Cristian Mungiu – Une vie roumaine. Tania Ionaşcu, ma grand-mère de Bessarabie

Il fallait vite prendre une décision. Maman m’est apparue en pensée. J’ai décidé d’abandonner nos affaires sur place et on s’est entassés dans un wagon de marchandises qui nous a conduits en Olténie, à Piatra Olt. La gare était pleine de poussière et un vent sec la faisait voleter de partout.

Partir ou rester, et si partir, que prendre avec soi ? Au cours de l’histoire humaine, aux quatre coins de la planète, le dilemme s’est imposé à un nombre incalculable de personnes : ici, il s’agit de Tania qui se souvient d’un jour du printemps 1944 où, loin de chez elle, un bébé dans les bras, son mari au front, elle a pris la fuite devant l’arrivée des troupes soviétiques.

Ce souvenir est l’un de ceux qui constituent le livre Une vie roumaine. Tania Ionaşcu, ma grand-mère de Bessarabie, récit à deux voix d’un destin de femme au XXe siècle et, par-delà le destin individuel, pour reprendre les mots de l’avant-propos de Thierry Frémaux, « l’histoire d’un peuple et d’un pays ». Mais de quel peuple, et de quel pays ?

Tania, née en 1916, a grandi à Cahul : à l’époque de sa naissance, « durant la Première Guerre, (…) la Bessarabie était encore dans l’empire russe », mais elle est ensuite « passée du côté de la Roumanie ». Dans son récit de son enfance cependant, ce n’est pas « l’empire russe » ni « la Roumanie » qui sont évoqués, mais la Bessarabie avec toute sa diversité de population. Il n’y a qu’à voir toutes les ethnicités qui défilent en même temps que la famille et les voisins : on parle grec, on a peut-être du sang bulgare, on se marie avec des Ukrainiens, ou des Arméniennes, ou des Russes ou, comme la cousine Aneta, avec un Italien, mais on ne fraie pas trop avec les Moldaves ou les Lipovènes, si pauvres. De par toutes ces ramifications, la famille de l’enfance de Tania, à Cahul près des rives du Prut, fréquente à l’est Odessa, à l’ouest Galaţi, et aussi Poltava, Kiev et Arad, soit l’Ukraine et la Roumanie d’aujourd’hui, qui entourent la Moldavie d’aujourd’hui.

Mais Cahul et l’enfance de Tania, c’est donc surtout la Bessarabie, un monde en soi et où les frontières semblent ne pas représenter grand-chose pour cette jeune fille somme toute assez ordinaire. Seulement naître, comme Tania, en 1916, c’est avoir 22 ans en 1938 (elle se fiance avec un officier de l’armée roumaine), et 24 en 1940, et c’est à ce moment que toute notion d’ordinaire s’évapore devant l’arrivée des « bolcheviques ». Partir ou rester, et si partir, que prendre avec soi ?

Au fil des pages, Tania évoque des années de guerre faites d’échappées de justesse, de refuges temporaires, de faux départs et de grandes émotions. Ayant réussi, avec sa sœur, à passer les contrôles à la nouvelle frontière séparant la Bessarabie passée sous contrôle soviétique de la Roumanie, et laissant derrière elle sa mère, et un frère et un père dont elle ne saura jamais vraiment comment ils sont morts, elle se souvient : « je tremblais si fort que je n’arrivais plus à parler. On s’en était sorties. » 

Le récit est poignant, l’émotion est souvent là même si les mots sont souvent sobres et l’ensemble est succinct ; on ne peut, en tournant les pages, que se raccrocher à l’assurance que l’histoire de Tania et de sa fille Maria ne sera pas stoppée trop tôt par la guerre, ou la déportation, ou l’injustice du communisme roumain, car ce récit à deux voix est celui de Tania et de son petit-fils, mais tout de même c’est véritablement l’histoire d’une vie qui n’a pas été épargnée par les malheurs. (L’histoire du mari/père/grand-père, Petre, apparait aussi, et prend de la consistance à partir du renversement d’alliance de la Roumanie, qui, en 1944, se tourne contre les Allemands avec lesquels le pays était précédemment allié. Jusque-là, quel était le rôle de l’armée roumaine sur le front en Ukraine ? Ce n’est pas le sujet du récit de Tania, mais cela rend assez intrigante l’inclusion, parmi les photos d’archive qui illustrent le livre, d’une photo portant la légende « Juifs [principalement des femmes et enfants] déportés vers un camp de concentration par l’Armée roumaine » ; le récit de Tania inclut une évocation très brève, mais désespérante, du sort de la population juive de Bessarabie durant l’occupation allemande).

Parce que c’est l’évocation à la première personne d’une vie de femme du XXe siècle – une vie qui aurait pu être ordinaire si ce n’est qu’elle a eu l’infortune d’être vécue sur un lieu de passage des troupes soviétiques et allemandes – Une vie roumaine m’a rappelé l’également saisissant Accrochée à la vie, de Franceska Michalska, dont le point de départ est situé bien plus au nord sur la ligne qui sépare l’URSS de ses voisins occidentaux. Le récit de Michalska fut facilité sans doute par sa proximité familiale avec les éditions Noir sur Blanc. Dans le cas de Tania Ionaşcu, la deuxième voix de cette « vie roumaine » est celle de son petit-fils, qui a grandi auprès d’elle et, dans les années 1990, décide de prendre note des souvenirs de sa grand-mère, et de les compléter de quelques souvenirs personnels : ce petit-fils, c’est Cristian Mungiu, réalisateur reconnu, qui révèle là une belle sensibilité d’écrivain.

Une carte, un arbre généalogique, des photos de famille (et quelques coquilles) complètent ce récit si ancien et pourtant si empli de résonance avec notre actualité.

Cristian Mungiu, Une vie roumaine. Tania Ionaşcu, ma grand-mère de Bessarabie. Traduit du roumain par Laure Hinckel. Marest éditeur, 2024.

Je remercie les éditions Marest pour l’envoi de ce livre.


2 commentaires on “Cristian Mungiu – Une vie roumaine. Tania Ionaşcu, ma grand-mère de Bessarabie”

  1. Sacha dit :

    Je me disais bien que ce nom m’était familier… C’est donc le réalisateur qui a pris la plume, et il a visiblement bien fait. Quelle destinée que celle de sa grand-mère !

    • Il était visiblement très attaché à sa grand-mère; il explique aussi un peu (je crois que c’était dans la préface) comment et à quel moment il a commencé à prendre des notes. Dommage qu’il n’ait pas pu faire de même avec son grand-père!


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