Sándor Márai, un 19 mars 1944

La fête d’un proche constituant en Hongrie un événement familial, voire tribal, des plus joyeux, le dix-huit mars 1944, jour, selon le calendrier grégorien, de la Saint-Alexandre, nous invitâmes quelques-uns de nos amis à dîner.

Dîner frugal, certes – « à la guerre comme à la guerre » -, mais qu’égayèrent toutefois les vins généreux offerts par nos amis du Balaton. Venant seconder nos poêles en faïence chichement remplis et quasi défaillants, ces vins, issus des terres volcaniques de la région, contribuaient à nous réchauffer en cette soirée un peu fraîche d’un début de printemps. Nous étions réunis dans la salle à manger : j’habitais cet immeuble depuis une dizaine d’années.

Il nous arrive souvent de pressentir, de flairer, en quelque manière, un événement ou un message susceptibles de bouleverser notre vie. « C’était dans l’air », se dit-on alors. C’est ainsi que ce soir-là, sans être pourtant sûrs de rien, nous nous attendions tous à un changement aussi décisif qu’imminent.

Ces Mémoires de Hongrie étaient dans mes bagages lorsque je suis arrivée en Hongrie pour la première fois il y a beaucoup d’années et je ne suis pas sûre de les avoir relus depuis. La description qu’y fait Márai de l’invasion allemande de la Hongrie, dans les pages du premier chapitre dont la citation ci-dessus est le début, est inoubliable. C’était un 19 mars 1944, pendant la nuit.  

Márai publie ses Mémoires de Hongrie près de trente ans plus tard, après 25 années d’exil dues non à l’invasion allemande mais aux suites de la « libération » par les troupes soviétiques, qu’il chronique dès le deuxième chapitre du livre. Son Journal, noté sur le vif, est quant à lui à la fois plus succinct – « Les Allemands occupent la Hongrie » – et plus informatif sur les terribles mois qui séparent l’invasion allemande de l’arrivée des premiers soldats soviétiques.

Un exemple parmi d’autres, et daté peu avant le début de « l’invasion anglo-saxonne » en France :

X.  [beau-père de Márai] a été déporté en Pologne. Le préfet auquel j’avais demandé par lettre que l’on n’emmène pas cet homme de soixante-seize ans, qu’on le laisse dans le ghetto, m’a opposé une fin de non-recevoir en quelques lignes. Il écrit qu’il ne peut rien faire. Mais alors, s’il ne peut rien, pourquoi ne démissionne-t-il pas ?

Ces Mémoires de Hongrie et le Journal sont deux documents qui ont toute leur place dans la pile à relire alors que l’on s’approche du 80e anniversaire du début de la mise en place des ghettos et des grandes déportations de la population juive de Hongrie.

Sándor Márai, Mémoires de Hongrie (Föld ! Föld !…, 1972). Traduit du hongrois par Georges Kassai et Zéno Bianu. Albin Michel, 2004.

Sándor Márai, Journal. Les années hongroises, 1943-1948. Traduit du hongrois par Catherine Fay d’après une sélection par Catherine Fay et András Kányádi. Albin Michel, 2019. (Mon entretien avec Catherine Fay au sujet de ce Journal est à retrouver sur ce lien).


2 commentaires on “Sándor Márai, un 19 mars 1944”

  1. Sacha dit :

    C’est noté ! Par lequel des deux conseillerais-tu de commencer ?

    • Tu poses une question difficile! Les deux portent à peu près sur la même période, jusqu’en 1948, mais le Journal commence dès 1943 et est bien plus détaillé en ce qui concerne l’année 1944 et notamment la période avril-décembre 1944 (l’occupation allemande, le remplacement du régime Horthy par celui des Croix fléchées, et ses conséquences, puis l’arrivée des troupes soviétiques). Les Mémoires sont plus tardifs, et Márai s’y appuie sur ses souvenirs et sur le matériau brut du Journal, mais il y propose davantage un récit, plus contextualisé, plus analytique, et tout aussi intéressant que le Journal. Donc – ce qui ne va pas t’aider – les deux sont vraiment complémentaires!


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