[Carrément] à l’Est ! 1 – L’homme aux yeux à facettes, une « fiction écologique » entre réalisme et fantastique

Premier chapitre de ma série de lectures taïwanaises en 2023, comme expliqué dans ce billet.

– Je veux écrire un peu.

– Ecrire quoi ?

– Des choses qui semblent avoir eu lieu, mais qui n’ont peut-être jamais été.

L’homme aux yeux à facettes est l’un des rares romans taïwanais dont j’avais entendu parler avant mon arrivée sur l’île, et c’est peut-être aussi l’un des livres les plus faciles à se procurer en France, dans la traduction de Gwennaël Gaffric publiée en 2014 chez Stock. On m’avait dit que c’est un livre qui se lit tout seul, et c’est vrai, de même qu’il est vrai qu’à juste une trentaine de pages de la fin du livre j’étais encore incapable de prédire quelle forme la fin allait prendre.

Je l’ai lu à Taipei, au nord de l’île, bien qu’il se déroule principalement à l’est de Taïwan. Plus tard, justement dans ce « comté de H » qui fait face à l’océan Pacifique, j’ai lu un autre livre de Wu Ming-yi qui se déroule, lui, entièrement à Taipei – j’aurai l’occasion d’en parler, c’était mon livre préféré des trois que j’ai lus de lui.

L’homme aux yeux à facettes se déroule plus ou moins de nos jours : la publication originale date de 2011, et évoque dans le texte « la célèbre inondation qui frappa Taiwan le 8 août 2009 ». S’il est bien ancré dans une réalité temporelle et géographique, il comporte aussi une part de fantastique pour évoquer des questions liées à la mémoire, à la perte, à l’environnement, au rapport de l’humain à la nature : la nature dans ce qu’elle a de plus primordial et incontrôlable dans cette île exposée aux typhons et aux tremblements de terre, et traversée d’une chaîne montagneuse abrupte et imprévisible. Aux phénomènes météorologiques et sismiques qui encadrent le déroulement du roman, Wu Ming-yi en ajoute un autre, lui aussi véridique – le vortex de déchets amoncelés dans le Pacifique – mais qu’il fait s’écraser contre la façade pacifique de l’île de Taïwan. Cette collision imaginée non seulement évoque un autre pan de la relation de l’homme à son environnement (la production de déchets (qui est un réel problème dans la vie quotidienne à Taïwan)), mais permet aussi de faire se rencontrer les univers des deux principaux personnages du roman, Atihei et Alice.

Atihei, un adolescent, a grandi sur l’île de Wayo-Wayo, une île imaginaire, absolument pas touchée par la modernité, qui paraîtrait complètement hors du temps s’il n’y avait cette mémoire distante du passage de l’homme blanc. C’est à cause d’un rite spécifique aux cadets de l’île qu’Atihei s’est vu obligé de la quitter pour un voyage sans retour, mais c’est le hasard romanesque qui l’a fait atterrir sur le vortex de déchets, où il tente de survivre. Les objets qui composent cette île de détritus, et qu’il ne sait pas identifier, constitueront sa première vision d’un monde occidental.

Alice, elle, vit dans ce comté de H qui fait face au Pacifique, un comté qui « a jadis été celui des aborigènes, puis celui des Japonais, des Han et des touristes ». Taïwanaise, professeur de lettres à l’université, Alice ne pense qu’au suicide depuis la mort en montagne de son mari danois et de leur fils, Toto. La nuit du jour où nous la rencontrons, elle est réveillée par un tremblement de terre. Le lendemain, elle découvre que sa maison, construite sur le littoral, est entourée d’eau.

Au loin, les vagues, chargées d’une écume aux détails infinis, viennent frapper le rivage avec indignation.

Alors qu’au fil des pages s’accumulent tremblement de terre, montée des eaux et arrivée sur le rivage de l’immense île de déchets, Wu Ming-yi prend son temps pour développer son histoire, alternant les histoires de ses personnages, tant pour évoquer leur présent que pour développer leur passé. A Alice et Atihei s’ajoutent ainsi Dahu, un homme Bunun fin connaisseur de la montagne et qui endosse volontiers le rôle de guide et de secouriste, Hafay, une femme Pangcah installée sur la côte après avoir passé toute son enfance à Taipei, et les deux « Occidentaux », Boldt l’ingénieur spécialiste du forage de tunnels, et Sara la biologiste militante environnementale (les Bunun et les Pangcah sont deux des quatorze groupes aborigènes officiellement reconnus à Taïwan).

Alors qu’Alice, réfugiée dans une cabane au pied de la montagne, s’enfonce dans une solitude qui ne sera troublée que par l’apparition d’un chaton et d’Atihei, Wu Ming-yi fait se rencontrer les autres personnages sur la côte dévastée. En arrière-plan, la nature en théorie toute-puissante se heurte aux manifestations de la présence humaine, que ce soit lorsque Wu Ming-yi dépeint la longue et douloureuse percée de la montagne pour y permettre le transport automobile, ou sous la forme de ces déchets accumulés en mer pendant des décennies. Se faufilant entre tous ces fils narratifs, reste le sujet qui dévore Alice et qui reste un mystère, presque jusqu’au bout: celui du sort de Toto. C’est justement là qu’intervient cet homme aux yeux à facettes, créature mystérieuse et philosophique dont l’apparition explique autant qu’elle complique ce roman déroutant, envoûtant et très réussi. 

Pendant toute cette année, la mer avait semblé surgir subitement à la porte de la maison comme un souvenir enfoui fait soudain surface.

En créant son personnage Atihei, issu d’une île et d’une culture imaginaires, Wu Ming-yi le dote aussi d’un langage inventé. Ainsi la traduction française est-elle parsemée de mots en italique pour désigner le guwana, « un outil taillé dans des branches d’arbres », la taylawaka, « une sorte de barque végétale », l’alcool de chichiya ou encore les masmago, ces « “baleines bleues aux corps comme la mer” dans la langue wayonésienne ». S’il existe toutes sortes de solutions pour transcrire en caractères chinois des mots d’autres langues ou alphabets, je me demandais tout de même comment on écrit en chinois des mots inventés et, ensuite, comment on les traduits. Je suis évidemment incapable de lire le texte original mais, comme on m’en avait prêté un exemplaire, je l’ai feuilleté avec l’aide d’une personne plus à même d’identifier les passages qui m’intéressaient. Ainsi les noms d’Alice, de son mari Jakobsen, de Boldt et de Sara, ainsi que de Hafay et Dahu, sont tous en caractères chinois, ce qui n’a rien de surprenant, mais j’étais plus curieuse de voir comment « l’altérité » de la langue wayonésienne était représentée. La réponse est toute simple : ils ne sont pas indiqués en italiques mais entre guillemets chinois, c’est-à-dire (dans l’écriture traditionnelle, non simplifiée) plus ou moins「comme ça」. Vous pourriez me dire qu’il n’y a de toute manière pas d’italiques en chinois, et vous auriez probablement raison, mais là aussi il y a une manière de faire :

En feuilletant le livre, j’ai été plus surprise de voir des mots en alphabet latin là où je ne m’y attendais pas. Ainsi le chapitre « Hafay et son Septième Sisid » (en français) est-il traduit d’un original dans lequel « Hafay et son Septième » est en caractères chinois et « Sisid » en alphabet latin. Ce chapitre-là arrive après un autre dans lequel est longuement évoqué « K, un écrivain du comté de H » – c’est donc à cela que correspondaient ces lettres « K » et « H » éparpillées parmi les caractères du texte d’origine ! Dernier exemple, la chatte que recueille Alice, qui la baptise du nom d’Ohiyo. C’est un mot qui signifie « salut » : bien qu’il soit identifié comme étant japonais, il apparait lui aussi en caractères latins.

J’étais partie de la question de comment inventer une langue et la retranscrire en caractères chinois et j’en suis arrivée à une énumération des différentes manières d’indiquer l’altérité. Est-ce que c’est spécifique à Wu Ming-yi, ou est-ce généralement ainsi que l’on procède ? Je ne sais pas. Je termine en notant que feuilleter un livre, cela signifie ici tourner les pages de droite à gauche, de même que le texte se lit de droite à gauche, et de haut en bas.

Comme le note la biographie de l’auteur, L’homme aux yeux à facettes a reçu le Prix du livre insulaire (en français dans le texte) dans la catégorie fiction : c’était en 2014 à Ouessant, le thème du salon était celui des « îles qui apparaissent et disparaissent ». Le livre a également reçu le China Times Open Book Award, a été traduit (ou est en cours de traduction) dans 14 pays, et a été mis en scène par Lukas Hemleb, un metteur en scène franco-allemand…

Le thème des populations aborigènes de l’île de Taïwan est assez présent dans le livre, de par la présence de personnages Pangcah et Bunun dont l’histoire est probablement assez représentative de la place des communautés aborigènes dans la société taïwanaise de ces dernières décennies. Je l’inscris donc à l’initiative d’Ingannmic sur les minorités ethniques, catégorie « Asie ».

Wu Ming-yi, L’homme aux yeux à facettes. Traduit du chinois (Taïwan) par Gwennaël Gaffric. Stock, 2014.


9 commentaires on “[Carrément] à l’Est ! 1 – L’homme aux yeux à facettes, une « fiction écologique » entre réalisme et fantastique”

  1. ça me plait ! merci pour la découverte !

  2. nathalie dit :

    Tout cela donne très envie, surtout si c’est un gros roman, bien ample, qui prend son temps. Et j’aime bien ces romans qui mêlent des préoccupations contemporaines à des choses plus fantastiques. Tout ce que tu dis sur la langue, l’écriture, la transcription, c’est passionnant cela. Il y a tellement de choses dans les langues !

  3. Ingannmic dit :

    Très très intéressant… je note, et j’ai récupéré ton lien, merci !

  4. Marilyne dit :

    Le parcours découverte commence en force, de fond et de forme ! Rien qu’en lisant ta chronique, je voyage. Tout y est intéressant et tentant. Lorsque je serai plus disponible, j’irai y voir de plus près.

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