László Krasznahorkai – La mélancolie de la résistance

dès qu’elle avait trempé ses lèvres dans la fine préparation de cette « pauvre Mme Pflaum », les fruits macérés dans le rhum, avec leur « arrière-goût légèrement acide », en lui rappelant une visite qui lui semblait remonter à des temps immémoriaux, avaient immédiatement empli sa bouche des saveurs de la victoire, du triomphe, qu’elle avait jusqu’ici à peine eu le temps d’apprécier et qu’elle pouvait enfin aujourd’hui savourer, puisqu’une longue matinée l’attendait où elle n’aurait, elle s’installa plus confortablement derrière son immense bureau, rien d’autre à faire que pencher la tête sur le bocal avec une petite cuiller, pour ne perdre aucune goutte de jus, piocher et dévorer les griottes une à une, et s’adonner totalement à la jouissance du pouvoir conquis en se remémorant les étapes cruciales de son parcours.

L’image est cruelle, mais elle résume bien la lutte qui se déroule tout au long de La mélancolie de la résistance entre un ordre nouveau, celui de Mme Eszter, et l’ancien, celui de la bienséante et désormais défunte Mme Pflaum et de ses étagères pleines de fruits en bocaux.

mélancolieLe cadre est celui d’une petite ville du sud de la plaine hongroise, entre les rives de la Tisza et les contreforts des Carpates, balayée par un vent glacial et des gelées hivernales précoces. Dans cet univers dénué de couleurs, les signes de malaise se multiplient pour annoncer le chaos qui règne déjà dans le pays et va bientôt engloutir la petite ville : circulation des trains devenue totalement aléatoire, prolifération incontrôlable des chats et des déchets, pénurie d’essence, arbres centenaires soudainement déracinés… Ce même soir de novembre, alors qu’au cours des premières pages du roman Mme Pflaum s’apprête à retrouver le confort et la sécurité de son appartement après un voyage éprouvant en train, deux autres phénomènes inquiétants font leur apparition dans la ville. Au cœur de la nuit, dans la pénombre complète de la ville soudainement sans lumières, un engin énorme et fantomatique, recouvert d’inscriptions incompréhensibles et tiré dans un grincement effroyable par un vieux tracteur, signale l’arrivée d’un cirque dont l’unique attraction consiste en une baleine empaillée, bientôt exposée sur la place principale. Arrive également une foule, silencieuse et inquiétante, d’hommes qui, tous pareillement vêtus de vestes fourrées, de bottes ferrées, de toques graisseuses de paysan, envahissent les rues et places de la ville.

Mais il y avait autre chose, quelque chose d’essentiel : le silence, un silence étouffé, persévérant, inquiétant ; aucun son ne s’échappait de cette foule impatiente qui, obstinée, tenace, sur le qui-vive, attendait dans un mutisme absolu que la tension inhérente à ce genre d’attraction se dissipe pour laisser enfin place à l’atmosphère quasi extatique du « spectacle » ; chacun semblait totalement ignorer son voisin ou plutôt non, au contraire, c’était comme s’ils étaient tous enchaînés les uns aux autres, ce qui rendait toute tentative d’évasion impossible et toute forme de communication inutile.

Une journée tendue passe, puis arrive la nuit au cours de laquelle cette masse d’hommes, réagissant au message d’une inquiétante et dangereuse créature accompagnant le cirque, se déchaîne et saccage la ville avec une violence inouïe et mortelle. Force obscure et insaisissable, n’ayant d’autre objectif que la destruction, elle est le catalyseur pour la prise de pouvoir de Mme Eszter qui, anticipant et manipulant les événements, se retrouve propulsée à la tête de la commune.

Mme Eszter, Mme Pflaum : deux visions diamétralement opposées du rôle de l’individu face au chaos. La seconde opte, comme presque l’ensemble des habitants de la ville, pour le retrait, le quant à soi, parmi ses plantes bien soignées et les opérettes encore rediffusées par la télévision. La première se saisit au contraire des événements pour « balayer l’ancien pour établir le neuf » et ainsi montrer aux habitants « qu’il vaut mieux brûler de la fièvre de l’action plutôt qu’enfiler ses pantoufles et enfouir sa tête sous l’oreiller ». La voie qu’elle trace à la fin du roman pour l’avenir de la commune parait pourtant sinistre tant on voit s’y profiler un régime de violence et de loyauté basé sur la peur.

Entre ces deux femmes que tout oppose, deux autres personnages de la ville représentent la quête, vouée à l’échec, d’autres approches au monde. Depuis longtemps séparé de sa femme, M. Eszter, directeur à la retraite du Conservatoire local, s’est réfugié dans un monde intérieur dédié à la recherche de l’harmonie musicale naturelle, et à la composition de « phrases comme autant de variations « sur une même et triste mélodie » ». Son seul et fidèle ami est Valuska, personnage le plus mystérieux de tous. Fils honni de Mme Pflaum, vivant à la marge de la société, obsédé par le mouvement des astres qu’il s’acharne à mettre en scène avec les clients avinés du bar « Péfeffer », il est pourtant le seul à jouer réellement, par ses vagabondages incessants à travers la ville, le rôle d’intermédiaire entre les différents habitants de la ville et ceux venus de l’extérieur, seul à savoir percer le mystère de la baleine, seul à faire émerger quelques traits individuels de la foule inquiétante, seul enfin à donner l’alerte sur la réalité du danger qui s’apprête à s’abattre sur la ville, avant d’être lui-même irrémédiablement happé par lui.

pour l’incurable vagabond qu’il était autrefois, toutes les portes, brèches et ouvertures avaient été condamnées afin de l’aider, lui, le convalescent, à trouver les portes du « monde effroyable des réalités ».

Autour de ces quatre personnages, et d’une constellation d’autres au rôle de second plan, László Krasznahorkai développe une réflexion extrêmement sombre tant sur la nature humaine prise individuellement que sur la possibilité d’une organisation sociale heureuse. Cette fable, cauchemardesque et hautement politique, est-elle un commentaire sur la période de changements imminents au moment où Krasznahorkai publie son livre en 1989 ? Peut-être, mais elle prolonge en tout cas la vision généralement désillusionnée de la nature humaine qu’il présentait déjà dans son Tango de Satan en 1985.

La mélancolie de la résistance partage aussi avec ce précédent roman une écriture dense, d’où émane une terrible et prenante impression de noirceur et de déliquescence inexorable. Il faut se laisser prendre à ces phrases sans fin, se laisser couler dans cet univers fantomatique forgé par une narration qui, entremêlant sans discontinuer pensées et actions, dresse le portrait parfois absurde, mais finalement véridique, d’une société en perdition.

Le monde, se dit Eszter, n’est qu’ « indifférence et tournants amers », ses composantes trop disparates se disloquent, et le vacarme y est trop grand, martèlements, braillements, le tocsin du labeur, rien d’autre, c’est la seule chose que nous sommes en mesure d’affirmer.

Krasznahorkai_László,_Koppenhága,_1990

Originaire de Gyula, petite ville de l’est de la Hongrie, dorénavant établi dans un village proche de Budapest, mais passant désormais son temps entre l’Allemagne, les Etats-Unis, la Chine et le Japon, László Krasznahorkai est devenu depuis la publication de son premier roman en 1985 l’un des auteurs hongrois majeurs. Lauréat en 2015 du prestigieux Man Booker International Prize pour l’ensemble de son œuvre traduite en anglais, il est aussi de plus en plus connu et reconnu en France grâce aux nombreuses traductions (notamment par Joëlle Dufeuilly mais aussi par Marc Martin) de ses romans aux éditions Gallimard, Cambourakis et Vagabonde.

Certains lecteurs arrivent aussi à Krasznahorkai par l’adaptation cinématographique de quelques uns de ses films avec le réalisateur hongrois Béla Tarr. C’était d’ailleurs mon cas avec La mélancolie de la résistance, et certaines scènes des Harmonies Werckmeister (qui reprend la partie centrale du livre) me sont revenue à l’esprit à la lecture du livre : les deux se complètent admirablement.

Je contribue avec cette chronique à deux excellentes initiatives : Le mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran, et Voisins Voisines, d’A propos de livres, tous deux sources d’idées de lectures d’Europe et du monde.

László Krasznahorkai, La mélancolie de la résistance (Az ellenállás melankóliája, 1989). Trad du hongrois par Joëlle Dufeuilly. Gallimard, 2006.


13 commentaires on “László Krasznahorkai – La mélancolie de la résistance”

  1. Patrice dit :

    Merci pour cette très jolie contribution au Mois de l’Europe de l’Est. C’est un auteur que j’ai noté à plusieurs reprises ces derniers temps, il me faut absolument le découvrir. Je trouve que les extraits que tu as choisis illustrent très bien l’atmosphère dense, lourde, que tu évoques dans ce billet. Est-ce à ton avis une bonne porte d’entrée pour découvrir l’univers de Krasznahorkai ou conseillerais-tu un autre titre?

    • En effet, j’ai vu moi aussi que Krasznahorkai apparait de plus en plus dans les blogs et c’est une bonne chose! Pour ma part je n’ai lu que les trois qui sont sur mon blog (Tango de Satan, La mélancolie de la résistance, et Au nord par une montagne) et je les ai tous appréciés. J’avais commencé avec le Tango de Satan, son premier livre, et pour moi c’était le bon choix, l’atmosphère est là aussi très forte, et puis il y a tout le jeu avec la construction du livre, les références internes. Je l’avais encore plus apprécié à la deuxième lecture, mais ça doit être la même chose pour tous ses livres. Pendant longtemps je craignais un peu Krasznahorkai à cause de sa réputation de densité, mais je ne regrette pas de m’être lancée.

  2. Ingannmic dit :

    Et il faut absolument lire Guerre et guerre, terrible et poignant !! Je viens de lire « Au sud… » mais j’avoue que son côté métaphorique m’a un peu laissé de côté. En revanche j’ai moi aussi beaucoup aimé cette « Mélancolie de la résistance », à propos duquel j’ai comme toi écrit « Il faut laisser László Krasznahorkai vous prendre par la main… » en évoquant le style de l’auteur, un conseil d’ailleurs valable pour l’ensemble de son oeuvre, j’ai l’impression, tant cette logorrhée d’abord abrupte mais finalement prenante semble être sa marque de fabrique…

    • Oui, Guerre et guerre revient très souvent comme un livre fort et incontournable, ce sera probablement celui que je lirai ensuite. Au niveau du style, j’avais l’impression dans La mélancolie de la résistance qu’il s’était encore densifié dans les derniers chapitres (surtout lorsqu’il s’agissait de Mme Eszter), dans le sens où ses pensées, ses actions, ses mouvements, s’entremêlaient encore plus au sein des phrases, que dans le reste du roman. Je suis un peu perplexe aussi sur ces guillemets qu’il utilise de temps en temps, comme s’il citait quelqu’un, sans que ce ne soit jamais clair qui. Une très bonne lecture en tout cas! Merci du passage.

  3. […] La mélancolie de la résistance – László Krasznahorkai, Passage à l’est! […]

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  6. Valentyne dit :

    Un auteur absent de ma bibli municipale mais je note ce livre (au titre magnifique)

  7. […] Dufeuilly (2007) pour La mélancolie de la résistance (Az ellenállás melankóliája) de László […]

  8. […] ici et une interview là), László Krasznahorkai pour la Hongrie (des chroniques ici, ici et là), Kateřina Tučková pour la République tchèque (une chronique ici, une interview là, et – […]

  9. […] surtout, et en France, grâce notamment au travail de Joelle Dufeuilly. Outre Tango de Satan et La mélancolie de la résistance (Gallimard), on trouve aussi chez Vagabonde Thésée Universel et chez Cambourakis Guerre et […]


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