Kateřina Tučková – L’expulsion de Gerta Schnirch

Il y a quelques années, j’avais entendu une conférence de la chercheuse Christine Cadot dans laquelle elle décortiquait le rôle des symboles dans l’émergence – ou non – d’une mémoire collective européenne. Un exemple m’avait frappée, celui de la perception de la fin de la seconde guerre mondiale : si le 8 mai, en France par exemple, marque la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie, la date n’a pas la même valeur symbolique pour une bonne partie de l’Europe de l’Est où, à ce moment, les troupes soviétiques n’étaient déjà plus considérées comme des libérateurs mais comme des occupants.

C’est cette conférence qui m’est revenue à l’esprit en repensant au roman historique de Kateřina Tučková, non pas parce que celui-ci parle d’Europe ou d’occupation soviétique, mais simplement parce qu’il illustre cette divergence de destins entre l’Ouest « libre » et l’Est placé sous l’emprise communiste.

L’histoire de Gerta Schnirch est celle d’une double perdante du XXe siècle, et commence déjà avant la guerre. Brno, capitale de la Moravie – et ville natale de Kateřina Tučková – s’appelle alors aussi Brünn pour l’importante communauté allemande qui peuple cette région. Gerta, comme son frère Friedrich, nait dans une famille mixte – mère tchèque, père allemand – et grandit avec les deux langues jusqu’à ce que son père, totalement converti à la propagande nazie, bannisse le tchèque de la maison. A la fin de la guerre, le retour de bâton ne tarde pas à arriver : Gerta, mère d’une toute petite fille, est expulsée de Brno avec des milliers d’autres femmes, enfants et vieillards.

Presque entièrement narré du point de vue de Gerta, le roman décrit l’horreur des convois d’expulsés, la longue marche vers une destination incertaine mais où l’insécurité, la violence, la faim et la soif, la dysenterie sont autant de périls auxquels beaucoup succombent. Tirée du camp où sont parqués les expulsés pour aller travailler sur une ferme proche de la frontière autrichienne, Gerta survit et assiste, dans ce petit village auparavant stable et prospère, aux vagues successives d’arrivée de nouveaux habitants, d’accaparement des anciennes propriétés juives ou allemandes, et d’instauration de nouvelles relations de pouvoir qui présagent la mainmise des nouveaux maîtres communistes.

En arrière-plan du nouveau quotidien de Gerta, une question traverse cette première moitié du roman : chassée du jour au lendemain sans aucune forme de jugement ou de compensation, uniquement sur la base de son appartenance à la communauté allemande, Gerta n’est-elle pas devenue victime uniquement parce qu’elle a été jugée coupable par association ? Certes, son père était ardent partisan ; certes, son frère a fait partie des Hitler Jugend avant d’être envoyé sur le front de l’Est ; certes, elle-même a participé à des collectes en soutien aux troupes nazies. Mais n’est-elle pas aussi la fille d’une mère tchèque, ses plus proches amis n’étaient-ils pas tchèques, n’était-elle pas trop jeune pour être ensuite jugée responsable et coupable ?

Cependant, dans cette société qui peine à se relever des destructions de la guerre, il n’y a personne pour écouter ces questions, et encore moins pour y répondre. De chapitre en chapitre, alors que les années passent, Kateřina Tučková dresse le portrait d’une femme qui s’enfonce dans une solitude toujours plus profonde, gardant pour elle le souvenir de toutes les personnes qui ont traversé sa vie et qu’elle a perdues, alors que sa fille s’éloigne aussi d’elle, n’ayant jamais pu comprendre cette mère qui portait trop de silence en elle. Par-delà la femme, c’est toute une société d’après-guerre, rongée par les non-dits, les privations, les disparitions jamais expliquées et les espoirs déçus, que Tučková dépeint, et même la chute du mur arrive trop tard pour cette génération, trop tard pour répondre aux questions que Gerta s’est si longtemps posées.

« L’expulsion de Gerta Schnirch » est un livre d’autant plus poignant qu’il n’essaie pas de terminer sur une note optimiste cette histoire d’une vie gâchée : en cela, il colle probablement davantage à la vraie vie, mais c’est rare de lire à la dernière page d’un roman un constat sans appel de défaite tel que celui que porte la fille de Gerta sur la vie de sa mère. Pour autant, le style réaliste du roman, la capacité de Tučková à suggérer le passage du temps sans jamais s’étendre sur le contexte historique (car elle épouse le point de vue des protagonistes qui eux-mêmes n’ont que des informations fragmentaires sur ce qui se passe autour d’eux) le préserve de verser dans l’apitoiement.

Crédit photo: Vojtěch Vlk

Publié en République tchèque en 2009, le roman a connu un succès assez important – il a par exemple reçu le prix Magnesia Litera des lecteurs en 2010, et a été traduit en italien, hongrois, allemand et polonais. J’en avais entendu parler lors d’un séjour à Brno, ville aujourd’hui agréable et dynamique qui garde encore quelques traces de la présence allemande d’avant-guerre – notamment la merveilleuse Villa Tugendhat, dont l’histoire depuis sa conception par l’architecte Ludwig Mies van der Rohe en 1928-1930 est l’incarnation d’un autre pan de l’histoire mouvementée des différentes minorités de cette région. On m’en avait dit tellement de bien que je ne me suis pas laissée décourager par l’absence de traduction française et l’ai lu dans la version hongroise (publiée par une maison d’édition basée à Bratislava). Kateřina Tučková n’étant pratiquement pas connue en France, je lui ai proposé de présenter aussi elle-même son livre ici : le jeu de questions-réponses est à découvrir sur ce blog dans les jours à venir et c’est aussi une manière de prolonger ma série sur les femmes écrivains d’Europe centrale et orientale en y incluant des jeunes auteures non encore traduites en français.

Kateřina Tučková, Gerta Schnirch meghurcoltatása (Vyhnání Gerty Schnirch, Host, 2009). Traduit du tchèque au hongrois par Borbála Csoma, Kalligram, 2012.

Un autre roman tchèque à découvrir, dont l’auteure prend Brno durant la guerre comme point de départ pour inventer le destin bouleversé d’une femme : La Belle de Joza, de Květa Legátová (en français aux Editions Noir sur Blanc, 2008).