Róbert Hász – Le passage de Vénus

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Un peu partout en Hongrie et dans les pays avoisinants, on trouve des vestiges du XVIIIe siècle : souvent des églises dont les façades assez anodines s’offrent presque inéluctablement en contraste à un intérieur de dorures et d’anges joufflus ; quelques palais épiscopaux aux toits profonds recouverts de tuiles rouges entrecoupées de lucarnes ; d’anciens monastères doublés d’écoles aux longues façades sagement rythmées par de grandes fenêtres dont on imagine qu’elles doivent aussi facilement laisser entrer le froid que le soleil. C’est peut-être dans de tels bâtiments qu’a étudié, puis vécu, János Sajnovics, personnage bien réel (quoique relativement mineur) de l’histoire scientifique hongroise de cette époque, et également personnage principal du roman de Róbert Hász, Le passage de Vénus.

Fils de famille noble, éduqué par les Jésuites, qu’il rejoint à l’âge de 15 ans : le roman reprend nombre d’épisodes de la vie de János Sajnovics tout en lui en apportant une épaisseur de sentiments qu’on ne trouve probablement pas dans les biographies officielles de l’époque. Les premières pages nous le présentent ainsi sur le point de succomber au double danger de l’ennui et de la tentation, cette dernière en la personne de la femme du pharmacien de la petite ville de Nagyszombat, où il a été envoyé après ses études à Vienne.

Le roman, qui n’aspire à aucun moment à passer pour une biographie, s’attache plutôt à décrire par le biais de son personnage principal l’atmosphère d’ébullition scientifique de cette fin du XVIIIe siècle, et sa contrepartie : la difficile réconciliation entre découvertes sur le monde physique, et l’histoire traditionnelle de la création du monde telle qu’elle est enseignée par l’Église. Ceci, sur fond de rivalités religieuses et politiques dans une Europe alors davantage caractérisée par sa fragmentation que par son homogénéité.

Le vrai point de départ de ce roman, est cependant le passage de Vénus, phénomène réel par lequel le passage de cette planète devant le Soleil fut utilisé à plusieurs reprises aux XVIIIe et XIXe siècles pour calculer la distance entre la Terre et le Soleil. Lors des passages de 1761 et 1769, les cours royales d’alors décidèrent d’expédier des groupes de savants à travers le monde afin d’observer le phénomène et de recueillir les données nécessaires au calcul. Certains furent envoyés en Inde, d’autres à Tahiti, d’autres encore en Sibérie ou en Basse Californie.

Hász prend ici pour toile de fond le passage de 1769, au moment où János est tiré de son ennui de province et rappelé à Vienne pour devenir l’accompagnateur de l’astronome royal, Maximilianus Hell. Tous deux sont envoyés par Marie-Thérèse en direction de l’île nordique de Vardø, où ils devront passer un rude hiver, privés de lumière, à préparer leur observatoire et à faire diverses autres observations scientifiques (en particulier, sur les liens éventuels entre le hongrois et le lapon).

János se sentait faiblir à l’idée que dans les mois à venir il verrait plus de monde qu’au cours des trente-cinq années passées ; rien que des étrangers, luthériens ou calvinistes pour la plupart, et eux seraient deux jésuites seuls dans cette jungle.

Commence alors pour János un double voyage, à la fois géographique et initiatique. De Vienne à Copenhague, puis par bateau jusqu’à leur destination finale, János se fraie avec Hell un chemin dans un monde complexe : entre Prague et Dresde, ils traversent des régions dévastées par les sept années de guerre de la succession d’Autriche ; en tant que jésuites, leur sécurité est de moins en moins assurée à mesure qu’ils avancent dans les territoires protestants ; puis c’est la mer qu’ils doivent affronter, avec tous les désagréments que cela cause à qui n’a, comme János, pas le pied marin. Chemin faisant, les deux font parfois étape chez un savant ou un noble, l’occasion de s’éviter une mauvaise nuit dans une auberge de piètre qualité, de rencontrer quelques noms connus de l’époque et, pour János, de parfaire sa connaissance des bonnes manières et des idées de son siècle.

A tous points de vue, il s’agit pour János de sortir de sa zone de confort, tant physique que mentale et morale. Ainsi le roman fait-il se succéder les moments où d’autres choix de vie lui sont présentés. Si János réussit in extremis à écarter la tentation que lui présente le moine défroqué Tamás sous la forme d’une fille d’auberge, d’autres tentations se font plus insistantes car plus directement adressées à sa curiosité intellectuelle. Un dessin que lui montre un ancien mentor, reçu du naturaliste Linné, et représentant le crâne d’une créature préhistorique, remet en question les enseignements reçus sur l’évolution de la vie sur terre. Plus tard, une conversation entre hommes éclairés et grands voyageurs lui ouvre les yeux sur l’existence d’autres modèles d’organisation politique et sociale, dans lesquels la mobilité sociale est permise, et l’égalité de chaque membre de la société forme la base politique du gouvernement.

Dans ce monde nouveau, le vote d’un mendiant analphabète vaudra donc autant que celui d’un esprit vertueux, lucide et cultivé ?

A partir de là, János recevra de fréquents appels du pied, même au cours de l’hiver en quasi-autarcie sur la petite île de Vardø, l’encourageant à se rallier au projet de nouvelle communauté organisée sur la base de la rationalité, qui lui propose un de ces hommes éclairés rencontrés au cours de son périple à travers l’Europe. Y résistera-t-il comme il a résisté aux autres tentations ? Se laissera-t-il au contraire embarquer sur ce bateau qu’on lui propose, avec au bout d’une longue traversée des océans une communauté sur les rives d’un nouveau monde où tout serait à créer ? Reviendra-t-il au contraire vers la sécurité relative du monastère et d’une existence encadrée par l’Église et la monarchie ? Il faut lire jusqu’au bout pour le savoir.

Quelques passages ici et là, lorsque l’auteur laisse une conversation entre ses personnages se transformer en exposé scientifique un peu pesant, ralentissent la lecture. Hász réussit cependant à donner un bon rythme à son récit : les aléas du voyage sont suffisamment évoqués pour que le lecteur se fasse une impression de ce que représente à l’époque une traversée de l’Europe en calèche, mais ce sont les impressions de János sur les villes qu’il traverse, les personnes, les inventions et les idées qu’il y rencontre, qui laissent un souvenir agréable une fois le livre terminé.

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Fin 2014, j’avais lu La Forteresse de Róbert Hász, et j’avais terminé la courte biographie de l’auteur sur l’annonce qu’il publierait l’année suivante un nouveau roman : Le passage de Vénus. Si ce n’est l’aspect « roman d’apprentissage » des deux romans à travers leurs personnages principaux, j’ai trouvé les deux romans très différents par le style et la construction, Le passage de Vénus me paraissant beaucoup plus « terre à terre » que La Forteresse, qui reste mon préféré. Il ne me reste plus qu’à lire Le jardin de Diogène et Le Prince et le Moine, également publiés aux éditions Viviane Hamy, pour me faire une idée plus complète de l’univers de cet écrivain hongrois contemporain moins connu que d’autres mais prometteur.

Róbert Hász, Le passage de Vénus (A Vénusz vonulása, 2013). Trad. du hongrois par Chantal Philippe. Viviane Hamy, 2016.

 


4 commentaires on “Róbert Hász – Le passage de Vénus”

  1. […] Dans Le Passage de Vénus, de Róbert Hász, par exemple, on suit le Jésuite János Sajnovics au cours de son voyage dans une Europe du XVIIIe siècle déchirée par les rivalités religieuses et politiques. Il accompagne un scientifique de renom, Maximilianus Hell, dans l’île nordique de Vardø, où ils ont été dépêchés par Marie Thérèse afin d’observer « le passage de Vénus » devant le Soleil, qui doit permettre de calculer la distance entre la Terre et le Ciel. (Traduit du hongrois par Chantal Philippe. Viviane Hamy, 2016. Retrouvez ma chronique sur ce lien). […]

  2. […] siècle qui fait l’arrière-plan de Katarina, le paon et le jésuite (et que l’on retrouve dans Le passage de Vénus, de Róbert Hász, qui donne lui aussi la part belle à un voyage à travers l’Europe […]

  3. […] et parce qu’il me fait penser au roman Le passage de Vénus, de Róbert Hász. Ce roman hongrois, que j’ai chroniqué ici, met un scène un jeune jésuite hongrois qui a réellement existé et qui, dans les années 1760, […]

  4. […] ce roman, j’ai donc lu La forteresse (2001 ; 2002 chez Viviane Hamy), et Le passage de Vénus (2013 ; 2016 en français), et je m’amuse de voir qu’avec cette troisième lecture je suis […]


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