Lectures-désorientation #9 – cinq sœurs dans l’Himalaya, et trois sœurs à Oman

Je les appelle des lectures-désorientation parce qu’elles me font partir loin de l’Europe centrale, de l’Est et des Balkans dont j’ai l’habitude ici, mais je pourrais aussi les appeler des lectures-tentation, parce qu’elles me viennent d’autres personnes actives sur la blogosphère et qui savent me tenter avec leurs découvertes et suggestions. Voici deux livres (tous deux lus en anglais, tous deux disponibles en français) pour ce troisième et dernier billet « désorientation » de cette année : Narcisse noir, de Rumer Godden, et Les Corps célestes, de Jokha Alharthi.

Rumer Godden – Black Narcissus (Narcisse noir)

Rumer Godden était une écrivaine assez prolifique et reconnue du XXe siècle anglais (1907-1998), un peu oubliée maintenant. Il y a longtemps, j’avais lu (et relu) In this House of Brede, un roman étrangement apaisant sur l’entrée dans une communauté bénédictine d’une femme adulte, dans les années 1950, ainsi que The Greengage Summer (dans les années 1920, dans la campagne française, les enfants d’une famille anglaise dont les parents sont absents font l’apprentissage d’un monde adulte dont ils ne comprennent bien ni la langue, ni les codes ; traduit en français en 1961 : L’été des reines-claudes). J’avais peut-être aussi lu Black Narcissus, mais il est probable que je n’avais en fait que vu le film, bien moins subtil, de Powell et Pressburger (la couverture de la traduction française chez Actes Sud (2006) est tirée du film). C’est la chronique de The River chez Lisa, et la « semaine de lectures Rumer Godden » qu’organise Brona, qui m’a donné envie de relire cette écrivaine. C’était une bonne idée !

En empruntant le livre à la bibliothèque, j’ai demandé l’exemplaire de 1939, en pensant que ce serait une première édition. En fait non : l’édition précise que le livre a été réimprimé sept fois en juillet, deux fois en août, et deux fois en septembre 1939. C’est un détail, mais qui montre le succès du livre à l’époque, et qui illustre aussi le fait que, lorsque Godden a écrit ce roman, c’était pour un lectorat qui (comme elle) ne pouvait pas savoir à quel point la présence anglaise en Inde allait changer au cours des dix années suivantes.

Le roman se déroule en effet en Inde, dans les montagnes du district de Darjeeling, à une période (1938) qui n’est précisée qu’indirectement. Une poignée de sœurs d’un ordre religieux anglo-catholique sont envoyées fonder une école et un hôpital dans un village très reculé, que des frères missionnaires ont déjà abandonné sans donner d’explication. Le roman est l’histoire des quelques mois qu’y passent ces sœurs, et de leurs efforts physiques et surtout mentaux pour faire face aux maladies, à l’isolation, à l’éloignement, aux souvenirs et aux désirs qui refont surface.

Lire le livre aujourd’hui, c’est se demander comment l’arrière-plan du roman, avec ses questions de genre, de race et de foi, était compris par les premiers lecteurs – qui étaient probablement plutôt des premières lectrices. Mais je crois que ce qui intéresse surtout Godden (qui a vécu entre le nord-est de l’Inde et l’Angleterre pendant la première moitié de sa vie), c’est de regarder comment sa petite communauté, malgré tout son courage et sa détermination, se fendille et craque au fil de ces quelques mois passés sous les sommets himalayens.

Bien qu’il se rapproche le plus souvent du point de vue de Sœur Clodagh, qui dirige le petit groupe, le livre est entièrement écrit au passé et à la troisième personne. Pourtant, il m’a paru très immédiat et vivant, certainement aidé par la véridicité des descriptions des effets de la montagne, de l’altitude et des saisons sur la petite communauté. Est-ce qu’il se passe beaucoup de choses ? D’une certaine manière, non – les développements sont exacerbés par la tension intérieure des sœurs. Celle-ci est révélée non seulement par leurs actions, mais aussi par cette manière intéressante qu’a Rumer Godden de faire entrer des regards extérieurs (une personne, une lettre…) sur les protagonistes de son histoire et, par ces regards extérieurs, d’introduire un élément déstabilisateur dans l’équilibre de plus en plus précaire qui règne parmi les sœurs ainsi que dans leurs relations avec les habitants des villages alentours.

Est-ce qu’après le livre, je regarderai à nouveau le film ? Je ne pense pas – ou du moins pas comme une adaptation du livre ! Mais est-ce qu’après le livre, je lirai un autre Rumer Godden ? Certainement !

Jokha Alharthi – Celestial bodies (Les Corps célestes)

Publié en français au printemps chez Stéphane Marsan éditeur (trad. Khaled Osman), Les Corps célestes vient de recevoir le Prix de la littérature arabe 2021, ce qui m’a rappelé que je l’avais déjà noté lorsqu’il avait paru en anglais en 2018 et à nouveau lorsque l’auteure, et sa traductrice anglaise, avaient reçu le Man Booker International Prize l’année suivante – le sujet m’intéressait mais aussi la mention qu’il s’agissait du premier roman traduit de l’arabe à obtenir ce prix prestigieux, et par ailleurs le premier roman d’une auteure omanaise à être traduit en anglais. C’est probablement vrai également pour la traduction française.

Si je voulais faire (très) simple, je dirais que c’est le roman de trois sœurs et que ces trois sœurs se marieront chacune à leur tour, au cours d’un roman en partie chronologique et dont le présent se situe à une période assez proche de la nôtre. Mais la structure du roman, à la fois caléidoscopique et toute en récurrences, permet à l’auteure de faire bien plus que ça, au niveau des personnages, de leur développement, de leurs liens, de leur histoire dans un pays qui change avec eux.

La structure est récurrente, parce qu’elle oscille entre les chapitres d’Abdallah, le mari de la sœur aînée, et ceux d’un narrateur omniscient. Elle est caléidoscopique, parce que même si le narrateur revient souvent vers les mêmes personnages centraux, il en introduit constamment d’autres, faisant remonter l’histoire sur près d’un siècle et donnant toujours plus d’épaisseur au monde, aux familles et aux coutumes de ces trois sœurs.

Quatre choses parmi toutes celles que j’ai aimées dans ce roman : 1) ce n’est pas une saga familiale avec une histoire complète et satisfaisante : l’auteure donne juste assez d’éléments sur les personnages pour faire entrevoir une vie intérieure complexe, mais sans jamais aller jusqu’à des portraits détaillés ; les hommes comme les femmes gardent une grande part de leurs secrets, 2) le roman se déroule principalement dans le village où est établie la famille, mais aussi dans la capitale, où la génération des sœurs aspire à s’installer ; la capitale est le symbole d’un pays et d’une société en pleine mutation, mais Oman est aussi replacé dans sa région : les personnages fuient au Koweït ou s’exilent en Egypte, certains (plusieurs décennies auparavant) ont été capturés au Zanzibar et vendus comme esclaves, un personnage du présent fait ses études au Canada, 3) cette imbrication dans le monde arabe se reflète aussi dans les livres – dans Les Corps célestes, on lit et on cite des poètes publiés au Caire, à Calcutta, à Beyrouth (on mentionne aussi Paul et Virginie, et Juliette sans son Roméo), et 4) j’ai eu l’impression de lire un livre qui ne m’était pas vraiment destiné – un livre écrit pour des lecteurs arabophones partageant plus ou moins la même culture que celle d’Alharthi et de ses personnages, plutôt qu’un livre écrit pour un lectorat anglophone ou francophone, avec le côté didactique que cela comporte souvent.

Le livre est tellement riche de thèmes et de personnages (bien plus riche que les 250 pages de l’édition anglaise), qu’il méritera certainement une nouvelle lecture – ou deux. En lisant cet article du Monde, j’apprends que le roman est « narré en pur arabe classique avec des dialogues en vernaculaire omanais » ; la traduction anglaise inclut de nombreux (courts) passages en arabe – interjections, fragments de poèmes ou de proverbes – et pour ma part je lirais volontiers la traduction française pour comparer les choix de Marilyn Booth et de Khaled Osman pour recréer au mieux l’atmosphère de l’original. Ou alors, je lirai Bitter Orange Tree, nouveau roman de Jokha Alharthi à être traduit en anglais (parution en mai 2022) – peut-être ensuite aussi en français ?


17 commentaires on “Lectures-désorientation #9 – cinq sœurs dans l’Himalaya, et trois sœurs à Oman”

  1. Lisa Hill dit :

    Merci d’avoir recommandé mon avis!

  2. keisha41 dit :

    Yes! Les corps célestes est déjà emprunté depuis quelques jours par mes soins, je peux donc le lire!

  3. MarinaSofia dit :

    ‘Lorsque Godden a écrit ce roman, c’était pour un lectorat qui (comme elle) ne pouvait pas savoir à quel point la présence anglaise en Inde allait changer au cours des dix années suivantes.’ – absolument! I wonder what will be written about Brexit and Covid in 10-20 years’ time?

    • It’s interesting how completely disconnected the novel’s setting seems to be from bigger events in history, with the exception of a reference to a bombing in Canton. Otherwise, I thought it could have been any time before or after WWI.
      I suppose the possibility of Brexit was already there for a long time, while Covid has been much more of a nasty surprise. Both have already generated a fair amount of fiction, but I too wonder how the long-term effects will be analysed (in literature) during the rest of my lifetime.

  4. Brona's Books dit :

    Thank you for reminding us how popular Godden was – so many reprints in the first year of publication!
    And thank you so much for joining in Rumer Godden Reading Week. I’m hoping to make it an annual event until I read all her books I have on my TBR pile!

    • I was really surprised to see how many reprints there had been, especially as it’s one of her first books. I was glad to rediscover Rumer Godden; now I have to see which of her books I’ll take out next from the library. I’m not aiming to be a completist though!

  5. […] Narcissus | 1939 – reviewed by Mary @Bibliographic Manifestations & Passage à l’Est! (in French, but Google translate will help you […]

  6. J’ai beaucoup entendu parler du Narcisse noir, et je crois même avoir vu une adaptation en série… Mais ça ne m’a pas marqué. Alors ça me refroidi à la lecture, en revanche Celestial Bodies me tente bien !

    • Il y a eu une adaptation il y a deux ans (je crois), c’est peut-être celle-là. Moi, c’est plutôt d’avoir lu le livre – qui est beaucoup dans la suggestion et dans la vie intérieure des personnages – qui me refroidit par rapport à toute adaptation pour l’écran!

  7. […] Passage à l’Est! (in French, but Google translate will help you out) & […]

  8. […] de la péninsule arabique, et d’y lire Celestial bodies (Les corps célestes). C’est encore un billet unique, pour deux destinations. […]

  9. C’est sympa de voir le beau roman de Jokha al Harthi au milieu de ces livres d’Europe orientale. Jolie embardée. Je vivais en Oman au moment où ce roman fut traduit en anglais, puis concourut au prestigieux prix littéraire, et enfin gagna le prix. Ça a été une grande joie puis, comme toujours dans ces cas-là, des polémiques sont apparues car le roman ne donnait pas une très belle image du pays. C’est vrai qu’il y a deux tentations contradictoires qu’il faut éviter : celle de donner une image touristique, et celle d’être dégradant pour faire littéraire.


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