Ismail Kadaré – Le dîner de trop

Gjirokastër, sud de l’Albanie, septembre 1943. Alors que les Italiens, vaincus, se retirent de l’Albanie que les Allemands, remontant de Grèce, occupent à leur tour, le docteur Gurameto, dit « le grand », invite Fritz von Schwabe, général balafré de la colonne allemande, à un dîner, renouant ainsi les liens d’une vieille amitié estudiantine. Au cours de ce dîner, au fil des bouteilles de champagne et au son du gramophone jouant Schubert à plein volume, Gurameto obtient la libération d’otages rassemblés sur la grand place, à la stupéfaction de la population recroquevillée derrière ses volets et dans les caves.

Puis le temps passe, la vie reprend son cours dans la ville apaisée, les semaines partent « à la sauvette », puis c’est le tour des Allemands vaincus, en un défilé sans fin de véhicules. L’histoire du dîner s’oublie au fond des mémoires alors que les maquisards rentrent dans la ville et que Hoxha s’installe aux commandes du pays.

Oubliée, vraiment ? Dans le nouveau régime, « il devenait chaque jour de plus en plus évident que certaines choses devaient être gardées le plus souvent possible à l’esprit, et d’autres beaucoup moins, pour ne pas dire plus du tout. Parmi ces dernières se retrouvait le fameux dîner avec les Allemands ». Mais « cela n’empêchait pas le bruit de courir selon lequel, quelque part, dans des sphères dont on n’avait pas idée, l’instruction secrète sur le dîner se poursuivait. » S’ensuit ainsi l’arrestation du docteur Gurameto et son instruction au cours d’un procès dont le récit mêle le folklore local à la paranoïa de la fin de l’ère staliniste. C’est en effet l’époque de la folie des complots communistes pour lesquels « même ce qu’on nommait la partie émergée de l’instruction possédait désormais sa face cachée. »

Cependant, entre les excroissances de l’imagination locale et la tendance marquée des sbires communistes à interpréter le passé d’après un agenda tracé d’avance, les questions restent tenaces : von Schwabe était-il vraiment celui qu’il prétendait être ? Et que s’est-il réellement passé lors de ce dîner ? Comme de coutume chez Kadaré, ce sont les temps d’après, ceux de l’après-communisme, qui sont chargés d’apporter quelque lumière sur une affaire qui n’en était peut-être pas une.

Si le sujet pourrait être noir, l’écriture, elle, ne l’est pas du tout grâce au ton vif et imagé. Dès le départ, dans ce roman où il est tout autant question d’une ville que d’un personnage, on sent la verve commère de Gjirokastër où tant d’évènements sont soumis à l’examen du public sur la grand-place. Ainsi du réveil après le fameux dîner, « toute une affaire qui exigerait bien des jours et des tasses de café pour être contée », nous dit Kadaré. Mais les commérages sont aussi profondément imprégnés des contes traditionnels qui fournissent souvent un contrepoint à l’interprétation des évènements dans cette ville imbue de sa propre importance.

Le livre, bien que court, fourmille de touches mémorables et humoristiques, tels ces opérés sous anesthésie se croyant rejetés hors du temps alors qu’ils se réveillent sous le nouveau régime, ou la guerre froide expliquée sur un ton faussement naïf pour ceux qui n’auraient pas compris que « ca n’était pas une blague, comme on l’avait d’abord cru (un contentieux avec les Eskimos, etc.), pas non plus une affaire aussi effroyable qu’on l’avait ensuite imaginé (sourde et glacée comme la mort). C’était entre les deux, mais aussi cette vieille ferraille de rideau de fer, invention d’un lord anglais. »

Avec Kadaré, j’ai toujours un peu l’impression que le fin mot de l’histoire m’échappe même si, à force de le lire, j’ai bien l’impression de mieux le comprendre. Cela ne m’a pas empêché de savourer cette lecture et de penser avec plaisir au titre que je lirai ensuite.

La biographie de Kadaré n’a que peu changé depuis mon précédent billet à son sujet.

Ismail Kadaré, Le dîner de trop (Darka e Gabuar, 2009), trad. de l’albanais par Tedi Papavrami. Fayard, 2009.

Le dîner de trop est candidat pour le premier titre de la catégorie Albanie dans le tour d’horizon européen « Voisins Voisines » chez Anne.


6 commentaires on “Ismail Kadaré – Le dîner de trop”

  1. Anne dit :

    Je n’ai jamais tenté de lire cet auteur !! Merci pour cette participation !

  2. Ca n’est pas le choix qui manque! Il a au moins une quarantaine de romans au compteur, sans compter la poésie et les nouvelles.

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