Andrzej Szczypiorski – La jolie Madame Seidenman

C’était une femme très belle, une blonde claire aux yeux bleus, au nez droit, fin, délicatement ciselé, à la bouche un peu ironique. Elle avait trente-six ans et possédait un bon capital en bijoux et en dollars or.

seidenmanL’histoire d’Irma Seidenman aurait sans doute été tout à fait différente si celle-ci n’avait, justement, été blonde et jolie. Car le roman a pour point de départ quelques jours de l’année 1943, dans Varsovie occupée par les troupes nazies, et la jolie Madame Seidenman est juive.

Il est vrai qu’à tout moment Stuckler se levait et regardait attentivement ses oreilles, mais il retournait aussitôt à son bureau. Elle avait entendu parler de ces sottises sur les oreilles des femmes juives.

Outre qu’elle est blonde et jolie, Madame Seidenman a une deuxième chance : elle est la veuve du docteur Ignacy Seidenman, radiologue reconnu. Ainsi, lorsqu’elle est arrêtée malgré ses bons faux papiers d’aryenne, tout un réseau d’amis et d’anciens patients du couple se forme pour la sauver de la prison nazie et d’une mort certaine.

De l’incarcération de Madame Seidenman à son retour chez elle à la fin du roman, il ne se passe pas plus de deux jours. Pourtant, les quelque 300 pages qui font le roman forment le portrait, comme concentré dans une goutte d’eau, d’une société et d’une période beaucoup plus larges. La personne de Madame Seidenman, et son arrestation, ne sont en effet presque qu’un prétexte, un fil qui apparait et disparait au fil des pages et permet de relier le temps de quelques heures les personnages disparates qui œuvreront à la maintenir en vie : un timide spécialiste de langues anciennes, un tout jeune étudiant participant au trafic d’œuvres afin de subvenir aux besoins familiaux, un cheminot familier des luttes sociales et politiques d’avant-guerre, un Allemand de Pologne, et leurs propres parents et amis.

Chacun a droit au fil des pages à son propre chapitre dans lequel, au moment même où l’action autour de Madame Seidenman se déroule, l’auteur esquisse le passé et l’avenir, les souvenirs et les scrupules de chacun des protagonistes. C’est comme si chacun se chargeait de représenter un pan – souvent sombre – de l’histoire de la Pologne aux XIXe et XXe siècles : celle de l’occupation et de l’oppression par les Cosaques et les troupes du tsar, puis celles du Führer et, dans un proche avenir, celles du pouvoir soviétique.

Parmi ces protagonistes il y a ceux, aussi, dont le passé et l’avenir n’existent plus que dans les souvenirs des rescapés –du ghetto, des rafles, des interrogatoires –, et ceux aussi qui se sont exilés – à Paris, en Israël, rajoutant ainsi leur part au kaléidoscope de l’histoire de la Pologne que représente ce roman.

Tous ces personnages, ces destins individuels et cette Histoire plus large s’entremêlent au fil des pages, sans pourtant trop perdre le lecteur grâce à la dextérité de l’auteur dans la manipulation des différentes couches de temps et

Au final, La jolie Madame Seidenman (dont le titre original polonais est, semble-t-il, « Le commencement ») est le portrait attristé du destin d’un pays, par un homme qui lui-même en a vécu les pages les plus noires. C’est aussi un regard lucide porté sur une société sous l’occupation, une société composée de personnages normaux dont les caractères et les actions dépassent largement le simple clivage entre « bons » et « méchants », et certainement celui entre « bons Polonais » et « méchants Allemands » (voire même avec « Juifs innocents », Madame Seidenman étant dénoncée par un coreligionnaire).

Outre la dextérité de la construction du livre, c’est peut-être justement l’accent mis sur la vie intérieure des protagonistes, la diversité de leurs mobiles et de leurs situations, ainsi que de leurs conséquences sur le temps long, qui rend la lecture du livre à la fois si émouvante et si propice à la réflexion sur la solitude humaine face à son destin.

Andrzej Szczypiorski, La jolie Madame Seidenman (Die schöne Frau Seidenman/Poczatek, 1988). Trad. du polonais par Gérard Conio. Editions Liana Levi, 2004).

Né en 1924, Andrzej Szczypiorski est, comme l’un de ses personnages principaux, étudiant clandestin et participant de l’insurrection de Varsovie durant la Seconde Guerre mondiale. Emprisonné dans le camp de Sachsenhausen, il collabore ensuite avec la police secrète durant les années 1950 puis représente la Pologne au Danemark avant de rejoindre l’opposition démocratique à la fin des années 1970.

Il est également journaliste et, à partir du milieu des années 1950, auteur de nouvelles et de romans. Parmi ceux-ci, ont été traduits en français Messe pour la ville d’Arras (L’Age d’homme, 1987), Whiskey américain (Editions de Fallois, 1995), Nuit, jour et nuit (Liana Levi, 1994), Autoportrait avec femme (Liana Levi, 1996), et La jolie Madame Seidenman (Editions de Fallois, 1988).

voisinsvoisines2_2018Après un hiatus de quelques années, je me suis à nouveau inscrite au challenge « Voisins Voisines » organisé par A propos de livres et dont l’objectif est de lire des romans européens (hors France) et de découvrir la littérature contemporaine de nos voisins européens.


8 commentaires on “Andrzej Szczypiorski – La jolie Madame Seidenman”

  1. Patrice dit :

    Je le note avec beaucoup d’intérêt, je suis très tenté par les incursions sur l’histoire et l’ambiance du pays. Merci !

    • Ca a été une belle découverte et qui vaudra certainement une relecture. J’aurais pu rajouter que c’est une lecture particulierement intéressante au vu des débats en Pologne aujourd’hui sur la mémoire de la Seconde Guerre mondiale et sur le role des uns et des autres pendant cette période.

  2. […] Un fond de vérité – Zigmunt Miloszewski, Aproposdelivres La jolie Madame Seidenman – Andrzej Szczypiorski, Passage à l’Est […]

  3. Edyta dit :

    Bonjour, merci pour ce petit rappel. J’ai dû le lire au lycée il y a des années, je ne savais pas qu’il existait une traduction française.

  4. […] Également chez Noir sur Blanc, mais dans la Collection La Bibliothèque de Dimitri (donc d’abord publié aux éditions L’Âge d’Homme), Messe pour la ville d’Arras, d’Andrzej Szczypiorski. Présentation de l’éditeur : « Au printemps de l’an 1458, Arras fut frappée par la peste et par la famine. En un mois, près d’un cinquième de la population périt. S’ensuivit la sinistre vauderie de 1461, chasse aux sorcières doublée de dévastations et de massacres dans le quartier juif de la ville. Étrange et cruelle folie collective qui fut aveuglément orchestrée par un prêtre fanatique comme un rituel de purification corporelle et spirituelle. Ce récit allégorique, écrit à la première personne, développe une réflexion profonde sur les thèmes de la liberté, de la compromission et de la passivité vis-à-vis des cataclysmes sociaux. » Traduction (revue et corrigée) et préface de François Rosset. D’Andrzej Szczypiorski, je recommande aussi La jolie Madame Seidenman (ma chronique ici). […]

  5. […] traducteur et une préface, également inédite en français, de Chimamanda Ngozi Adichie. Et si, en plus de ma propre chronique, il fallait pour vous convaincre une citation de la présentation de l’éditeur, la voici : […]

  6. […] précédente ou d’une autre langue : Arrêt sur le Ponte Vecchio, Une école à la frontière, La jolie Madame Seidenman, Le verger de poires, Avril brisé, Le Pentateuque ou les cinq livres d’Isaac, et Madame Mohr a […]


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