En livre et en images, une visite à Mezőkövesd, avec Margit Gari (deuxième partie: les images)

J’ai présenté dans la première partie de cet article le récit autobiographique de Margit Gari, paysanne sans terre de la première moitié du XXe siècle hongrois, Le vinaigre et le fiel.  J’ai terminé en demandant comment était né ce récit si vivant d’une femme sans éducation ?

Source : avec l’aimable autorisation du Musée d’ethnographie (No. d’inventaire F 331382),
via Elte Néprajz Blog

Une annexe du livre apporte justement « quelques précisions sur la naissance du présent ouvrage » et est écrite par l’ethnologue Edit Fél. Née en 1910, décédée en 1988, celle-ci est la presque contemporaine de Margit Gari (1907-1998) mais, fille d’un avocat, elle fait des études qui la mènent jusqu’au diplôme universitaire en 1935. Devenue conservatrice au musée ethnographique de Budapest, elle se spécialise dans l’étude de la vie paysanne hongroise et notamment celle de Mezőkövesd et des Matyós et c’est ainsi qu’elle rencontre Margit Gari qui finira, écrit-elle, par la considérer comme une sorte de « sœur spirituelle ». Lorsque, au cours de nombreuses sessions entre 1970 et 1972, Edit Fél enregistre les souvenirs de Margit Gari en s’entourant d’une petite équipe de collaborateurs, elle s’appuie sur sa propre solide connaissance du milieu particulier des matyós, notamment tel qu’il est vécu par les paysans sans-terre.

Aujourd’hui, une interlocutrice telle qu’Edit Fél mettrait peut-être en scène la rencontre entre les deux femmes afin d’en faire un des éléments caractéristiques du livre ; dans Le vinaigre et le fiel, on est tout de suite projeté dans les souvenirs de Margit Gari, ce qui est un peu désarçonnant car on ne sait pas encore (on ne le saura en fait qu’en lisant l’annexe) qui recueille ces mots, quand, et comment le matériau recueilli a été organisé. La question de la sélection des thèmes n’est pas anodine, notamment parce que les enregistrements datent du début des années 1970 : laissant de côté le fait que la Hongrie est alors un pays communiste (bien que déjà entré dans une période de modération relative), l’intérêt d’Edit Fél et de ses collaborateurs porte surtout sur le milieu disparu ou en voie de disparition de la Hongrie rurale d’avant-guerre. Aujourd’hui, c’est aussi la transformation du milieu rural de l’après-guerre communiste qui susciterait l’intérêt des chercheurs, mais celui-ci prend une place assez limitée dans la réflexion de Margit Gari telle qu’elle est présentée ici (pourtant, je ne me souviens que d’une seule interjection de Margit Gari reflétant une question qui lui a été posée et celle-ci porte justement sur la période de l’après-guerre : « vous me demandez quelles facilités m’a apportées le régime nouveau ? » (l’usage du mot « facilités » et non par exemple de celui, moins orienté, de « changement », me fait sourire)).

S’il y un autre sujet que j’aurais bien voulu voir approfondi, c’est bien celui du regard porté sur la présence juive à Mezőkövesd et ses environs. Les Juifs sont là, éparpillés dans le territoire et dans le récit : ils ont le cabaret, la boucherie ou les petits commerces du coin chez qui l’on apporte les œufs en échange du charbon ou du fil à coudre. Plus tard, « vers 1940 », c’est en revendant leur marchandise à la commission, que Margit Gari et sa sœur gagnent leur vie. Et c’est dans ce contexte économique qu’est mentionné, en deux occasions, le sort des juifs car, « lorsque les pauvres juifs furent parqués dans les ghettos, chacun se lamenta : « Grand Dieu ! Juste ciel ! A qui vendrons-nous désormais nos œufs et nos poules ? » » (la deuxième allusion arrive 200 pages plus tard, lorsque Margit Gari indique qu’elle s’est fournie en articles de colportage chez les juifs, « jusqu’à leur déportation »). Quelle était la communauté juive de Mezőkövesd et quelle était sa relation avec la culture matyó, où était situé le ghetto (juste à côté du « coin des pauvres », semble-t-il d’après d’autres sources), comment la déportation de ces juifs a-t-elle été vécue et comment le tissu économique s’est-il ensuite reconstitué pour absorber leur disparition : ce sont toutes sortes de questions qui n’étaient peut-être à l’ordre du jour en 1970-72 mais au sujet desquelles Margit Gari aurait certainement eu des choses à dire.

Pour en revenir à la question de la genèse de Le vinaigre et le fiel, il me semble que le récit de Margit Gari n’existe, en hongrois, que sous la forme d’enregistrements audio. Dans ses « quelques précisions sur la naissance du présent ouvrage », Edit Fél décrit sa rencontre fortuite et amusante avec Jean Malaurie, à Budapest au printemps 1970 : Jean Malaurie, décédé il y a deux mois à presque 102 ans, c’est bien sûr l’aventure de Terre humaine et c’est pour cette prestigieuse collection qu’ont été mis en forme et traduits ces « Mémoires d’une petite paysanne hongroise ». Parmi les photos, dessins et autres documents qui illustrent et complètent le récit, le livre inclut d’ailleurs la lettre adressée par Margit Gari (elle signe de son nom complet : « Simon Istvanné Gari Takács Margit ») à « tanár Urat/M. le professeur », l’autorisant à publier l’histoire de sa vie dans la collection Terre humaine ». Elle y ajoute : « je n’ai qu’un seul désir : de même que ma vie est au service du peuple de ma patrie et de ma ville natale de Mezőkövesd, je souhaite que mon récit serve en premier lieu à la gloire de Dieu. »


Aujourd’hui, on peut visiter la maison de Margit Gari ; son quartier, appelé dans le livre le « coin des pauvres », est dorénavant bien marqué sur la carte touristique de Mezőkövesd (« Hadas városrész », et je serais curieuse de savoir quand le terme hongrois a été inventé pour l’appliquer à ce quartier) et est même devenu l’une des principales attractions d’une petite ville qui a sinon bien du mal à se rendre intéressante, et est d’ailleurs loin de respirer la prospérité (je me fais la réflexion en m’y promenant, et en croisant de nombreux habitants roms, que les Roms/tziganes sont quasiment absents du récit de Margit Gari ; ils n’étaient peut-être pas installés là de manière permanente, mais ils devaient tout de même faire partie du paysage).

A quelques pas du quartier Hadas et de chez Margit Gari, cette maison est moins pittoresque mais a encore ses rangées de tuiles.

Tout propre et bien pavé, ce petit quartier « des pauvres » constitué d’une poignée de rues est presqu’entièrement transformé en maisons-musées, maisons de créateurs folkloriques et boutiques de souvenirs : il a évidemment bien changé depuis l’enfance de Margit Gari et je note au passage que les rangées de tuiles, qu’elle dit avoir ajouté au toit lorsqu’elle a enfin pu mettre de l’argent de côté, ont été retirées pour ne laisser qu’une couverture de roseaux (peut-être plus « authentique » et esthétique). Manque de chance, la personne en charge de la maison-musée a décidé ce jour-là (alors qu’elle vient tout juste de rouvrir après plusieurs mois de fermeture d’hiver !) de profiter du beau temps pour laver tous les textiles de la maison, qui est donc… fermée.

Margit Gari n’est en fait qu’une star de deuxième rang à Mezőkövesd, car la première place a été attribuée à Bori Kisjankó (1876-1954), figure importante de la broderie matyó. Sa maison peut également être visitée ; avec la disposition typique de ses pièces, son sol en terre battue, ses images pieuses couvrant les murs, sa kemence utilisée pour chauffer, cuisiner et s’asseoir, et ses édredons colorés empilés sur le lit haut, c’est probablement tout comme si j’avais visité celle de sa voisine (les maisons de Bori Kisjankó et de Margit Gari partagent une cour et une palissade).

Cette photo et d’autres à retrouver au Matyó Múzeum

Autre visite, complémentaire du Hadas városrész, celle du musée matyó : on y trouve, parmi toutes les variations du costume traditionnel, de superbes kuzsu, ces courtes vestes en peau de mouton brodées de motifs colorés et d’une grande inventivité. Mais ce que j’aime surtout, ce sont les reproductions des magnifiques photos en noir et blanc (certaines colorisées), prises par des photographes locaux ou de passage tels que Rilly Weisbach (quelques exemples, notamment de photos de mariage, dans les collections du musée ethnographique à Budapest), Ödön Skarbinecz, Kálmán Kóris, et une poignée d’autres.

Dehors, à quelques pas du musée, un petit mémorial (1993) et deux carrés de fleurs commémorent les soldats soviétiques décédés dans « les combats de Mezőkövesd » de l’automne 1944 (à ce moment-là, Margit Gari s’est réfugiée à Bogács, dans les caves à vin « aménagées dans les roches des collines). Plus loin, sur une place, un monument orné d’un poème assez naïf a été érigé en 1989 en l’honneur des travailleurs agricoles des summásság d’autrefois : d’un côté du bloc de pierre, un train attend qu’un couple ait fait ses derniers adieux avant de partir, tandis que de l’autre hommes, femmes et enfants sont déjà au travail, fauchant le blé sous l’œil attentif d’une nuée d’oiseaux.


8 commentaires on “En livre et en images, une visite à Mezőkövesd, avec Margit Gari (deuxième partie: les images)”

  1. Athalie dit :

    Je n’ai pas lu le vinaigre et le fiel mais j’ai lu ta note avec beaucoup d’intérêt. Tu soulèves des questions sur la fiabilité d’un témoignage, les « trous » possibles, les « oublis » non pas de mauvaise foi, mais découlant de l’époque où il a été recueilli, de la personne qui questionne. Une perspective à prendre en compte pour certaines lectures.

    • Je te remercie de ton commentaire. Je pense en effet qu’il est important de replacer tout témoignage dans son contexte (ce qui inclut ici le fait d’avoir été recueilli par des chercheurs, puis passé par des phases de transcription, d’édition et de traduction) mais que cela n’enlève rien au fait que celui de Margit Gari a beaucoup de valeur.
      J’ai d’ailleurs ensuite prolongé ma lecture avec un livre qui, bien qu’étant un roman, s’inscrit vraiment dans la prolongation des thèmes qu’évoque Margit Gari ainsi que ceux qu’elle n’évoque pas.

      • Athalie dit :

        Contextualiser n’enlève pas la valeur du témoignage, bien sûr, je dirai même que ça lui en ajoute, les non dits des récits sont révélateurs d’une époque, il est donc intéressant que cette femme ne « voit » pas les juifs et les tziganes et de questionner le pourquoi. Et aussi que la première place soit donnée dans la mémoire officielle de ce village à une brodeuse traditionnelle …

      • En ce qui concerne la brodeuse dans la mémoire officielle, je pense que c’est à mettre en lien d’une part avec le fait que la culture matyó (et sa broderie) est vraiment spécifique à Mezőkövesd, et d’autre part que la mise en avant d’une femme du peuple est un héritage de la période communiste (on voit notamment, accrochés au mur de sa pièce, des diplômes de broderie industrielle des années 1950, juste avant sa mort). De la même manière, on pourrait se demander quand et pourquoi il a été décidé de préserver les quelques maisons du « coin des pauvres » et d’en faire l’un des principaux sites touristiques du bourg; je crois que Margit Gari vivait encore dans sa petite maison au début des années 1970, soit une quinzaine d’années après la mort de sa voisine brodeuse Bori Kis Jankó, mais la question de savoir si la préservation de ces maisons et de la mémoire de leurs habitantes était déjà en cours à cette époque n’est pas du tout abordée dans le livre.
        J’ajoute pour terminer que ce petit quartier touristique est en fait l’une de trois attractions de Mezőkövesd: il y a le stade qui est vraiment neuf, imposant et équipé d’informations multilingues (assez inattendu étant donné l’image générale du bourg) et les bains Zsóry, qui doivent représenter un chiffre d’affaires et de visiteurs vastement supérieur au musée matyó et aux maisons-musées.

  2. nathalie dit :

    Oh mais comme tout cela est passionnant. C’est tellement bien quand on peut relier lecture, littérature, histoire, lieux et modes de vie des gens. On voit les cohérences, les failles, les divergences de regard… Merci beaucoup.

    • Merci! en général, je pense qu’en Hongrie il n’est pas facile de relier littérature/personnalités et villes/villages (en dehors de Budapest et d’une petite poignée d’autres exceptions), mais là c’est vrai que le fait de faire un petit tour sur place a vraiment ajouté à ma lecture. J’aurais pu rajouter quelques paragraphes sur ce que les guides touristiques ont à dire sur Mezőkövesd, des années 1930 à nos jours, ça aurait aussi été intéressant du point de vue « divergences de regard ».

  3. Athalie dit :

    Merci de tes explications ! Je n’irai sans doute jamais dans ce village mais je suis allée à Budapest et là aussi, certains choix politiques touristiques sont assez intéressants.


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