Camil Petrescu – Dernière nuit d’amour, première nuit de guerre

Non, je n’ai pas été jaloux une seule seconde, même si j’ai tant souffert à cause de l’amour.

Stefan Gheorghidiu, héros et narrateur de Dernière nuit d’amour, première nuit de guerre, est-il simplement frappé de jalousie, comme l’indique la quatrième de couverture, ou est-il carrément mentalement déséquilibré, comme je me le suis demandé à plusieurs reprises au cours de ma lecture ? Et qu’avait l’auteur Camil Petrescu en tête en créant ce personnage souvent exaspérant ? Ce n’était probablement pas que, 90 ans après la parution de ce roman (présenté autre part comme son « chef-d’œuvre le plus brillant »), quelqu’un déciderait d’utiliser les adjectifs « déséquilibré » et « exaspérant » pour décrire son héros. Mais c’est ainsi.

Etudiant en philosophie dans Bucarest avant-guerre, Stefan était voué à une vie plutôt modeste avec sa jeune femme, jusqu’à ce qu’un héritage lui permette de réintégrer le milieu bourgeois familial d’origine. Cet héritage, par la même occasion, le rapproche du monde cynique et corrompu de la politique et des affaires. Mais Stefan est un homme de principes, et beaucoup de choses lui déplaisent dans ce milieu : les coups bas en affaires, l’entre-soi en politique, et l’utilisation des charmes des femmes pour faciliter certaines transactions lorsque les conversations entre hommes ne suffisent plus. Alors il se retire pour se consacrer à son travail universitaire.

Las, sa femme ne voit pas les choses du même œil : simple étudiante aux revenus modestes lorsque Stefan l’a épousée, elle a pris goût aux mondanités et surtout, semble-t-il, à un certain G., « un vague avocat, un danseur très apprécié par les femmes auxquelles il enseignait (…) une nouvelle danse à la mode : le tango. »

Je sentais que ce n’était pas non plus la seule infériorité qu’elle me trouvait. Il parait que les snobs qu’elle admirait à présent avaient leur style à eux, ce que je n’avais pas ; je voyais jour après jour ma femme me devenir étrangère dans ses préoccupations et ses admirations.

La vie devint rapidement pour moi une torture sans fin.

Du moins, c’est ainsi que Stefan le perçoit. Dévoré par la jalousie, il ausculte le moindre geste de sa femme, se persuade de sa culpabilité, multiplie les petites vengeances (allant chercher « une cocotte assez mignonne, rondelette et incroyablement vulgaire », un soir où sa femme n’est pas à la maison lorsqu’il revient chez lui) et les réconciliations d’un jour. Son amertume croissant, il en vient à contempler le divorce, le meurtre, la désertion. C’est que, pendant ce temps (nous sommes en 1916 à ce moment du récit), la Roumanie est en voie de se décider à entrer en guerre. L’incorporation de Stefan dans l’armée, en l’employant à d’autres occupations, en d’autre compagnie, n’a pas mis fin à ses ruminations. Une permission permet à Stefan d’obtenir cette « dernière nuit d’amour », dont personne ne sait encore que ce sera aussi la « première nuit de guerre ».

Dans cette deuxième partie du roman, le changement de registre est total. Malgré les beaux discours des hommes politiques et le patriotisme des ignares, l’armée n’est pas préparée du tout à affronter l’ennemi austro-hongrois. Là, le récit devient intéressant, surtout quand on se rend compte que ces lignes sur la guerre sont, d’une part, inspirée des souvenirs de guerre de Petrescu et, d’autre part, qu’ils ne paraissent pas si longtemps que ça après ce début de guerre si peu glorieux. On peut alors supposer que les acteurs politiques et économiques dont s’inspire Petrescu sont encore susceptibles de lire ce roman, et les critiques qu’il contient. On ne peut pas non plus rester insensible à ce Stefan de guerre, dont le maintien en vie ne dépend pas tant de ces facultés intellectuelles ou physiques que du hasard des retombées des éclats d’obus ou des tirs de mitraillette.

Alors, pourquoi ai-je trouvé ce Stefan si « exaspérant », et pourquoi suis-je déçue par ce « chef d’œuvre » ? Il est d’abord nécessaire de souligner que ce roman était peut-être effectivement novateur à sa sortie, avec ce choix de ne donner que le point de vue subjectif du narrateur (bien que ce même narrateur essaie constamment d’objectiver ce même point de vue), dans un style assez franc et où l’ensemble du récit (400 pages) est finalement assez resserré autour de deux thèmes : la femme, la guerre.

Mais c’est justement ce point de vue unique, et si subjectif, de Stefan, qui rend sa description de sa relation à sa femme, et son autojustification constante, si pesantes à la longue. La femme de Stefan, nous dit la quatrième de couverture, s’appelle Ela, mais Stefan lui-même préfère l’appeler « fillette » (plus rarement « ma chérie », quelque fois « ma femme » quand il pense à elle plutôt que de s’adresser à elle) et son nom apparaît tellement peu dans le livre que c’est en fait uniquement sur la foi de la quatrième de couverture que j’écris qu’elle s’appelle Ela. En soi, ce n’est pas un problème, mais s’y ajoute l’incapacité de Stefan à croire que sa femme puisse être à la fois intelligente et belle. Si Stefan (qui affirme avoir « toute confiance en [s]es possibilités, tel un homme qui n’hésite pas à emprunter une route dangereuse justement parce qu’il se sait en état de se défendre ») admire au début de son récit « l’attention pleine de maturité dont [sa femme] faisait preuve », c’est rapidement sous les traits d’un animal de compagnie qu’Ela finit par nous être présentée. « Sérieuse et sage comme un petit chien », elle l’accompagne à ses cours de mathématiques supérieures, avant de se transformer au fil des pages en « tigresse à peine apprivoisée », en « jeune panthère joyeuse », en « grand chat », en « petit écureuil » (etc.). Stefan se souvient de temps à autre que c’est bien avec une femme qu’il est marié, qu’elle est belle et qu’ils forment « un couple assorti », même s’il se trouve « un peu trop grand pour la finesse de ses bras et de ses cuisses » (ceux d’Ela). Mais, ces bras et ces cuisses ne gardent leur finesse que tant que Stefan aime encore un peu sa femme : rentré chez lui après une blessure à la guerre, juste quelques mois après la citation précédente, c’est une femme dont le « ventre semblait avoir grossi » qu’il retrouve à contre-cœur. Lui qui ne rêvait de rien tant que du corps d’une noiraude et fine !

L’adoption par l’auteur de ce point de vue unique et subjectif, et le refus de son héros de contempler sérieusement toutes les mises en garde que lui font ses proches, me font aussi me demander si ce Stefan est supposé être un narrateur fiable. Je penche plutôt pour la négative, mais j’ai comme le sentiment que, pour Petrescu, la question ne devrait même pas se poser et que Stefan était pour lui, tout simplement, un homme de son époque.

Trois ans plus tard, Camil Petrescu publiait avec Madame T. un autre portrait de femme qui, lui m’avait beaucoup plus convaincu lorsque je l’avais lu.

Une lecture bien plus enthousiaste de ce « récit poignant » par Annabelle Hautecontre est à retrouver sur ce lien.

Camil Petrescu, Dernière nuit d’amour, première nuit de guerre (Ultima noapte de dragoste, întâia noapte de război, 1930). Traduit du roumain par Laure Hinckel. Editions des Syrtes, 2019.

Mon exemplaire m’a été envoyé par les éditions des Syrtes, que je remercie.


12 commentaires on “Camil Petrescu – Dernière nuit d’amour, première nuit de guerre”

  1. MarinaSofia dit :

    Je sais trop bien ce que tu veux dire – moi, je trouve Stefan exasperant aussi! C’est plutot les descriptions de la guerre qui ont sauve ce livre pour moi. Bien sur, la premiere fois que je l’avais lu (a l’epoque un texte obligatoire pour les lyceens en Roumanie), j’ai bien aime l’histoire d’amour aussi. Mais maintenant – bleurgh! J’ai ecrit un billet sur ce sujet en anglais ici:

    #1930Club: Camil Petrescu

    • C’est une drôle d’histoire d’amour, quand même, surtout qu’on n’en voit que la fin pas très glorieuse. Ca aurait été intéressant d’avoir aussi la version « Petrescu » d’Ela. J’avais lu ton billet, et étais rassurée de voir que je ne suis pas la seule à trouver des défauts au personnage. Merci de ton commentaire!

  2. Eva dit :

    C’est curieux : ton manque d’enthousiasme pour le personnage de Stefan me donne plutôt envie de le découvrir ! Merci pour ce billet très intéressant.

  3. Ingannmic dit :

    Je viens de le lire aussi mais mon billet paraîtra en mars (!) et j’ai comme toi été déçue par ce personnage peu attachant et par le style souvent empesé..

  4. […] Camil Petrescu – Dernière nuit d’amour, première nuit de guerre → […]

  5. Emma dit :

    Les histoires de types jaloux qui pistent leur femme, c’est pas mon truc (cf Proust avec son Albertine, je trouve La Prisonnière exaspérant)

    Merci pour ce billet.

    • Tu en fais un résumé très expéditif mais finalement c’est à peu près ça! Je n’ai pas lu Proust (et je n’en ai même pas chez moi donc je ne peux même pas « profiter » de la situation actuelle pour me lancer), mais j’ai trouvé la relation du mari à sa femme dans ce roman assez pesante. Je pense que ce serait mieux passé si on avait aussi eu droit au point de vue de la femme.

  6. […] Camil : Dernière nuit d’amour, première nuit de guerre. Editions des Syrtes, […]

  7. […] Petrescu (1894 – 1957), chroniqueur, dans Dernière nuit d’amour, première nuit de guerre, de Bucarest à la veille de la Première Guerre mondiale et, dans Madame T., de la même ville, […]

  8. […] roumain : Dernière nuit d’amour, première nuit de guerre (1930), de Camil Petrescu ; Femmes (1932) et La ville aux acacias (1935), de Mihail Sebastian ; Le […]


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