Alexandre Tisma – La jeune fille brune

Alors que la période d’après-guerre vient juste de s’ouvrir, un jeune homme fraîchement démobilisé circule entre les trois villes serbes de Subotica, de Topola et de Senta, pour le compte du journal pour lequel il vient d’être embauché.

C’était mon premier emploi ; avant la guerre je fréquentais l’école et pendant la guerre j’avais été ce qu’était la majorité : un individu arraché à son développement naturel.

indexEn cet hiver 1946, la neige tombe, la nuit arrive tôt et avec elle le froid glacial. Dans les locaux vides et mal chauffés du journal à Subotica, le narrateur jamais nommé est pris par le découragement à l’idée des efforts à fournir pour que sa carrière démarre. C’est ce même hiver qu’il fait la rencontre, dans la petite ville de Senta, de deux filles : une blonde, et une brune.

Avec la brune, Maria, il passe une nuit inoubliable. Mais il la perd aussitôt, et ne garde contact qu’avec la blonde, Katia, vers laquelle il revient dès qu’il a l’occasion de passer par Senta, toujours dans l’espoir de retrouver Maria.

Les quatre longs chapitres de ce court roman retracent ainsi les deux grandes préoccupations d’une vie dont on n’apprend, sinon, que très peu : la recherche toujours renouvelée de la jeune fille brune et du sentiment fugace d’harmonie complète auquel est associé son souvenir, et le désarroi face à l’effondrement de ses rêves de sortir de la médiocrité de sa situation, sont les deux thèmes récurrents du livre.

Celui-ci débute d’une manière à la fois factuelle et mystérieuse :

J’ai rencontré la fille brune au même moment et dans les mêmes circonstances que la blonde.

Des la deuxième phrase cependant, l’immédiat du passé composé laisse la place à l’imparfait et au passé simple du récit plus lointain. Je ne sais pas jusqu’à quel point cela reflète l’original serbo-croate, mais cela renforce l’impression de détachement, et de lucidité bien plus grande que celle d’un tout jeune homme pris au sortir de la guerre, qui ressort de l’écriture de ce roman. Le regard clairement porté vers le passé d’un narrateur plus âgé qu’au moment des faits qu’il décrit, combiné avec une description précise des menus événements, des personnes et de leur environnement, donne une impression d’intemporalité.

C’est peut-être pour cela que Senta fait, dans le livre comme dans l’imaginaire du narrateur, figure d’oasis baignant dans une atmosphère de mélancolie douce. Senta a beau n’être, comme il le reconnaît lui-même, qu’une « petite bourgade de Pannonie où vivait un monde ordinaire », c’est celle où il a vécu les moments les plus heureux de sa vie, des moments qui restent peut-être pour lui d’autant plus heureux qu’il sait sans l’admettre qu’ils ne reviendront jamais. Ce regard porté sur ce qui est et ce qui aurait pu être, marque profondément l’atmosphère du livre, avec toujours un peu l’impression que, pour le narrateur, pris dans la solitude et le manque de perspective de la vie provinciale d’après-guerre, tout était joué d’avance.

C’est d’ailleurs agréable de se plonger, à travers le regard du narrateur mais avec plus d’un demi-siècle de distance, dans le monde un peu désuet de Senta. Alors que le livre se termine sur une dernière visite du narrateur, vingt ans après sa rencontre avec Maria, les femmes se nouent encore le foulard sous le menton avant de sortir, les rues silencieuses partant de la place principales sont bordées des mêmes hauts portails qu’auparavant, derrière lesquels se cachent les cours et la vie des maisons. Mais la vieille pension Royal, autrefois si réputée et où les voyageurs logeaient à deux ou trois par chambrée, a été détrônée par l’hôtel « beaucoup plus confortable » des Thermes ; une nouvelle école va bientôt ouvrir ; le quartier des pauvres et ses huttes en roseaux derrière la décharge a disparu ; et la municipalité prévoit également l’aménagement d’une plage le long de la Tisa : tous ces changements accentuent la distance qui se creuse entre le narrateur, qui vit dans le passé, et le quotidien de villes qui changent.

Après L’usage de l’homme, roman imprégné de la violence de la seconde guerre mondiale et à l’écriture complexe et fragmentée, ce roman plus fluide, plus linéaire et plus marqué par la nostalgie est une nouvelle belle découverte de l’univers d’Alexandre Tisma.

Et moi ? Comment passais-je mon temps ? J’étais quelque part au milieu de tous ceux-là, ni d’un côté ni de l’autre, n’appartenant vraiment ni aux uns ni aux autres, mais sans pouvoir renoncer au charme ou à l’avantage d’aucune de leurs occupations : sans pouvoir me décider. Pourquoi ? Etait-ce à cause de l’idée séduisante du départ, de la fuite, qui rendait le choix sans objet ? Cependant, cette idée s’était avérée irréalisable, du moins pour moi, et j’étais maintenant embourbé dans mon échec, écrasé au sol d’où j’avais espéré m’envoyer, limité à quelques trajets courts de-ci de-là. Où donc aller ?

Alexandre Tisma, La jeune fille brune, trad. du serbo-croate par Madeleine Stévanov. Le Rocher, 2008


5 commentaires on “Alexandre Tisma – La jeune fille brune”

  1. Patrice dit :

    Très belle présentation, qui donne vraiment l’ambiance du livre, et très belle découverte pour moi. Merci !

  2. […] Alexandre Tisma – La jeune fille brune → […]

  3. […] La jeune fille brune, d’Alexandre Tisma : deuxième lecture de cet auteur assez bien traduit en français mais pas aussi connu que le mériterait son œuvre toute en retenue. […]

  4. […] en découvrant d’abord L’usage de l’homme (chroniqué en 2012) puis Le jeune fille brune (chroniqué en 2018). Cet écrivain né en 1924, décédé en 2003, y parle, avec une écriture attentive et […]


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