Zofia Romanowicz – Le passage de la mer Rouge

Ce rêve m’était revenu peu avant l’arrivée de Lucile, ce rêve dont je ne savais plus que je me souvenais encore et il n’était pas revenu tout seul, mais enveloppé de tout le réel qui lui était contemporain, qui était sa source d’alors et sa toile de fond, de sorte que ce rêve récent, datant d’un mois à peine, fit revivre avec une netteté étonnante aussi bien ce qui se passait vraiment, il y a tant d’années déjà, que ce dont il m’arriva en ce temps-là de rêver une nuit ; tout cela si emmêlé, si soudé l’un à l’autre, le rêve et la réalité, que, m’éveillant comme en ce temps-là avec un grand cri à la bouche, j’étais persuadée de m’éveiller non pas ce jour mais alors, dans ce temps si lointain (…)

Un sentiment d’irréel marque ce court roman, de sa première à sa dernière page. C’est en partie parce qu’il s’ouvre avec l’évocation de ce rêve qu’a fait la narratrice. Il lui fait une impression si forte, et lui rappelle tant ce rêve d’une époque précédente, qu’elle y reviendra plusieurs fois au cours du livre.

Ce sentiment d’irréel, de flottement dans une bulle sans ancrage, vient surtout de la narratrice. Il n’y a pas de dialogues dans ce livre, seulement quelques mots criés ici ou là et qu’elle se remémore, quelques semaines après ce rêve qui l’a accompagnée toute la journée d’après, alors qu’elle s’apprêtait à aller « à l’aérogare » chercher une femme qui lui a été très proche.

C’est aux côtés de cette femme, Lucile, qu’elle a survécu aux camps, et c’est avec elle qu’elle s’en échappé, durant une longue marche forcée au moment où la guerre « était en train de finir ou peut-être déjà finie ». Mais elles ne sont plus revues depuis que, alors qu’elles sont encore en fuite mais déjà (pensait la narratrice) confiantes dans la sécurité de leur liberté partagée, Lucile est partie subitement de son côté, une nuit, laissant la narratrice seule face à une nouvelle vie entièrement à recréer.

De cette vie nouvelle, la narratrice écrit qu’elle a été constituée d’années solitaires, étriquées dans un travail et une relation sans importances; dans un appartement d’occasion où elle ne s’est jamais sentie chez elle.

La seule chose avec laquelle je me sentais ici des liens un peu plus personnels, peut-être même des liens d’affection, était une gravure sous verre représentant le passage de la mer Rouge.  (…)

Seul un petit homme traînait, loin derrière les autres, sur la rive égyptienne. Il se pouvait que ce fut le premier des poursuivants, mais moi je savais bien que c’était le dernier des fuyards. Ce juif de peu de foi n’était pas sûr que le miracle le concernait, lui aussi. Il hésitait, un pied levé en l’air.

C’est parce qu’elle ne peut plus supporter seule le poids de ces années « si malhabilement vécues » qu’elle a envoyé un appel désespéré à Lucile, qui s’est refait une vie dans un pays lointain, pour que celle-ci « [l]’aide à [se] diriger dans la vie et non pas pour remuer des souvenirs communs ».

Au fil des pages se forme le portrait flou et subjectif d’une personnalité marquée par un amour qu’elle a vécu par procuration et qui, lui filant entre les doigts alors qu’elle terminait son adolescence dans les camps, l’a privée de toute possibilité de vivre en regardant vers l’avenir.

Le roman se déroule dans une sorte de boucle répétée dans laquelle la narratrice, tout en s’acheminant vers l’aérogare d’une ville qu’elle ne nomme jamais, réévalue sans cesse ses souvenirs ; Lucile arrive, mais cette rencontre tant attendue se transforme d’emblée en une forme de défaite pour la narratrice, menant à une fin surprenante mais que quelques passages au cours du livre annoncent déjà.

Si les camps et leurs réelles privations sont évoqués, c’est surtout à travers le prisme du lien si fort – mais finalement inégale – entre les deux femmes : un lien qui repose sur un pacte non-dit de résistance et de dignité, au moment culminant de l’existence de la narratrice. Plutôt qu’un témoignage plus ou moins littéraire comme ceux que j’ai présentés ces derniers jours dans le cadre des lectures communes autour de l’Holocauste, c’est donc plutôt un roman psychologique, dans lequel la mémoire, le passage du temps et la possibilité récurrente d’une autre vie, jouent un rôle central.

C’est un texte subtil et désolé, que j’ai apprécié pour son langage et sa structure recherchées, son jeu avec les temporalités, et son atmosphère imprégnée de ces années 1950 qui sont celles du roman et de son autrice.

J’étais libre, c’était vrai, je pouvais, si je le voulais, continuer ma route ou revenir sur mes pas, ou tourner au coin de la rue. Ces lumières semblaient ne pas avoir de fin, elles s’élevaient jusqu’au ciel. Mais cette liberté, au lieu de me donner des ailes, me gênait, presque inutile. Je ne savais pas en user, je ne savais rien choisir, aucun but, aucune direction, je ne savais pas me la permettre.

Zofia Romanowicz, née en 1922 à Radom en Pologne, est arrêtée au début de 1941 pour ses activités de résistance, et est emprisonnée dans différents camps en Pologne et en Allemagne. Libérée, elle termine d’abord ses études scolaires dans un lycée polonais à Rome avant de s’inscrire à la Sorbonne en licence de philologie romane. Jusqu’à son décès en 2010, elle a vécu en France, à Paris où elle a dirigé avec son mari Kazimierz Romanowicz deux des principaux centres culturels polonais en émigration durant la période d’après-guerre : la librairie et maison d’édition Libella (qui publie le texte polonais de ce roman en 1960), et la galerie Lambert. La notice Wikipedia la concernant est très complète, je rajoute donc seulement :

– ses deux autres titres disponibles en français : Ile Saint-Louis, roman traduit du polonais par Erik Veaux (Ed du Rocher, 2002), et Le chandail bleu, roman traduit du polonais par l’auteure et Jean-Louis Faivre d’Arcier (Seuil, 1971) ;

– que son traducteur Georges (Jerzy) Lisowski a traduit en français nombre d’auteurs polonais renommés de l’époque mais désormais un peu oubliés, tels que Jarosław Iwaszkiewicz (dont j’ai notamment apprécié Les demoiselles de Wilko et Le bois de bouleaux (y compris dans les adaptations télévisées d’Andrzej Wajda)), Jerzy Andrzejewski (dont je chroniquerai bientôt Les portes du paradis, peut-être aussi Cendres et diamant), Tadeusz Konwicki, Witold Gombrowicz (la traduction de l’excellent Cosmos n’est cependant pas de lui), Bruno Schulz, Sławomir Mrożek…

Zofia Romanowicz, Le passage de la mer Rouge (Przejście przez Morze Czerwone, 1960). Traduit du polonais par Georges Lisowski. Editions du Seuil, 1961.

Ce livre a été une heureuse découverte, faite au hasard d’une recherche dans le catalogue électronique de la bibliothèque métropolitaine Szabó Ervin de Budapest. Je souris un peu en y repensant, parce que j’écoutais l’autre jour distraitement le cours de William Marx sur Comment classer une bibliothèque, dans lequel il regrettait « les défaillances de la consultation électronique des livres », qui « ne crée pas de voisinage » et empêche la découverte du « livre d’à côté ». Ce Passage de la mer Rouge est pourtant l’un de ces nombreux « bons voisins » numériques que j’ai emportés même si ce n’est pas celui que je cherchais au départ.

J’ajoute Zofia Romanowicz à ma liste des « femmes écrivains d’Europe centrale et orientale », et j’inscris ce Passage de la mer Rouge à l’initiative « 2022 en classiques » de Vivrelivre et Délivrer des livres.


7 commentaires on “Zofia Romanowicz – Le passage de la mer Rouge”

  1. nathalie dit :

    C’est un sujet à part la vie d’après les camps et où les auteurs se sentent peut-être plus libres de romancer, de rêver, d’imaginer (d’espérer aussi) que dans la partie stricto sensu « camps ». En tout cas, je note ce titre qui a l’air original et sensible.

    • Tout à fait, sauf que je ne parlerais pas vraiment d’espoir, dans ce livre. Il n’est pas noir, mais la narratrice y semble avoir perdu d’avance la bataille, et puis il y a ce dénouement qui fait se demander d’où parle la narratrice.
      Ce que je voulais dire, plus précisément, c’est que j’avais l’impression que, même si le lien entre Lucile et la narratrice est magnifié par leur expérience commune des camps, j’aurais pu imaginer une histoire similaire entre les personnages, mais dans un contexte complètement différent, à une période complètement différente. C’est beaucoup dû au fait que la narratrice et Lucile se connaissaient déjà avant leur déportation. Je n’en dis pas plus, je te laisse le découvrir!

  2. Marilyne dit :

    Un roman différent sur le sujet, intéressant que l’après. Je note d’ailleurs qu’il s’agit d’un roman, pas d’un récit.
    ( parmi les noms d’auteurs que tu cites, je ne connais et je n’ai lu que Bruno Schultz ).
    Ma première participation a été pour le premier jour, je reviens pour le dernier jour, jeudi prochain, en Pologne, également.

    • J’espère que mes billets sur d’autres de ces auteurs traduits t’intéresseront! Celui-ci est bien décrit – dès la couverture – comme un roman. Je suis curieuse de lire ses autres livres, et j’aimerais bien lire l’article de la Revue de Littérature Comparée 2019 qui portait sur elle…
      Je suis intriguée: Pologne (quelque chose à voir avec Korczak?) mais plus Prague? Patrice a su te convaincre de faire une LC?

      • Marilyne dit :

        Tu as deviné, j’attends que nous fixions une date avec Patrice, j’ai mis ma chronique de Prague en attente. La Pologne avec Korczak, un peu, que j’ai été heureuse de retrouver.
        ( désolée, il y a une erreur dans mon précédent commentaire, je voulais écrire  » intéressant POUR l’après – problème de communication avec ma tablette… )

  3. […] : Le passage de la mer rouge de Zofia Romanowicz […]

  4. […] Et, pour continuer la découverte de la littérature polonaise de l’après-guerre par le biais des traductions de Georges Lisowski : ma chronique du roman de Zofia Romanowicz, Le passage de la mer Rouge. […]


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