Edna O’Brien – Les petites chaises rouges

little red chairs.jpegAu début, je ne savais pas trop par où commencer pour parler de ce livre, mais peut-être le plus simple est de dire qu’il est écrit par la grande écrivaine irlandaise Edna O’Brien et qu’il constitue, tout comme L’hiver des hommes de Lionel Duroy, une manière de transposer en littérature la guerre de Bosnie, vues « de l’extérieur ». C’est probablement leur seul point commun, car là où L’hiver des hommes relève davantage du documentaire fictionnalisé, le livre d’Edna O’Brien appartient sans aucun doute à la fiction même si, ici, la réalité sur laquelle s’appuie cette fiction transperce de part en part et dans toute son aspérité les pages de ce roman.

A Cloonoila, les habitants de cette petite bourgade irlandaise vivent leur vie habituelle, avec son train-train quotidien, son ennui, ses joies et ses tracas. C’est dans cet endroit un peu reculé et où tout le monde se connaît qu’apparaît un jour d’hiver « l’étranger », l’homme à la longue barbe dont l’accoutrement, les manières distinguées et réservées, l’érudition et l’accent étranger le rendent si distinct.

Long afterwards there would be those who reported strange occurrences on that same winter evening ; dogs barking crazily, as if there was thunder, and the sound of the nightingale, whose song and warblings were never heard so far west.

D’objet de curiosité, ce Dr. Vladimir devient rapidement une sorte de trophée, la ville entière tombant sous le charme de cet énigmatique expert on ésotérisme, « healer and sex therapist » : la ville entière, mais surtout Fidelma, presque quarantenaire, encore sous le coup de la faillite de sa boutique de mode et dévorée par le désir d’avoir un enfant. D’énigmatique, le personnage du docteur va cependant devenir sinistre à l’extrême, et c’est de manière inattendue et terrible que le destin de Fidelma va s’entremêler à celui des victimes du conflit bosnien.

Le rôle de cette guerre, et de son cortège d’atrocités et de traumatismes, est annoncé ici et là, notamment par le personnage de Mujo, le garçon de cuisine de l’hôtel chic du coin. Pour lui, comme pour beaucoup d’autres, la guerre de Bosnie est encore un traumatisme vivant dans leur chair et dans leur mémoire. Mais pour Fidelma, c’est un tout autre traumatisme, au départ entièrement privé, qui va l’emmener dans une trajectoire de collision brutale avec le traumatisme public des Balkans.

Elle ne pourra jamais se défaire de son association, si fortuite et pourtant si pesante, avec la Bosnie, parce qu’elle en est marquée physiquement et parce que d’autres la lui renvoient à la figure aux moments les plus inattendus. Cependant, elle s’exile, pour tenter de se soustraire à la curiosité et à la haine qui l’entourent, et se retrouve plongée parmi d’autres exilés venus des quatre coins du monde. C’est, en fait, un monde similaire à celui de Mujo et de ses collègues de l’hôtel de Cloonoila, celui que côtoyait auparavant Fidelma sans y prêter attention, et dont elle ignorait la précarité, le déracinement, mais aussi la confiance en une vie meilleure.

C’est avec le chemin qu’elle prend pour continuer sa vie, un chemin somme toute assez encourageant au vu des circonstances, que se termine le livre.

I am not a stranger here anymore.

J’ai beaucoup tardé à écrire à propos de ce livre, lu en juillet, en partie parce que j’ai eu tellement petites chaises rougesde mal à réconcilier le titre (qui comme le rappelle le paragraphe introductif renvoie aux chaises rouges disposées à Sarajevo en 2012 en commémoration des 11541 hommes, femmes et enfants décédés durant le siège de la ville entre 1992 et 1995) et le roman qui est et en même temps n’est pas un roman sur la Bosnie, tout comme il est et en même temps n’est pas sur un destin de femme, sur la culpabilité et l’innocence, sur l’exil, sur la maternité et la vulnérabilité qu’elle implique pour les femmes, en tant qu’individus et en tant que groupe. Le roman est sur tout cela à la fois, et ce n’est pas aisé d’accepter qu’il n’y a pas une clé de lecture, une thématique qui sera posée puis résolue pour le lecteur.

Est-ce que cela en fait le chef d’œuvre d’Edna O’Brien, comme l’écrit Philip Roth sur la couverture de l’édition anglaise du livre ? Je ne sais pas, mais cela ne veut pas dire que je suis mitigée par rapport au livre. Au contraire, beaucoup de choses m’ont plu dans le style, l’habileté de l’auteur à glisser ici et là un détail, une description qui tout de suite rendent vivant et identifiable un lieu ou une personne. L’empathie, aussi, envers ses personnages, même (voire surtout) parmi les seconds rôles : Dara, Mujo, sœur Bonaventure, la petite Mistletoe. Parmi les multiples voix qui font ce roman, c’est finalement celle de Fidelma qui reste la plus énigmatique pour moi, tellement elle s’exprime peu à la première personne.

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D’Edna O’Brien, je n’avais lu jusqu’ici que son premier livre, The Country Girls, écrit 55 ans avant Les petites chaises rouges. Le style, le contexte ont changé mais j’ai retrouvé dans Les petites chaises rouges cet engagement et cette volonté de mettre le doigt sur les manquements du monde. A la parution du roman en 2015 (2016 pour sa traduction française), le procès à la Haye de Radovan Karadzic (qui inspire celui du docteur) était encore en cours.

Edna O’Brien, The little red chairs (Faber & Faber, 2015). Traduction française : Les petites chaises rouges, Sabine Wespieser, 2016.

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Avec cette chronique, je contribue au challenge Voisins Voisines, d’À propos de livres, chez qui l’on peut retrouver de nombreuses lectures du monde.


Lionel Duroy – L’hiver des hommes

hiver des hommesIl y a quelques jours, je lisais un article sur le ré-enterrement de quelques-uns des corps de victimes de Srebrenica, découverts encore récemment dans des fosses communes, 23 ans après le massacre commis dans cette ville de l’est de la Bosnie-Herzégovine. Par coïncidence, j’entamais à peu près au même moment la lecture de L’hiver des hommes de Lionel Duroy, deuxième livre qu’on m’a gentiment prêté en prévision de mon voyage dans ce pays. Je suis sortie de cette deuxième lecture assez abattue et plutôt perplexe : comment réconcilier l’essor touristique et les sites naturels et architecturaux visiblement merveilleux de ce pays, avec une histoire aussi dure et récente ?

Rien dans le livre n’indique quelle y est la part de réel, et quelle d’imaginé, et j’hésite d’ailleurs à le qualifier de roman même si c’est bien ce qui est indiqué sur la tranche du volume. On suit dans L’hiver des hommes les rencontres de Marc, un écrivain-journaliste français qui avait couvert la guerre vingt ans auparavant, avec différentes personnes serbes ou de la République serbe de Bosnie, au début des années 2010 : un ex-colonel serbe vivant dans la crainte de l’arrestation ; une historienne auteure d’une bio-hagiographie du général Ratko Mladic (commandant des troupes ayant commis le massacre de Srebrenica et à ce titre condamné à la réclusion à perpétuité par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie de La Haye en 2011, pour génocide et crime contre l’humanité) ; un ancien ministre de Radovan Karadzic (dirigeant des Serbes de Bosnie à l’époque, dont le procès en appel de sa condamnation à 40 ans de réclusion s’est ouvert il y a quelques mois) ; et d’autres acteurs de ce terrible conflit.

C’est l’hiver, et alors que nous suivons Marc de ville en village en République serbe de Bosnie, les tempêtes de neige se font plus intenses, les nuits plus longues et plus hostiles, et dans les appartements surchauffés les langues se délient avec plus ou moins de bonne volonté sur les questions qui les préoccupent encore. Quelle est la part de responsabilité des différents groupes ethniques dans le massacre de Srebrenica, dans le siège de Sarajevo, et dans bien d’autres événements de cette guerre ? Les Serbes sont-ils les grands incompris du XXe siècle ? Serbes, Croates et Musulmans peuvent-ils encore espérer vivre ensemble ?

A la dureté de la météo s’ajoute une atmosphère de plus en plus pesante et claustrophobique, à mesure que Marc se rend compte de la nature des sentiments des gens qu’il rencontre : admiration pour Mladic, rejet mêlé de crainte envers les inspecteurs du tribunal de La Haye, animosité encore forte entre les partisans de Mladic et ceux de Karadzic, et plus forte encore envers ceux qui, Serbes, s’étaient refusés à prendre le parti serbe contre les Musulmans et Croates qu’ils avaient si longtemps côtoyés au quotidien. Surtout, le sentiment que, là-bas, dans la Sarajevo au pied des collines, que les Serbes évitent soigneusement de peur d’y être arrêtés ou assassinés, les Musulmans préparent un assaut contre leurs ennemis.

Une atmosphère de paranoïa, donc, pour des gens pris au piège de leur propre propagande – une atmosphère dont on ne sait pas si Lionel Duroy l’exagère ou non, mais qui reste efficace au moment du dénouement (à Sarajevo, justement). C’était pour moi l’aspect le plus intéressant du livre, surtout qu’il a été écrit il y a juste un peu plus de cinq ans et qu’une partie de ce qu’il décrit sur les sentiments des uns et des autres est encore d’actualité.

Mais pourquoi, en fait, ce retour dans les Balkans et cette série d’entretiens ? C’est là que j’ai senti mon attention faiblir quelque peu : Lionel Duroy utilise en effet pour son récit deux fils conducteurs qui ne m’ont paru ni l’un ni l’autre particulièrement convaincants. Il y a d’abord l’histoire personnelle de Marc, dont l’ex-femme Hélène fait occasionnellement des apparitions par SMS interposés, cette histoire n’apportant pas grand-chose au livre, sauf s’il fallait y voir une référence à la vraie vie de l’auteur au moment de la rédaction du livre. Il y avait ensuite une deuxième femme, Ana Mladic, fille du général Mladic, qui s’était suicidée en 1995 alors que le conflit atteignait un pic de violence.

S’appuyant sur un parallèle avec les enfants de criminels nazis, Marc cherche à reconstruire l’état d’esprit d’Ana au moment de son suicide, et à comprendre son geste : s’agissait-il d’une reconnaissance de sa propre incapacité à s’opposer à un père dont elle avait fini par comprendre les crimes ? Est-il possible de tirer de son geste une conclusion plus large sur le destin des enfants des grands criminels ?

Cette enquête était en quelque sorte vouée à l’échec, étant donné qu’Ana Mladic n’avait laissé aucune explication de son geste et que les témoignages sur cette jeune fille décédée quinze ans auparavant étaient trop rares, et trop partisans, pour donner une réelle chance de crédibilité au cheminement psychologique élaboré par Marc. Et pourquoi n’avoir pas aussi recherché les témoignages des enfants de Karadzic ou de Milosevic, ce qui parait un peu étrange pour un écrivain présenté comme étant fasciné par le destin des enfants des criminels de guerre ?

Tout cela me ramène au fait qu’il s’agit d’un roman, et non d’une enquête judiciaire ni d’un ouvrage de recherche académique. Cela n’empêche que L’hiver des hommes est basé en très grande partie sur des faits réels de l’histoire du XXe siècle qui, même si on n’en lit pas grand-chose aujourd’hui dans la presse occidentale, continuent à marquer très profondément la vie des habitants de ces pays ravagés par la guerre il y a finalement si peu de temps.

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Lionel Duroy, journaliste et écrivain, est l’auteur de plusieurs romans essentiellement autobiographiques, et de mémoires rédigés avec des personnalités telles que Sylvie Vartan, Mireille Darc ou Gérard Depardieu. Son dernier roman, Eugenia (Julliard, 2018) porte sur la vie de l’écrivain roumain Mihail Sebastian au cours des années 1930 et 1940. L’hiver des hommes a reçu le prix Renaudot des lycéens en 2012 et le prix Joseph Kessel en 2013.

Lionel Duroy, L’hiver des hommes. J’ai lu, 2012.