[Carrément] à l’Est ! 10 – Les survivants, un roman taïwanais expérimental sur l’histoire et la mémoire

Dixième chapitre de ma série de lectures taïwanaises en 2023. Pourquoi Taïwan ? Je l’explique dans ce billet.

« La première fois que j’ai eu connaissance des Evénements de Musha », écrit le narrateur-auteur au premier paragraphe de ce roman, « j’étais probablement encore tout jeune adolescent, c’était durant les années 1960 de cette période simple et blafarde qui a succédé à la Terreur blanche. »

A cette époque des années 1960, ces Evénements de Musha sont déjà vieux de trois décennies, et il en faudra encore trois avant que ne paraisse, en 1999, ce fort, singulier, exigeant roman taïwanais.

Ouvrir Les survivants, c’est entrer dans trois univers méconnus en France : le premier est celui des années de l’entre-deux-guerres, lorsque Taïwan est sous contrôle japonais et qu’ont lieu ces Evénements de Musha qui, en 1930, mènent à la presque éradication d’un groupe aborigène de l’île. Le second univers est celui de ce peuple aborigène, les Sedeq (aussi appelés Atayal) aujourd’hui, surtout ceux habitant encore dans le village où ils ont été relégués suite aux Evénements. Quant au troisième, il s’agit de l’univers de l’auteur, tel qu’il est exprimé dans ce roman qui, dans un flot ininterrompu relevant de la technique du flux de conscience, entremêle histoire, contemporanéité, réflexions et personnalité de l’auteur narrateur.

Du point de vue du style et de la construction, ce troisième univers a beau être propre à l’auteur, c’est peut-être celui qui est le moins dépaysant pour les amateurs de littérature mondiale – le traducteur de l’édition anglaise rapproche Les survivants du Ulysses de Joyce ou de La caverne de José Saramago. N’ayant lu ni l’un ni l’autre mais ayant lu Harmonia cælestis de Péter Esterházy, c’est plutôt à ce dernier que je pensais (il y a aussi de l’humour dans Les survivants mais pas – heureusement –les jeux de mots intraduisibles dont sont truffées les pages du gros roman d’Esterházy).

Pendant deux hivers successifs, en 1997 et 1998, j’ai habité parmi les Atayal dans le village de Qingliu, anciennement Chuanzhongdao, « l’Ile-entre-deux-eaux ». J’y voyais souvent des grues blanches qui survolaient les rizières, et je me promenais dans le parfum des fleurs de prunier.

Les raisons qui m’ont fait écrire ce texte sont liées à la liberté de l’existence et à l’amour perdu à cause de la liberté.

Wuhe 

Les survivants, c’est donc une longue phrase qui court sans pause, sans paragraphes et avec juste un peu de ponctuation, sur près de 270 pages correspondant plus ou moins à un séjour d’un « chercheur », le narrateur-auteur, dans ce village qui est celui des descendants de la tribu au cœur des Evénements de Musha. Certains, parmi les plus anciens habitants tatoués au front et au menton du village, étaient déjà nés au moment de ces événements et en sont les survivants, ou les descendants directs des victimes. D’autres, parmi les plus jeunes, en ont entendu parler, y ont réfléchi, se réclament de leurs ancêtres … ou vivent leur vie sans y penser. 

Ramenés aux faits les plus bruts possibles, ces « Evénements de Musha » sont les suivants : en octobre 1930, l’île de Taïwan – avec ses habitants arrivés de Chine à partir du XVIIe siècle ainsi qu’avec ses diverses tribus aborigènes – est sous contrôle japonais depuis 35 ans. Une tribu sedeq – celle de Mahepo sous la conduite de Mona Rudao – tue plus de 130 Japonais en utilisant leur technique traditionnelle du chucao, le « fauchage de têtes ». Les Japonais prennent leur revanche en plusieurs vagues cette année-là et l’année suivante, utilisant d’abord bombes et gaz toxiques pour mettre fin à ce qu’ils voient comme une rébellion, puis s’appuyant sur une autre tribu sedeq pour massacrer ceux de Mahepo (certains s’étaient déjà suicidés pour échapper à la capture), avant de déporter les membres survivants de la tribu vers un lieu que les Japonais appellent Kawanakajima, les Chinois Chuanzhongdao puis Qingliu, et l’auteur (dans la traduction française) « l’Ile-entre-deux-eaux », où vivent encore les descendants des environ 200 individus rescapés.

C’est donc là que, près de 70 ans plus tard, l’écrivain Wuhe part sur les traces des événements, de leurs survivants, et de la mémoire officielle et personnelle, poussé par la réflexion qu’il mène sur « l’origine et la signification des concepts tels que “l’armée” ou “la nation” » depuis son passage par le service militaire obligatoire.

… et tandis que je lisais ces innombrables récits d’affrontements sanglants, les guerres imaginaires racontées dans les manuels d’histoire de ma jeunesse sont devenues pour moi « vérité historique » au fil de ces mois de solitude, sans doute ai-je pensé aussi aux tueries qui avaient eu lieu dans nos montagnes et me suis-je défait de l’ardeur de la jeunesse pour revenir calmement aux Evénements de Musha, à leurs raisons d’être et à leur légitimité…

Qui sait dans quelles circonstances cette photo de Mona Rudao (au centre) a-t-elle été prise?

Ce qui aurait pu être un reportage de facture classique prend la forme d’une approche très personnelle à l’Histoire : très personnelle d’abord parce que la démarche du narrateur-auteur tourne le dos aux discours officiels qui, après la « Rétrocession » de Taïwan à la Chine puis le repli du gouvernement nationaliste de la République de Chine sur l’île de Taïwan, ont érigé le chef sedeq Mona Rudao en héros nationaliste et patriotique contre l’occupant japonais. Fallait-il plutôt voir dans l’enchaînement des événements une application des coutumes anciennes du « fauchage de têtes » selon la logique interne de la relation des Sedeq à leur environnement humain ?

Le récit est également très personnel car, s’installant à « l’Ile-entre-deux-eaux », visitant l’ancien village de Musha, et projetant de remonter la rivière pour faire à rebours le trajet des rescapés d’autrefois, Wuhe incorpore aussi les voix des survivants d’aujourd’hui, tout en s’imaginant les fantômes des morts d’hier l’accompagner dans sa quête.

… je crains que nous ne retombions dans notre mutisme, le sien causé par les accidents de la vie est moins fort que le mien qui est de naissance, mais entre nous c’est presque une compétition, un jour, nous nous sommes croisés au coucher du soleil sur un sentier de rizières et nous sommes restés côte à côte, tous les deux assis et silencieux, à regarder le soleil qui se couchait derrière les montagnes, cette muette contemplation a duré finalement jusqu’à ce que le croissant de lune surgisse du sommet des montagnes à l’est, alors, nous nous sommes quittés, toujours muets, avec un dernier regard au croissant de lune…

Le narrateur-auteur, lui-même Chinois Han mêlé de sang aborigène, tente ainsi de comprendre les événements du point de vue des aborigènes d’alors. Ce faisant, il parle aussi des Sedeq d’aujourd’hui, ceux et celles qui « survivent » au passage du temps qui les voit partir travailler au loin, dans le bâtiment, la prostitution ou la pêche, tandis que chez eux les projets de tourisme ou d’infrastructures routières grignotent les terres montagnardes.

La prose est dense, la ponctuation est « chichement mesurée » (je cite la préface), pensées et réflexions, passé et présent, faits et imagination s’enchaînent et s’imbriquent sans pitié, si bien qu’il faut se retenir de se laisser emporter par le rythme effréné qu’impose l’auteur si l’on veut saisir et savourer toutes les nuances du texte. Les coupures en chapitres ou paragraphes, la séparation visuelle des voix, la séparation des temporalités… tous ces repères habituels sont absents et rendent plus difficile d’isoler des passages, des personnes ou des pensées plus marquants. Que ce soit le narrateur-auteur lorsqu’il écrit sur lui-même ou sur ses interactions avec les gens autour de lui, ou les événements extérieurs : tout est traité sur le même plan. L’auteur rentre d’emblée dans le vif du sujet, et les éléments qui permettent de comprendre les faits historiques dont il est question sont dispersés tout au long du livre (la préface d’Angel Pino et Isabelle Rabut est très utile). La lecture n’est pas facile et, vers le milieu, j’ai dû faire un effort pour continuer à tourner les pages jusqu’à la fin. Mais je me suis accrochée, et bien m’en a pris car Les survivants est non seulement un regard hautement singulier sur un pan de l’histoire des aborigènes de Taïwan, mais aussi (et pour moi surtout) une formidable leçon de style et d’écriture. Si je décidais un jour de me lancer dans la création d’une bibliothèque personnelle permanente de littérature taîwanaise, Les survivants serait l’un des premiers livres à y prendre place et peut-être aurais-je entretemps eu la possibilité de lire d’autres textes de Wuhe. (J’apprends grâce à Lettres de Taïwan qu’outre Les survivants sont traduits en français plusieurs textes de Wuhe à retrouver dans le hors-série 1/2016 de la revue Jentayu consacré à la littérature contemporaine taïwanaise, dans De Fard et de Sang, troisième volume de l’anthologie historique dont j’ai chroniqué le premier ici et le deuxième là, et dans Formosana. Histoires de démocratie à Taïwan, recueil publié par L’Asiathèque).

C’est donc sans hésiter que je le propose à Ingannmic et à toutes les personnes intéressées par son initiative « Lire (sur) les minorités ethniques ».

Wuhe, Les survivants (Yusheng, 1999). Roman traduit du chinois (Taiwan) par Esther Lin-Rosolato et Emmanuelle Péchenart. Préfaces et notes par Angel Pino et Isabelle Rabut. Actes Sud, 2011.

De Wuhe est également paru en mai 2023 Le recueil des ossements, traduit par Emmanuelle Péchenart : une présentation du livre à retrouver sur le site des éditions Marie Barbier. A lire aussi : un entretien récent avec Emmanuelle Péchenart sur Wuhe et Le recueil des ossements, sur Bookalicious.


4 commentaires on “[Carrément] à l’Est ! 10 – Les survivants, un roman taïwanais expérimental sur l’histoire et la mémoire”

  1. Ingannmic dit :

    Un texte très exigeant, si je comprends bien, mais qui vaut l’effort qu’il réclame.. je note, mais pas pour tout de suite ! L’avantage, c’est que je ne l’oublierai pas, grâce à sa place dans le récapitulatif sur « Les minorités ethniques ». Merci pour cette belle proposition !

    • Il y aura une nouvelle proposition le mois prochain, également dépaysante mais plus facile d’accès en termes d’écriture. Mais, oui, je recommande vivement Les survivants aux lecteurs et lectrices patients, du moment qu’ils ne tentent pas de le lire matin et soir dans les transports en commun.

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