Florina Ilis – La croisade des enfants

Ainsi, à partir du moment où la réalité des événements de la vallée de la Prahova passa sous le monopole des appareils photo, des caméras, des reporters diffusant les informations depuis les lieux mêmes et surtout sous le monopole des personnages directement impliqués dans le déroulement des faits, nul ne fut en état de prendre la mesure exacte de la réalité, si ce n’est peut-être Dieu au plus haut des cieux, mais malheureusement pour les médias, il ne donne pas de conférences de presse.

Cette difficulté à prendre la mesure exacte de la réalité est vraie aussi en ce qui concerne La croisade des enfants en tant que livre, tant ce roman échappe à une description facile du type « ce livre parle de … ». Pourtant, à première vue, c’est simple : par une belle journée d’été, les quais de la gare de Cluj bruissent de l’agitation qui précède le départ de deux trains en direction du sud. Le premier, à destination de Bucarest, transporte des passagers individuels, chacun avec ses propres raisons qui le poussent à entreprendre ce voyage. Parmi eux, Pavel, « une des plumes les plus acérées du journalisme roumain », rentre à Bucarest après avoir travaillé sur la grande affaire de trafic d’enfants qui lie la Roumanie aux pays occidentaux ; Sabine se rend à la capitale pour déposer son dossier d’émigration au Canada tandis que Lucreţia quitte sa ville natale pour s’établir avec son mari à New York ; madame Brediceanu, quant à elle, rentre de Cluj où elle avait recherché en vain sa sœur jumelle disparue…

Dans le second train, les voyageurs sont plus homogènes : tous issus des écoles de la ville, ce sont les enfants en partance pour leur colonie de vacances, accompagnés de leurs professeurs. Bien qu’encore attachés aux menus objets de leur quotidien, les enfants rêvent déjà de la liberté du bord de mer, tandis que les professeurs s’occupent autant de maintenir un peu d’ordre que de démontrer à leurs collègues qu’ils sont à la hauteur de leurs responsabilités pédagogiques.

Vasile, descendu de ses montagnes, Ilarie l’informaticien, Irina malade du sida, dada Angelica la vieille Tsigane, et d’autres encore feront eux aussi partie du récit, même s’ils n’ont pour le moment encore rien à voir avec l’un ou l’autre des deux trains. Florina Ilis prend son temps pour nous présenter par bribes les différents personnages et nous permettre de nous familiariser avec eux au gré d’associations d’idées qui seront d’abord les seuls liens entre eux.

Tout ce petit monde avance, métaphoriquement pour les uns, physiquement pour les autres, vers l’événement qui va changer le cours de cette journée à l’origine si anodine : sous la houlette de Calman, le Tsigane blond aux yeux bleus, les enfants vont se saisir du train, renverser l’autorité des adultes et, du fond de la vallée de la Prahova où est arrêté le train, établir une liste de revendications allant de l’approvisionnement à vie en Nutella, à l’amélioration des conditions de vie des enfants des rues du pays. Dans ce monde bien ordonné des enfants scolarisés dont il ne fait en rien partie, Calman l’enfant des égouts, orphelin, illettré et possédant déjà une trop grande expérience de la vie, va inopinément jouer le rôle de catalyseur pour les désirs des enfants qui rêvent vaguement de se débarrasser des règles imposées par les adultes.

Des adultes, justement, qui vont assister, impuissants et complètement déroutés, au déroulement de ce qu’ils ne finiront que tardivement par appeler « croisade ». Alors que les professeurs enfermés dans leur compartiment ne peuvent rien faire et que les parents sont eux aussi réduits au rôle d’observateurs désarmés, une autre incarnation de l’autorité fait son apparition sous la forme de la police, de commandos spéciaux et du gouvernement, de plus en plus persuadés qu’il s’agit là d’un acte terroriste, mais en même temps tétanisés à l’idée de prendre quelque décision que ce soit.

Bouche-bée devant la capacité de Florina Ilis à faire rebondir l’intrigue à coup de connexions tout à fait inattendues entre les différentes facettes du récit, le lecteur ne peut lui aussi qu’assister, impuissant, au déroulement des faits qui, s’ils tiennent parfois de l’absurde, virent de plus en plus au tragique.

Si les faits qui se déroulent autour du détournement du train sont l’écho des préoccupations intérieures des personnages, Florina Ilis rajoute aussi une troisième dimension au roman qui se transforme au fil des pages en critique de l’évolution de la société roumaine (et pour certains sujets de la société en général). Le thème le plus récurrent est sûrement celui de la liberté, celle à laquelle aspirent naïvement les enfants de cinquième et de quatrième en partance pour le bord de mer, comme celle dont beaucoup de roumains plus âgés n’ont pas trop su s’emparer malgré la chute de Ceausescu. Maline, Florina Ilis met parfois ses lecteurs directement face à la réalité brute (difficile, par exemple, de ne pas être dégoûté par la frénésie nauséabonde de la presse avide de sensationnel, ou par la corruption qui gangrène la société avec ses corollaires peu réjouissants, trafics d’armes et de corps, mafia, pédopornographie…), mais interpose parfois aussi les conversations de ses personnages entre les lecteurs et la réalité, comme si elle se jouait par avance des réactions qu’elle attend de ses lecteurs en les anticipant dans celles de ses personnages.  Faut-il par exemple se ranger à l’opinion de la sévère madame Constantinescu qui, forte de sa longue expérience d’enseignement, répète à qui veut l’entendre que les enfants ont de tout temps cultivé de mauvais penchants que seuls l’ordre et la discipline peuvent tenir tant soit peu en laisse ? Maline, Florina Ilis l’est aussi car elle se garde bien de proposer un dénouement répondant bien précisément a toutes ces questions que pose le roman, qu’elles concernent le sort de Calman et de ses congénères, ou plus généralement les maux de la société roumaine (ce qui serait en l’occurrence presque mission impossible).

Le roman se déroule à une période très proche de celle de sa parution en 2005, et si certains événements des années 1990 sont encore présents à l’esprit des protagonistes de la génération des parents (la descente des mineurs sur Bucarest, par exemple), le récit est aussi porté par toutes sortes de détails qui le rendent très vivant et d’actualité. Obsédés par le foot, par Harry Potter, par les avions militaires, les garçons du train émaillent leurs conversations de références qui (au moins pour le matériel de guerre) dépassent les connaissances du commun des mortels, et le téléphone portable dernier cri qui passe de la poche du bel Alexandru à celle du mendiant tsigane surnommé Le Manchot, n’a pu que me faire sourire, car combien de fois dans la littérature roumaine traduite en français a-t-on pu tomber sur des téléphones portables équipés d’appareils photos et qui rentrent quand même dans la poche arrière d’un pantalon ?

Il n’y avait heureusement aucun enfant en vue dans les couloirs du Cracovie-Budapest

Sans le faire exprès, j’ai lu la majeure partie du roman au cours de divers trajets en train (y compris des trains à compartiments), et je me suis parfois prise à lever les yeux du livre avec soulagement, en me rendant compte que tout se déroulait normalement, sans arrêts inopinés ni blocage des portes des compartiments. Le choix de Florina Ilis d’enfiler les phrases les unes après les autres, avec un minimum de ponctuation malgré les transitions constantes d’une personne à une autre, d’un lieu à un autre, y était sûrement pour quelque chose tant il instille un rythme rapide par lequel il est facile de se laisser prendre. Je n’ai pas pu ne pas noter quelques petites mèches qui dépassaient de l’ensemble ici ou là, quelques incohérences (la sorte de transe dans laquelle est plongée le conducteur de train, qui l’empêche de se rendre compte du manège de Calman et de son compère au moment où ils s’apprêtent à s’emparer du train, par exemple, ou le souci que se donne Florina Ilis pour faire en sorte que les enfants aient un ravitaillement crédible en eau et en nourriture, alors qu’elle se désintéresse du sort des professeurs enfermés dans leur compartiment pendant plusieurs jours d’été mais qui n’en semblent pas trop affectés pour autant). Etant donné que le roman fait déjà 500 pages, je n’aurais pas non plus dit non à quelques pages de plus sur cet autre pan de la « croisade des enfants », celui constitué par ces enfants venus des quatre coins du pays pour s’associer au mouvement lancé par les enfants du train.

Après Les vies parallèles, consacré à la postérité du (vrai) poète roumain Mihai Eminescu, La croisade des enfants est le deuxième roman de Florina Ilis que je lis : malgré un sujet totalement différent, j’y ai retrouvé sa prédilection pour les gros volumes et pour les approches non conventionnelles au récit en termes de structure (pour Les vies parallèles) et de style (pour La croisade des enfants).

Patrice et Ingannmic étaient mes compagnons d’aventure pour cette lecture, et je vous invite à découvrir leurs avis et quelques autres citations ici et . Avec cette chronique, je contribue aussi à « Voisins Voisines », organisé par A propos de livres, qui nous invite à lire et découvrir la littérature européenne contemporaine, tout en continuant ma série sur les femmes écrivains d’Europe centrale et orientale.

Florina Ilis, La croisade des enfants (Cruciada copiilor, Polirom, 2005). Traduit du roumain par Marily Le Nir. Editions des Syrtes, 2010.


15 commentaires on “Florina Ilis – La croisade des enfants”

  1. Marilyne dit :

    Merci pour cette chronique. Lors de la parution en français, je ne me suis pas décidée pour ce roman, tu me fais le regretter… je comprends que cette lecture saisit, je crains le malaise, qui sera sûrement compensé par le rythme que tu soulignes.

    • Je crois que le roman est suffisamment riche en personnages et en rebondissements pour que ce ne soit pas le sentiment de malaise qui prédomine. Mais c’est vrai que certaines péripéties qu’elle fait vivre à ses personnages sont plus glauques et irréversibles que ce à quoi je m’attendais en entamant ma lecture. Il n’est sûrement pas trop tard pour le lire, même neuf ans après sa parution?

  2. Ingannmic dit :

    Tu m’épates, quel billet complet et structuré, en te lisant, je réalise que j’ai oublié plein d’éléments dans mon billet, difficile à rédiger en raison de l’amplitude du texte, et des thèmes abordés. Tu me diras, c’est un des avantages des lectures communes, que de proposer des billets complémentaires. Merci en tous cas pour tes conseils sans lesquels je n’aurais sans doute jamais lu ce titre, qui m’a permis par ailleurs de lire roumain pour la 1e fois !

    • C’est gentil mais je crois qu’on a tous fait des billets intéressants et, comme tu dis, complémentaires. Il faut dire que le livre s’y prêtait! Comme tu dis aussi, c’est difficile de rendre le ton, et le rythme, et la multitude de personnages, et tout ce que Florina Ilis cherche à dire dans son roman, sans non plus en faire un livre de commentaire à part entière. Je suis contente que cette première lecture roumaine t’ait si bien réussi, j’espère qu’il y en aura d’autres, puisées dans mon blog ou autre part. Ma besace est encore pleine et je profiterai de l’été pour en sortir le plus possible.

  3. […] Non Lieu) de même que Florina Ilis dont deux romans sont disponibles aux Editions des Syrtes : La croisade des enfants (2009) et Les vies parallèles (2014). Également traduite du roumain aux Editions des Syrtes, […]

  4. Patrice dit :

    Je ne puis qu’approuver le commentaire d’Ingannmic. Tu nous offres un très beau billet, très fouillé, qui fait saisir aussi bien les grands thèmes du livre que les petites incohérences (je m’étais fait la même réaction sur les enfants qui arrivaient de toutes les régions de Roumanie ou encore sur le fait que les professeurs allaient l’air de vivre dans un monde à part, en comparaison avec les enfants qui avaient faim et soif vers la fin du livre – quoi qu’il en soit, je me suis laissé porter par le récit). J’ai beaucoup apprécié cette suggestion de lecture commune. N’hésite pas à me faire signe à nouveau pour réitérer ce genre d’exercice !

    • Alors je suis contente que le billet, le livre, et la lecture commune vous aient plu. On devrait peut-être faire un envoi groupé à Florina Ilis avec nos commentaires et suggestions?! Je suis curieuse de savoir ce que tu as « en stock » des Syrtes pour mars 2020. Et d’accord, je vais faire un billet spécial « lectures à venir – rejoignez-moi si vous le souhaitez ».

  5. […] Une matinée perdue, de Gabriela Adamesteanu, Passage à l’Est La Croisade des enfants, par Florina Ilis, Passage à l’Est […]

  6. […] La croisade des enfants, de Florina Ilis (Roumanie, 2005) : un fait divers devenu affaire d’Etat forme la colonne vertébrale de cette fresque exigeante de la société roumaine contemporaine portée par une écriture sans répit. […]

  7. […] romans publiés en traduction française ces dernières années par les éditions des Syrtes : La croisade des enfants de la roumaine Florina Ilis, et L’été où maman a eu les yeux verts, de Tatiana Ţîbuleac […]

  8. […] Aux Editions des Syrtes, le 18 mars : Le livre des nombres, de Florina Ilis (traduit du roumain par Marily le Nir). Un extrait de la présentation de l’éditeur : « à la fois fresque d’une époque, saga familiale, monographie d’un village d’Europe centrale, [Le livre des nombres] embrasse un siècle d’histoire mouvementée de la Transylvanie. Le lecteur est plongé dans l’entreprise d’un auteur qui tente d’écrire la chronique de sa famille. Peu à peu, devant ses yeux, se tisse ainsi l’épopée de deux familles apparentées, sur quatre générations, qui trouve des échos incessants dans le présent. » Un roman qui s’annonce donc, par son sujet, tout à fait différent des deux autres livres de Florina Ilis parus aux Editions des Syrtes, Les vies parallèles et La croisade des enfants, lus avec enthousiasme et chroniqués ici et là. […]

  9. […] fait l’objet d’une lecture commune unanimement positive partagée avec Ingannmic et Passage à l’Est. En ce mois de mars 2021, c’est donc avec un plaisir non dissimulé que je vous parle du […]

  10. […] très différent dans les deux, et encore différent de son troisième roman traduit en français, La croisade des enfants (l’enfant Robi, et la vieille tzigane Angelina, sont l’un des quelques traits d’union avec les […]


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