Mathias Enard – entre l’Orient et l’Occident, un arrêt en Hongrie

Le Festival International du Livre de Budapest a aussi été l’occasion pour moi d’entendre et de rencontrer Mathias Enard, l’un des deux invités français du festival, dont j’avais déjà lu et apprécié l’un de ses romans (Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants). En plus d’une discussion avec un poète, écrivain et traducteur hongrois francophone, Mátyás Dunajcsik, au festival, Mathias Enard participait aussi, à la librairie francophone de Budapest (la Librairie Latitudes), à une rencontre avec le poète, universitaire et traducteur Guillaume Métayer dont le recueil Türelemüveg était également présenté au cours du festival. Ayant été présente à ces deux rencontres, j’ai vraiment apprécié les talents (manifestement inépuisables) de conteur de Mathias Enard, et les quelques anecdotes qu’il a données sur la genèse de ses romans – en particulier l’idée de l’écriture sous la contrainte : tant de pages par heure pour la nuit d’insomnie de Boussole, tant de pages par kilomètre pour le voyage de ZoneTout cela m’a donné envie de lire ces deux romans, ce qui était tout de même l’un des résultats escomptés de ces rencontres et que je ferai donc (un jour). Mais l’objectif ici n’est pas vraiment de parler de romans que je n’ai pas lus et pour lesquels il existe sûrement plein de très bonnes chroniques. Je vous propose plutôt un petit dialogue avec Ágnes Tótfalusi, traductrice hongroise de Boussole (en hongrois : Iránytű, Magvető 2018), ainsi que de beaucoup d’autres textes de la littérature contemporaine française.

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totfalusi agnesPourquoi la traduction littéraire ?

Je traduis depuis 20 ans. J’avais commencé avec des magazines dès l’université, mais j’aimais déjà faire ça au lycée, quand il y avait des concours. En plus, mon père était traducteur dans une maison d’édition pour enfants, plutôt à partir de l’anglais, du suédois et de l’allemand.

Au début, je voulais être professeur, mais travailler au lycée était plutôt un cauchemar, et après la naissance de mes deux enfants j’ai préféré travailler à la maison.

La traduction littéraire représente un bon marché en Hongrie ?

Dès la période communiste il y avait une demande régulière pour le livre traduit. Les livres n’étaient pas chers, on lisait beaucoup et on traduisait aussi beaucoup (aussi parce qu’il y avait beaucoup de besoin). A l’époque c’était soutenu par l’Etat, mais maintenant ce n’est que la logique de marché qui compte. Pour la traduction il y a quelques subventions, par exemple de l’Union européenne, de l’Institut français, mais pas vraiment de l’Etat hongrois.

sundiszno.jpegTu traduis beaucoup de littérature contemporaine (Millet, Houellebecq, Gavalda, Despentes, Barbery…) : pourquoi ? Est-ce une préférence personnelle ou une demande des éditeurs ?

Ma première traduction était un petit roman de Daudet, La belle Nivernaise, paru aux éditions Móra.  Depuis, je me suis en effet spécialisée dans la littérature contemporaine. C’est presque toujours sur commande de l’éditeur, mais quelque fois c’est moi qui fais des propositions.

Justement, étant donné que ce sont des auteurs contemporains, es-tu parfois en contact avec les auteurs que tu traduis ?

Je n’ai pratiquement pas de contact avec les auteurs, je préfère même peut-être comme ça. Mais ensuite, j’ai rencontré Houellebecq [à l’occasion de sa participation au Festival International du Livre de Budapest en 2013], qui était aimable mais n’avait pas l’air de s’intéresser beaucoup à ses traducteurs. Et puis après Catherine Millet, Olivier Bourdeaut, Mathias Enard… très sympathiques.

Peux-tu nous parler de ta méthode de travail ?

Je travaille principalement avec Magvető [maison d’édition privilégiant la littérature hongroisehouellebecq contemporaine de qualité, et les traductions littéraires] mais aussi avec d’autres. Souvent, je connais déjà le roman, sinon, je le lis avant de dire si je vais ou non faire la traduction. Après la lecture, je me mets au travail : je prépare d’abord un texte cru, puis j’y reviens sur plusieurs sessions (certains traducteurs visent la traduction parfaite dès le début). Un livre de 300 pages me prend environ 3 mois (mais avec beaucoup de variation d’un livre à un autre).

Pour Mathias Enard, ça a été tout à fait différent car c’est un roman que j’aime beaucoup, qui est très beau, mais très chargé car il veut tout dire, très érudit, avec beaucoup d’allusions. Il faut beaucoup chercher, beaucoup s’informer pour comprendre. J’aime bien ça : quand il parle de musique, j’ai beaucoup écouté de musique… Je lui ai dit quand je l’ai rencontré que c’était la traduction de ma vie. J’ai eu l’impression qu’il était un peu embarrassé !

En ce qui concerne le travail quotidien, je travaille sans distraction, sans musique. Le rythme change au cours du travail : au début, je vais lentement, puis je dois me dépêcher. J’ai besoin de cette pression.

Qu’est-ce qui fait une bonne traduction ? Ta manière de travailler a-t-elle évolué ?

Il y a toujours des difficultés.  J’aime bien les textes plutôt intelligents, mais j’ai plus de mal avec ceux qui utilisent trop les jeux de mots, par exemple Vian, qui est très bon en français. Je ne suis pas assez créative, ou avec suffisamment d’imagination, pour les textes plus ludiques. Eszterházy est tout à fait intraduisible car il a inventé un langage.

En termes d’évolution, j’espère que oui. Mais c’est toujours la même méthode : comprendre d’abord l’architecture de la phrase (aussi grammaticalement), et la pensée.

bourdeautEst-ce qu’un roman traduit reste le même, ou devient quelque chose de différent, à ton avis ?

Pour moi, le roman traduit, ce n’est pas tout à fait quelque chose de différent, mais plutôt un medium. J’espère, en tout cas. Une bonne traduction, c’est le même texte, il faut qu’il lui soit fidèle. C’est différent de la poésie.

J’ai remarqué que certaines maisons d’édition en Hongrie mettent le nom des traducteurs sur la page de couverture et une biographie des traducteurs à côté de celle de l’auteur, alors que d’autres mentionnent juste le nom du traducteur ou de la traductrice. Qu’est-ce que tu en penses ?

Pour moi, cette question de la visibilité des traducteurs n’est pas très importante.

C’est bien rémunéré, comme travail ?

Ce n’est pas très bien payé, mais mieux que les médecins, les professeurs d’université ou les employés des crèches [ces salaires sont notoirement bas en Hongrie]. Le tarif est d’environ 36 000HUF/ív [un ív = 40 000 signes, espaces inclus ; soit 113 EUR/40 000 signes ; à titre de comparaison et en me basant sur des données de l’Association des Traducteurs Littéraires de France, l’équivalent en France serait d’environ 513 EUR/ív].

As-tu déjà été tentée d’écrire, toi aussi ?

Je n’ai jamais eu envie d’écrire, pas du tout !

Quelles sont tes projets de traduction en cours ?millet

Je travaille sur Une enfance de rêve, de Catherine Millet (dont j’ai déjà traduit plusieurs livres), puis je passerai à un entretien de Houellebecq et de Bernard-Henri Lévy.

Et pour finir, tes recommandations de lectures, en français ou en hongrois ?

Pour la littérature hongroise, il y a des femmes écrivains que j’aime beaucoup : Kiss Noémi, Szvoren Edina, Mán-Várhegyi Réka (auteure de nouvelles et d’un roman qui va paraître dans quelques semaines, sur deux femmes hongroises dans les années 2000). Et un roman français que j’aimerais traduire, c’est La Belle du Seigneur, qui n’a pas encore été traduit en hongrois.

Merci Ágnes!

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A propos des trois auteures hongroises citées :

Man-Varhegyi-Reka2Née en 1979 à Reghin en Roumanie, Réka Mán-Várhegyi vit maintenant à Budapest. Son premier recueil de textes (Boldogtalanság az Auróra-telepen ; « Tristesse dans le quartier Auróra ») est sorti en 2013 et lui a valu la même année un premier prix littéraire, le prix JAKkendő de l’association littéraire József Attila Kör. Elle est également l’auteur de plusieurs livres pour enfants. 2012_stiller_03_N

Noémi Kiss est née en 1974 à Gödöllő, ville située à quelques dizaines de kilomètres à l’est de Budapest. Elle est l’auteure de nombreuses nouvelles et de textes sur les voyages, la photographie et la littérature. Son site web en anglais, et un entretien en français réalisé il y a presque exactement un an, vous donneront un meilleur aperçu de cette auteure engagée.

Hungary Edina Szvoren 240x180Edina Szvoren, lauréate du Prix de littérature de l’Union européenne en 2015, est née en 1974 à Budapest. Après un parcours scolaire et universitaire dans la musique, elle s’est tournée vers la littérature et est l’auteur de plusieurs recueils de nouvelles, certains traduits dans plusieurs langues mais pas encore en français.

 


3 commentaires on “Mathias Enard – entre l’Orient et l’Occident, un arrêt en Hongrie”

  1. Catherine regnier dit :

    Continuez! Cet interview de la traductrice est tres intéressant. J’ai personnellement beaucoup aimé le roman de Mathias Enard, Karpathe, par sa densité il touche à quelque chose de très Europe Centrale, et Boussole, dans une sphère culturelle différente, avec ses digressions, ses longueurs parfois est une promenade fascinante. Merci de nous tenir ainsi au courant de ces ac. tualités…

  2. […] des dix dernières années (par Ágnes Tótfalusi, que j’avais rencontrée à l’occasion de la venue de Mathias Enard à Budapest en 2018), et que je décidais d’en tirer des conclusions générales sur la littérature […]


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