En anglais et en français, quelques nouvelles de Rūdolfs Blaumanis

La couverture est d’un goût assez douteux et plus larmoyante que le texte mais elle est l’œuvre de Y Rebrov

Rudolf Blaumanis : In the lap of happiness. J’étais à la fois très contente de trouver ce petit volume dans le catalogue de ma bibliothèque préférée, et un peu sceptique par rapport à l’édition : des nouvelles d’un écrivain letton de la fin du XIXe siècle, traduites en anglais – en soi, rien de surprenant. Mais peut-on lire sans se poser de questions sur sa raison d’être une traduction publiée par la Foreign Languages Publishing House (basée à Moscou) dans les années 1950 ou au plus tard en 1964 (la publication ne comporte pas de date), traduction signalée comme provenant du russe (« by T. Zalite ») à partir d’un titre donné également en russe ? Et, à vrai dire, à qui cette publication était-elle destinée ? Visiblement en partie pour les bibliothèques des pays amis de l’URSS, comme l’indique dans mon exemplaire l’ancien sigle – avec sa couronne d’épis encerclant le drapeau hongrois et sa petite étoile à l’encre violette – de ce qui était jusqu’en 1990 la bibliothèque nationale Gorki et est devenu la Bibliothèque des langues étrangères de Hongrie. Au hasard d’internet, je vois que l’université du Kerala en Inde en possède également un exemplaire (« language : undetermined »), de même que diverses institutions à Milan, Copenhague, Oxford, Jérusalem, Sydney, Santiago au Chili, et aux USA.

L’un des rabats mentionne tout de même que l’auteur – qui au passage a perdu le ū et le s de Rūdolfs – est en fait letton, et note pour chacune des nouvelles du recueil une date : 1889, 1895, 1898, 1899, 1900 qui aide à replacer l’auteur dans son contexte. Pour compléter cela, quelques autres éléments : Blaumanis nait en 1863 (ou 1862, selon le calendrier utilisé) en Lettonie, et décède 45 ans plus tard. Le hasard fait que c’est en Finlande qu’il décède, soit toujours au sein de l’empire russe dans lequel il passe toute sa vie, y compris sa vie d’écrivain, que ce soit dans sa campagne natale, à Riga ou à Saint Pétersbourg.

She could still push all this away from her, and go on living in the dark corner of the servants’ room, where her mother had not even been able to die in peace for the noise of other people’s children, and where there was just enough room for a chair, but none for the spinning wheel. And next year she might have to work for a farmer whose cattle yard would be flooded with dung through which she would have to wade all summer and autumn. And so would her sister, and both would have to wait until perchance each found herself a husband, who might turn out to be a good handsome lad, or who might turn out to be a drunkard.

Les cinq premières nouvelles ont justement pour cadre la campagne : avec ses fermes plus ou moins prospères, et ses domestiques et employés agricoles qui les font tourner, c’est un monde dont Blaumanis est familier et qui l’était sûrement tout autant de ses lecteurs lettons. Ce sont des récits vraiment vivants et qui, sans être moralisateurs, touchent aux préoccupations des gens avec, au cœur de chaque nouvelle, la question du mariage. Blaumanis joue avec différentes configurations du triangle amoureux, entre attirance, sentiments et pragmatisme : souvent, comme pour « la veuve Raudup », pour Janis ou Jeva, il faut passer par un mariage très inégal (en fortune, et en âge, et ce n’est pas toujours l’homme qui est le plus âgé) pour s’assurer un statut. A quel moment, et sous quelle forme les regrets se manifesteront-ils ensuite, et avec quels résultats ?

Dans cet univers rural, les grandes villes sont inconnues ou lointaines (dans une des nouvelles, une jeune veuve se souvient être allée une fois à Riga avec son mari), et les noms des fermes sont les seules indications que les vies des personnages se déroulent dans un espace plus ou moins large, et qui (en tout cas pour toute personne lisant cette édition soviétique en anglais) pourrait être situé dans n’importe quel coin de campagne – du moment que l’ordre social de ce coin de campagne correspond à celui décrit dans ces nouvelles.  

Il y a deux exceptions à cet espace géographiquement flou. La première est dans le récit « The Shadow of Death », pour lequel il est important que l’histoire se déroule le long d’une côte de la mer Baltique, à proximité de Liepaja. Cela, nous le savons parce que nous avons accès aux pensées de Birkenbaum, un homme originaire – comme Blaumanis – des collines d’Ergli et maintenant coincé avec une douzaine d’autres et deux chevaux sur un blog de glace à la dérive, « à l’ombre de la mort ». La deuxième est la nouvelle qui conclut ce recueil, « The pug-dog, or accident in Terbata street » et qui se déroule à Riga. Dès le départ, le ton est léger : l’auteur s’adresse à ses lecteurs pour leur dire que, comme ils avaient bien accueilli une nouvelle (incluse dans le recueil) incorporant un cochon doué de parole, il allait maintenant leur présenter l’histoire « amusante mais pas édifiante » d’un carlin capable de nourrir une famille entière. Il y est en effet question d’un chien propriétaire d’une maison agréable dans un quartier aisé, ainsi que d’une vieille dame (allemande) dont la mission est de fournir à ce chien « tout ce dont il avait besoin pour faire de son monde un paradis sur terre ». Et il y a cette famille entière, dont le chien n’est pas propriétaire mais qui s’entasse dans une des petites pièces du sous-sol de la belle maison. A partir de ces trois protagonistes, Blaumanis compose une histoire certes amusante, mais surtout ironique et attentive au sort des plus démunis de la capitale (si l’on suit cette rue Terbata/Tērbatas iela jusqu’au bout, on arrive au quartier Grīziņkalns, qui est celui dans lequel grandit la petite Bylle trois décennies plus tard).   

Quelle qu’ait été la motivation de cette Foreign Languages Publishing House pour réaliser ce recueil et le présenter en anglais, il s’agit d’une belle sélection qui permet de découvrir non seulement un univers principalement rural de la toute fin du XIXe siècle mais aussi un écrivain fin et proche d’une société lettone jusque-là probablement peu représentée en littérature et ce encore moins dans une langue qui est encore en train de devenir littéraire. Hormis une ou deux expressions un peu bizarres, j’ai également trouvé la traduction de très bonne qualité pour le travail d’une traductrice lettone travaillant du russe à l’anglais dans les années 1950 ou 1960 (époque pas spécialement connue pour les échanges francs et cordiaux entre peuples occidentaux et soviétiques) – le site de littérature lettone literatura.lv consacre d’ailleurs une petite page à Tāmara Zālīte, spécialiste de littérature anglaise (« Tomasu Hārdiju, Džordžu Bernardu Šovu, Džozefu Konradu, (…) Airisu Mērdoku ») mais qui s’est aussi intéressée à « Marselu Prustu », et traductrice vers l’anglais d’autres auteurs lettons du XXe siècle parmi lesquels je reconnais Zigmunds Skujins et Regīna Ezera. Hélas, Tāmara Zālīte est décédée en 1990 et je doute que ces autres traductions aient été très diffusées hors de l’URSS.

Si j’ai trouvé ce recueil de nouvelles de Blaumanis dans le catalogue de ma bibliothèque préférée à Budapest, c’est parce que je l’y ai cherché et ce qui m’a donné envie de l’y chercher était l’annonce de la parution d’une nouvelle de Blaumanis en français : cette nouvelle, A l’ombre de la mort, a paru hier aux éditions Do dans la traduction de Nicolas Auzanneau qui signe une postface qui en dira bien plus sur cet auteur classique qu’est Rūdolfs Blaumanis et sur son rôle dans le développement de la culture littéraire lettone (j’ai hâte de la lire).


Je profite également de ce billet pour créer une catégorie « Bibliothèque Gorki » pour célébrer les découvertes totalement improbables que je fais parfois dans les fonds de l’Országos Idegennyelvű Könyvtár (Bibliothèque Nationale des Langues étrangères, à Budapest en Hongrie) sous la forme de traductions vers l’anglais ou le français de livres publiés par des éditeurs de pays soviétiques ou amis  et qui ont atterri sur les étagères de ma bibliothèque préférée du temps où elle s’appelait encore Bibliothèque d’Etat Gorki. Parce que leur arrivée dans la Hongrie communiste d’avant 1989 est également improbable à mes yeux, j’inclus dans cette catégorie les textes traduits et publiés en français par des éditeurs français d’auteurs issus des pays soviétiques ou amis, tels que l’exemplaire de Le général de l’armée morte dont je m’étais servie pour ma chronique de ce grand roman de l’albanais Ismail Kadaré.

Rudolf Blaumanis. In the lap of happiness. Traduction du russe à l’anglais de nouvelles lettones par Tamara Zalite. Foreign Languages Publishing House, URSS, sans date.

Mais plutôt que de chercher en vain ce livre, lisez plutôt : Rūdolfs Blaumanis, A l’ombre de la mort. Traduit du letton par Nicolas Auzanneau. Editions Do, 2024.


2 commentaires on “En anglais et en français, quelques nouvelles de Rūdolfs Blaumanis”

  1. nathalie dit :

    Je note ça.

    Comme toi, je suis toujours très intéressées par les péripéties liées à l’édition et à la traduction d’un texte, cela permet de mettre en avant toutes les contingences de la littérature et le rôle des intermédiaires dans notre appréhension des textes. J’aime bien l’idée d’un label Gorki !

    • Merci. Je crois que ces « péripéties » sont encore plus intéressantes dans l’URSS et autres pays communistes, surtout en ce qui concerne les traducteurs et traductrices qui dans de nombreux cas souvent éduqués/très éduqués mais obligés de se tourner vers la traduction pour survivre dans le nouveau régime.
      Je devrais demander à ma bibliothèque préférée s’ils ont des informations sur comment ces livres sont entrés dans leur fonds, histoire de compléter ce label Gorki.


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