibles en français que de manière très éparpillée. Par exemple :

Ivo Andrić est né il y a 131 ans aujourd’hui et, s’il est encore connu et lu, c’est en premier lieu grâce au succès pérenne et mondial de Le pont sur la Drina, publié en 1945 (traductions françaises en 1961 puis 1999) et est l’une des raisons qui vaut à Andrić l’obtention du prix Nobel de littérature en 1961. Voilà une bonne raison de le proposer pour le rendez-vous d’octobre de « Les classiques c’est fantastique », proposé par Fanny et Moka sur le thème « Prix Goncourt vs. Prix Nobel » ! Et, parce que c’est l’anniversaire d’Andrić, Nathalie l’a aussi lu, son choix s’étant porté sur un « bon gros roman historique (670 pages quand même) [qui] se lit étonnamment bien », c’est-à-dire La chronique de Travnik qu’elle chronique à son tour Chez Mark et Marcel.

Ivo Andrić, Contes de la solitude. Traduits du serbo-croate par Sylvie Skakic-Begic, Pascale Delpech et Mauricette Begic. L’esprit des péninsules, 2001, réédité chez Zulma, 2023.


21 commentaires on “Ivo Andrić – Contes de la solitude”

  1. nathalie dit :

    Je vais hurler à la trahison. Après m’avoir abandonnée (oui, carrément) à des milliers de LC (non je n’exagère pas), hop voici un billet qui sort en temps et heure sans prévenir. Quelle ignominie.
    (j’espère que je n’en fais pas trop).
    Bon je publie mon billet qui était programmé pour demain et ensuite je lirai le tien (oui, c’est le plus important, d’accord).

    • Aïe aïe, j’assume tous les torts et j’avoue avoir oublié que tu étais de la partie. Ce qui me rend d’autant plus reconnaissante que tu aies 1) lu Andric et 2) avancé d’un jour ta publication. Je m’en vais te lire.

  2. Oh merci pour cette découverte.
    On plus que de belles couvertures, ça donne encore plus envie ! 😉 😛

  3. keisha41 dit :

    Voilà j’ai raté! Bon, pour le mois d l’est j’ai de la marge… ^_^

  4. Sacha dit :

    J’ai repéré ce titre depuis quelques déjà temps grâce à sa réédition chez Zulma. Je le garde pour le mois de mars au plus tard 😀 et je note les autres titres d’Ivo Andric au passage pour une exploration plus poussée de son oeuvre. Merci !

  5. Manu-Zuunzug dit :

    Je suis actuellement en train de le lire ! Subtil et superbe…

  6. nathalie dit :

    Me revoilà, après lecture de ton billet. Ce recueil a en effet l’air très complémentaire de La Chronique de Travnik, je le note, il me plaira certainement.
    Je fais partie des gens qui râlent toujours sur le manque de précision des dates des romans, comme si la publication d’un livre en France devait être la seule information intéressante, mais pour les recueils de nouvelles c’est encore pire. Cela m’agace profondément.
    Je note qu’Andric fait partie des rares auteurs que je connais à avoir raconté, en littérature, l’histoire et la fin de l’empire ottoman (versus l’empire austro hongrois, abondamment raconté et narré). J’imagine qu’il y en a d’autres mais que nous autres, en Occident, les ignorons.

    • Quant à moi, La Chronique de Travnik attend encore et toujours d’être lue mais j’aimerais bien me plonger aussi dans d’autres de ses nouvelles. J’aime bien moi aussi savoir l’histoire des textes que je lis, avant qu’ils ne nous arrivent en traduction française, surtout quand il s’agit d’un recueil: était-il conçu par l’auteur sous cette forme ou non? (Dans le cas de ce recueil, il semblerait que la réponse soit: un peu des deux). Ces nouvelles ont-elles été publiées séparément quelque part dans leur langue d’origine? Etc. C’est bien dommage que, malgré le consensus autour d’Andric – Andric immense écrivain/Andric lecture incontournable pour comprendre les Balkans/Andric prix Nobel de littérature et ainsi de suite – il y ait une telle paresse (en tout cas en français) autour de son oeuvre quand il s’agit de la présenter de manière un peu cohérente et contextualisée.
      Tu poses une question intéressante: l’histoire et la fin de l’empire ottoman, en littérature? Ce qui me vient immédiatement à l’esprit, c’est pas grand chose hormis quelques titres de Kadaré (Les tambours de la pluie), Vera Moutaftchiéva (Le prince errant) et le fait qu’il y a dans « Au puits » de Laza Lazarevic une ou deux histoires qui évoquent les guerres entre Serbie et empire ottoman. Ah, et un roman hongrois Török tükör/Miroir turc, de Viktor Horváth, qui parle de la Hongrie nouvellement entrée dans l’empire ottoman et qui a été bien reçu, lauréat du prix de littérature de l’Union européenne en 2012, traduit en de nombreuses langues de la région (et en italien) mais pas en français. A creuser, donc.

  7. cleanthe dit :

    Merci pour ce riche billet qui donne envie de se replonger dans l’œuvre de l’écrivain. Je garde un souvenir ébloui de la Chronique de Travnik. Il faudra que j’essaie ses textes plus courts.

    • Encore un avis positif sur la Chronique de Travnik. Décidément, il faut que je m’y mette moi aussi! Je pense en effet que ça vaut la peine de ne pas s’arrêter à un gros roman ou un recueil de contes et que l’oeuvre d’Andric est une oeuvre qui mérite d’être lue dans son ensemble.

  8. je lis je blogue dit :

    Je l’ai lu dans le cadre du mois de l’Europe de l’Est, en mars dernier. J’avoue que je n’ai pas été aussi séduite que je ne l’espérais
    https://jelisjeblogue.blogspot.com/2023/03/contes-de-la-solitude-ivo-andric.html

    • Comme tu le vois, il y avait aussi des « contes » que j’ai moins appréciés ou compris. Je pense d’ailleurs que je ne suis pas la seule: je n’ai pas vraiment vu de chroniques qui évoquent l’histoire du roi aveugle (je n’ai plus le titre exact en tête) et je crois que je ne suis pas la seule à ne pas savoir ce qu’Andric avait en tête en l’écrivant.

  9. […] les 58 titres recensés, je n’en ai lu que 10 et chroniqué que deux (Les nageurs de la nuit ; Contes de la solitude), sept autres titres étant des rééditions de titres que j’avais déjà chroniqués à partir […]


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