Dezső Kosztolányi – Anna la douce

AnnaladouceAnna la douce est l’un des premiers livres hongrois que j’ai lus après mon arrivée en Hongrie il y a quelques années, et qui m’ont fait m’émerveiller de la richesse de la littérature hongroise.

Puis le temps a passé, j’ai fait beaucoup d’autres belles découvertes, et Anna la douce s’est retrouvé réduit dans ma mémoire à sa plus simple expression : dans l’atmosphère tourmentée de la fin des années 1910, une bonne supposément exemplaire mais traitée avec peu d’égards assassine ses maîtres sans que personne ne sache vraiment pourquoi.

Plus tard j’avais vu le film hongrois en noir et blanc où une Mari Törőcsik aux mainstorocsik_Edes-Anna_1 trop délicates pour une bonne à tout faire incarnait cette Anna Édes. Ce film m’avait un peu agacée : là où Kosztolányi avait écrit un roman dont les accents politiques étaient importants mais présentés avec beaucoup de retenue, le film simplifiait, déformait le propos et perdait toute la subtilité du livre.

Ces derniers jours, j’ai profité d’une lecture commune avec Emma de bookaroundthecorner, et son club de lecture, pour finalement faire apparaître sur ce blog Dezső Kosztolányi, figure incontournable de la culture d’entre-deux-guerres hongroise, et pour redécouvrir toute la richesse d’Anna la douce, son dernier roman, écrit en 1926.

Le livre s’ouvre sur une journée de la fin juillet 1919 à Budapest : la république communiste des Conseils vit ses derniers moments avec la fuite de son chef Béla Kun. Kosztolányi fait dans ces deux pages du premier chapitre la référence la plus directe au contexte historique encore très récent du roman. Le renversement des rôles sociaux durant cette très courte période communiste, puis le retour à l’ordre ancien, est l’un des fils de la trame du roman, symbolisé par la relation entre les Vizy et Anna. Les événements qui se succèdent durant le développement de l’intrigue la brève occupation roumaine, l’arrivée des troupes contre-révolutionnaires – sont mentionnés de manière beaucoup plus estompée, formant comme un arrière-plan qu’on aperçoit de temps en temps au travers des fenêtres de l’appartement des Vizy.

Les Vizy, couple sans enfant, sont les maîtres. Monsieur reprend, après la fuite de Béla Kun, son ascension politique et trompe, « poliment, avec élégance, mais constamment, » Madame. Celle-ci pleure sa fille unique trop tôt disparue, court les séances de spiritisme, et se fait perpétuellement du mauvais sang au sujet de l’autre personne-pivot de la maisonnée : la bonne.

Elle voyait défiler devant ses yeux ces femmes – des blondes et des brunes, des maigres et des grosses – qui en vingt ans de mariage étaient passées par sa maison. Elle les confondait déjà. Elle trouvait une tête, elle lui cherchait un corps ; ailleurs, un corps n’avait pas de tête. Elle fouillait dans cet étrange capharnaüm. Puis elle mit un point d’arrêt. A quoi bon les passer toutes en revue ? Il n’y avait pas la grand-chose de réconfortant, elle ne gardait pas souvenance d’une seule qui fut valable. Toutes l’avaient mystifiée, trompée, avaient abusé de sa confiance ; il ne lui restait toujours qu’à recommencer ses démarches, à se remettre en quête d’une nouvelle bonne, comme si elle était victime d’une malédiction.

Ah, si seulement elle pouvait trouver la bonne idéale, qui travaille beaucoup et mange peu, qui ne vole rien et est toujours de bonne humeur ! Ficsor, qui a bien besoin de recouvrer les bonnes grâces des Vizy après s’être compromis auprès des communistes, la leur déniche. Effectivement, Anna Édes est une perle, elle abat la besogne pour quatre, ne sort pas, n’a pas d’amant, passe les nombreux caprices de la famille Vizy (y compris ceux de Jancsi, le neveu Vizy en mal de conquêtes féminines) et généralement fait l’envie de toutes les maîtresses de maison du quartier, jusqu’au jour où les Vizy sont retrouvés morts dans leur lit, tués à coups de couteau.

Personne – la coupable tout aussi peu que les autres – ne saura expliquer le geste d’Anna. Kosztolányi aussi se garde bien de faire trop peser la balance vers telle ou telle explication, se contentant de laisser au lecteur le soin de se faire sa propre impression. Il décrit simplement le déroulement des journées dans cet appartement qui, un peu comme dans une pièce de théâtre, contient toute l’action domestique tout en y laissant parvenir l’écho des événements extérieurs. Au salon, à la cuisine, dans la chambre, dans le bureau de travail, sur le palier, les gens sortent, rentrent et se rencontrent, et on suit « la lutte héroïque » de Madame Vizy pour obtenir « sa » bonne, ses efforts pour surveiller et contrôler Anna, l’ascension ministérielle du mari, les visites des voisines pour médire sur leurs bonnes et l’activité sans relâche des bonnes pour cuisiner et nettoyer.

L’écriture est très visuelle, et compense un peu l’absence (voulue) de vraie pensée chez les personnages : les Vizy n‘ont chacun qu’une unique préoccupation – la bonne, la carrière – autour de laquelle tout tourne ; Anna, qui aurait pourtant bien besoin de réfléchir à ce qui lui arrive, n’a ni le temps ni l’éducation pour s’exprimer et se défendre. Seul Moviszter, le vieux voisin, docteur humaniste, exprime une vraie pensée : faisant en général fi des convenances de la société bourgeoise, il montre une sympathie discrète pour Anna et, pour ça, est traité de pauvre fou et mis à l’écart par sa femme et ses voisins.

L’histoire est simple, mais c’est une simplicité trompeuse : la finesse de la description et des détails, la continuité entre les personnages et événements principaux et ceux d’arrière-plan, et la capacité de Kosztolányi à suggérer sans trop s’immiscer donnent toute sa force au roman. C’est triste (il y est question d’injustice et de meurtre, après tout), mais c’est aussi parfois très drôle dans la description de l’absurde de certaines situations, et dans la légèreté et le mordant de lécriture, comme avec ce portrait assassin de Kornél Vizy, le mari, politicien lâche et opportuniste :

Kornél Vizy dormait précautionneusement.

Tout en boule, tel un hérisson, pour occuper le moins de place, caché derrière les taies blanches des oreillers, il élaborait des déclarations à double sens, souriait à ses ennemis mortels, aux révolutionnaires. Même en rêve il calculait ses tactiques.

Kosztolányi avait-il quelqu’un de ses contemporains à l’esprit en faisant ce portrait ? En tout cas, il ne manque pas d’espièglerie dans son écriture, faisant par exemple, lire à l’un de ses personnages Ainsi écrivez-vous, de son compère Frigyes Karinthy. Lui-même se fait apparaître, « homme de haute taille, hirsute, en vareuse de travail, cigarette au bec, » dans une vignette au dernier chapitre qui sonne un peu comme une morale sur l’incapacité de certains à penser en dehors de leur esprit de classe.

Pour finir, une seule petite note déplaisante dans cette lecture : je trouve dérangeant le choix de n’utiliser que les accents français ou de remplacer les accents hongrois par des accents français dans le texte. Pourquoi, par exemple, faut-il que Jancsi Patikárius devienne Jancsi Patikàrius et Kosztolányi Kosztolànyi dans le texte, alors que dans l’introduction et les notes de bas de page, et sur la page de garde, Kosztolányi a droit à son accent hongrois ? D’une part, ça n’est pas très cohérent, et d’autre part, est-ce si difficile d’insérer des accents hongrois qui (à mon avis) ne rendent pas la lecture des noms hongrois plus difficile ?

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à Szabadka (aujourd’hui Subotica en Serbie) en 1885 et décédé en 1936 à Budapest, Dezső Kosztolányi est de la génération brillante de l’entre-deux-guerre représentée aussi par Frigyes Karinthy, Mihály Babits, Sándor Márai, Gyula Krúdy et tant d’autres. Comme eux il est tout à la fois romancier, poète, nouvelliste, critique littéraire, journaliste et traducteur. Difficile d’en dire davantage sans verser dans les banalités (co-fondateur de la prestigieuse revue Nyugat, qualifié d’homo aestheticus par ses contemporains, considéré comme l’une des figures de proue de la littérature hongroise mais encore trop peu connu en France, etc), mieux vaut donc s’en remettre à ses livres qui parlent très bien pour lui.

Heureusement les traductions sont nombreuses : Chez Viviane Hamy, on trouve aussi deux autres des romans de Dezső Kosztolányi, Alouette et Le cerf-volant d’or, ainsi que Le Traducteur cleptomane, une sélection de nouvelles autour du personnage de Kornél Esti. Les aventures de Kornél Esti, aux éditions Ibolya Virág, présentent quelques autres de ces nouvelles, mais l’édition la plus complète semble être celle de Cambourakis, qui ont aussi publié une autre série de textes : Cinéma muet avec battements de cœur. Le quatrième roman de Kosztolányi, Néron, le poète sanglant, est disponible (avec la préface originelle de Thomas Mann) aux éditions Non Lieu dans un volume qui comprend aussi des « Nouvelles latines » et « Marc-Aurèle », un poème. Même maison d’édition, même format pour Le mauvais médecin, présenté comme un « roman bref » et accompagné d’une nouvelle, « Baignade, » et d’un poème, « Chant pour un enfant malade. » Chez L’Harmattan, Ivresse de l’aube, recueil de poèmes, et enfin, aux éditions La Baconnière, Portraits, collection de croquis.

Dezső Kosztolányi, Anna la douce (Édes Anna, 1926). Trad. du hongrois par Eva Vingiano de Piña Martins. Viviane Hamy, 1992 (réédité en 2007).


10 commentaires on “Dezső Kosztolányi – Anna la douce”

  1. […] Kosztolányi and Passage à L’Est decided to re-read it along with us. You can find her billet here. This is my third novel Dezső Kosztolányi, after Skylark and Le cerf-volant […]

  2. Emma dit :

    Fantastique article qui résume parfaitement le sujet et la beauté du livre. Merci de l’avoir relu avec nous et personnellement, cela ne fait que confirmer mon sentiment Dezső Kosztolányi est un très grand de la littérature.

    Personne ne comprend vraiment le geste d’Anna mais pour moi, cela ne fait que montrer une chose: un humain qui se comporte comme une machine (ne fait que travailler, échange peu avec ses pairs, n’a pas de centre d’intérêt et mange à peine) n’est pas humain. A mon avis, le rythme de vie et la dénutrition d’Anna (Mme Vizy s’étonne du peu de nourriture qu’elle mange et on la voit avoir du mal à manger chez les Vizy et refuser des gourmandises) sont deux facteurs propres à mener à la folie et c’est comme ça que je m’explique son geste.

    • Je ne sais pas si je suis tout a fait d’accord avec toi pour la folie. Est-ce que tu dirais que c’est une nuit de folie (possible, a mon avis) ou qu’Anna devient folle au fil du livre? C’est un peu difficile a dire tellement on a peu d’informations sur ce qu’elle pense, ou du moins elle est présentée comme n’ayant pas de pensées ou pas de pensées tres élaborées. Au coté rythme de vie et denutrition, je rajouterai aussi le désert affectif dans lequel elle se trouve apres la séparation avec le petit Bandi, l’histoire avec Jancsi et celle du ramoneur. A ton avis, est-ce important qu’elle commet son geste justement apres la soirée ou ils fetent le success de Mr. Vizy (tandis qu’elle n’a pas beaucoup d’espoir d’améliorer son statut)?
      En tout cas, j’ai aussi aimé ce que tu as écrit, ca m’a donné a réfléchir!

  3. Claude dit :

    Bonjour, j’adore l’écriture de Dezsö Kosztolanyi ! j’ai lu tout ce que j’ai pu trouver en français, Les écrivains hongrois de l’entre deux guerres ont un style, une imagination, une façon de décrire la vie, qu’à mon sens on ne retrouve nul part ailleurs. Si je devais choisir mes lectures favorites, ce seraient eux ;o)
    à bientôt
    Claude

  4. […] Pour quelques mots sur un autre de ses romans, Anna la douce, une petit biographie de Dezső Kosztolányi et une liste de ses autres livres disponibles en français, c’est par ici. […]

  5. […] la littérature hongroise en français dans les années 1980 et 1990 (Le cerf-volant d’or et Anna la Douce de Dezső Kosztolányi, ou quelques-uns des textes de Milan Füst, de György Spiró et de Miklós […]

  6. […] (1885 – 1936), écrivain facétieux et tendre, auteur du merveilleux Alouette, d’Anna la douce, et de l’un des doubles d’écrivain parmi les plus connus de la littérature hongroise, […]

  7. […] (découvert avec Les Baradlay), Dezső Kosztolányi (dont j’adore les romans Alouette et Anna la douce), Lajos Grendel (dont j’ai déjà chroniqué Les cloches d’Einstein), István Örkény […]


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