Yitskhok Katzenelson – Le Chant du peuple juif assassiné

Chante, chante ! Prends ta harpe, vide, creuse et légère,

Sur ses cordes fines jette tes doigts pesants,

Cœurs lourds de douleur, et chante le dernier chant,

Chante les derniers Juifs d’Europe sur cette terre.

Lorsqu’il enterre, dans des bouteilles scellées, le manuscrit du Chant du peuple juif assassiné, Yitskhok Katzenelson pressent sans doute qu’il ne pourra pas lui-même le déterrer et que la survie de cette œuvre – comme celle de tant d’autres témoins et victimes de l’Holocauste – n’est pas garantie. C’est le début de l’année 1944 et Katzenelson est, avec son fils aîné, interné depuis mai 1943 dans le camp de Vittel, dans les Vosges, où il compose à partir d’octobre 1943 les quinze chants de ce Chant du peuple juif assassiné. Déporté à Drancy puis, en avril 1944, à Auschwitz où il est aussitôt gazé, il ne saura donc rien du devenir de cet ultime témoignage de la tragédie juive, publié dans l’original yiddish à Paris dès l’année suivante et encore aujourd’hui régulièrement présenté dans sa traduction française au cours de lectures publiques.

Yitskhok Katzenelson et son fils Tzvi, camp de Vittel. Source: USHMM

« C’est grâce à Myriam Novitch [détenue, elle aussi, au camp de Vittel] et à sa fidélité à la mémoire du poète que nous devons l’existence de ce qui devint l’équivalent du Livre des Lamentations biblique », écrit Rachel Ertel dans sa présentation de la traduction française de Batia Baum, publiée chez Zulma en 2007. (Cet article en anglais revient de manière plus détaillée sur la genèse et le parcours – peut-être plus complexe qu’ils ne sont présentés par Ertel – du Chant de Katzenelson, ainsi que sur les circonstances de sa première publication à Paris).

Si ce Chant est écrit sur le territoire français et non autre part, c’est entièrement dû à un camouflet supplémentaire de l’Histoire : en avril 1943, Katzenelson est sorti clandestinement avec son fils du ghetto de Varsovie où il s’était retrouvé en 1940 et, armé de visas pour le Honduras, est inclus dans un convoi pour le camp de Vittel (camp dont l’Holocaust Encyclopedia de l’USHMM indique qu’il servait en partie à la détention de Juifs non-français destinés à être échangés contre des citoyens allemands). C’est donc à Vittel, dans des circonstances matérielles supérieures à celles du ghetto de Varsovie mais qui ne peuvent évidemment pas compenser le traumatisme individuel et collectif qu’il y a vécu, que Katzenelson écrit Dos lid fun oysgehargetn yidishn folk, « cri sans voix » et chant commémoratif d’une communauté juive polonaise déjà presque annihilée.

Né en 1886 à Korelicze (Korelichy) en Biélorussie, Katzenelson grandit à Lodz où, écrit Rachel Ertel, il se fait connaitre en tant qu’« auteur bilingue, yiddish et hébreu, prosateur, poète, dramaturge, pédagogue et militant sioniste, assuma[nt] le rôle de maître et de mage, tenu à Varsovie par Yitskhok Leybush Peretz, en accueillant et encourageant jeunes poètes, écrivains et artistes ». Cette renommée de temps de paix semble s’être complètement évaporée aujourd’hui (du moins en dehors du monde yiddishophone) et, dans la mesure où le nom de Katzenelson est connu, c’est entièrement dû aux deux écrits de temps de guerre que sont Le Chant du peuple juif assassiné et le Journal de Vittel (Yitzhak Katzenelson, traduit par Claire Darmont, Calmann-Lévy, 2016).

Ecrit, donc, durant une période de relatif répit à Vittel, ce Chant ne reflète rien de la France et tout de la persécution antisémite et surtout de l’extermination de la population juive de Pologne consécutive à l’invasion du pays par les troupes allemandes. Par sa forme, ce Chant est frénétique et tourmenté à l’extrême, mais ce que véhicule cette forme est impitoyable, par sa lucidité sur la volonté d’extermination du peuple juif et par sa description de la mise en route de cette volonté d’extermination, que ce soit par ce qu’il a vu lui-même dans le ghetto ou par ce qu’il sait sur les formes de la destruction : ainsi convie-t-il, dès le premier chant daté des 3-5 octobre 1943, les morts de son peuple à faire cercle autour de lui, « grands-pères, grands-mères, pères, mères portant vos enfants au giron, / (…) ossements juifs, réduits en poudre et en pains de savon ! »

O montre-toi, mon peuple, apparais, tends les mains

Hors des fosses profondes et longues où sur des milles tu t’entasses

En rangs serrés, couche sur couche, inondé de chaux et brûlé.

Montez ! Sortez des profondeurs, des strates les plus basses ! »

Frénétique, ce Chant l’est aussi parce que le poète – « l’homme qui a regardé, qui a vu de ses yeux » – y prend tout et tous à partie, interpellant ici son peuple et ses morts « desséchés, broyés, moulinés », là ces wagons hier « pleins à craquer » et aujourd’hui « débarrassés de [leurs] Juifs », autre part les « cieux perfides, cieux trompeurs, cieux de bassesse en vos hauteurs, cieux complices » envers lesquels il a perdu la foi. Dans les chants X (Le commencement de la fin) et XI (Te souviens-tu ?), datés de décembre 1943, c’est sa femme qu’il ressuscite, Hanna/Hannele, déjà morte depuis longtemps puisque raflée avec leurs deux plus jeunes enfants et déportée à Treblinka où tous trois meurent en août 1942. Avec son souvenir à ses côtés, il décrit son retour dans les locaux de l’orphelinat du ghetto, rue Twarda, après avoir appris que les enfants et leurs éducateurs venaient également d’être pris. Il ne reste plus d’eux que « les petits manteaux (…) le long du corridor », et les quelques strophes suivantes sauvegardent la mémoire d’une poignée de leurs petits propriétaires – le petit Abele, Arek et Pinhesl, « un trésor d’enfant » – déjà privés par la guerre de leurs parents et maintenant privés de leurs vies mêmes.

Dans le chant suivant, Rue Mila (24-25-26 décembre 1943), c’est à nouveau la voix solitaire qui s’élève pour crier ce à quoi ressemble une nouvelle vague de déportation – « Une épouvante tombée des cieux nous accompagne, cruelle, / Et sur chacun des cent mille visages se reflète son ombre blême… / Une épouvante ! » – avant de s’avouer vaincue, incapable de décrire jusqu’au bout la profondeur du désastre dont il a été témoin.  

Oh, ce gamin ! L’Allemand sort du rang un autre Juif, un « innocent » : « Toi » !

Et les aligne tous deux avec les milliers promis à la mort – sinistre farce !

J’ai vu… Oh ! laissez-moi, ne demandez rien, ne demandez ni où, ni comment, ni quoi !

Je vous ai adjuré : ne cherchez pas à savoir, ni à entendre ce qui s’est passé rue Mila.

Frénétique, traversé d’un sentiment d’horreur profonde, ce Chant du peuple juif assassiné est rendu d’autant plus puissant que sa structure est extrêmement travaillée, Katzenelson ayant fait le choix d’une « forme de contrainte maximale » qui rend le texte « unique en son genre, y compris dans la poésie yiddish de l’anéantissement », comme l’écrit Rachel Ertel dans sa présentation du texte. Elle ajoute :

Le poème se compose de quinze chants, chacun comportant quinze strophes de quatre vers. Partant d’un rythme stacatto dans les deux premiers chants, le souffle s’amplifie progressivement dans les onze chants suivants pour atteindre la plus grande ampleur dans les deux derniers. La lecture à voix haute de ces vers très longs, qui respectent d’un bout à l’autre les rimes croisées, mais multiplient les enjambements, les croisements, les redites avec de surprenantes variations, porte délibérément le souffle jusqu’à l’épuisement.  

La traduction de Batia Baum rend admirablement le sentiment d’urgence et de désespoir de ce texte unique et remarquable, terrible témoignage de la barbarie nazie et de la destruction des Juifs de Varsovie et de Pologne.

Yitskhok Katzenelson, Le chant du peuple juif assassiné (Dos lid fun oysgehargetn yidishn folk). Traduit du yiddish par Batia Baum et présenté par Rachel Ertel. Zulma, 2007.

(Batia Baum est décédée en juin dernier. Le mahJ revient sur sa vie et son œuvre de traductrice, et Carole Ksiazenicer-Matheron sur son rapport, marqué par le traumatisme d’une petite enfance vécue cachée dans la France de la Seconde Guerre mondiale, au yiddish et à la traduction, dans En attendant Nadeau).


9 commentaires on “Yitskhok Katzenelson – Le Chant du peuple juif assassiné”

  1. nathalie dit :

    Ça a l’air magnifique et bouleversant… Je note.
    À propos de littérature yiddish, as-tu vu cet article sur Debora Vogel ?
    https://www.en-attendant-nadeau.fr/2024/01/16/debora-vogel-pour-qui-ecrit-on-en-yiddish/
    Ça a l’air très intéressant aussi.

    • Oui oui, note! Et merci pour l’article que je n’avais pas lu, très intéressant en effet et qui me permet de faire connaissance avec Debora Vogel et de regretter une fois de plus de n’avoir pas encore lu Bruno Schulz

  2. merci pour la célébration qui cette année est escamotée (Ukraine, Hamas, Agriculteurs… et même réunions des recteurs dans l’amphi de la Sorbonne

  3. keisha41 dit :

    J ne connaissais pas du tout. Merci pour la page en yidddish (je croyais que c’était de l’hébreu, à première vue)

    • La qualité de la reproduction n’aide certainement pas. Merci de ton commentaire: je ne m’étais pas vraiment posé la question de l’alphabet yiddish et je lis maintenant dans wikipedia que « l’hébreu manuscrit est utilisé pour écrire le yiddish et l’hébreu », et que par ailleurs comme l’hébreu le yiddish s’écrit de droite à gauche, ce qui explique probablement aussi ta « première vue ».

  4. Vincent dit :

    « Le chant du peuple juif assassiné », un classique de la littérature Yiddish. Je note le journal de Yitskhok Katzenelson.

  5. Ce livre a l’air remarquable, merci pour cette découverte !


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