Petit guide de la Hongrie, chapitre 5: Frigyes Karinthy – Voyage autour de mon crâne

Frigyes Karinthy« Il était ridicule pour un homme d’être allongé comme ça, avec le crâne ouvert et son cerveau exposé à tout le monde, ridicule d’être là ainsi et de vivre. »

Après le roman d’aventure historico-patriotique, la critique sociale humoristique, le roman expérimental et le roman psychologique, mon exploration de la littérature hongroise du siècle passé m’amène à un genre nouveau : lautobiographie médicale. Voyage autour de mon crâne fut l’un des gros succès des années 1930 en Hongrie et pas tant parce que ce genre de récit ne devait pas courir les rues à l’époque que par la stature de son auteur et protagoniste.

L’histoire est celle de Frigyes Karinthy. Âgé de presque 50 ans au moment des faits, il est alors un humoriste, poète et journaliste reconnu à Budapest, s’étant forgé assez tôt une réputation avec Így írtok ti (1912, « A la manière de… »), une collection de pastiches d’écrivains de son temps. En traduction, il est surtout connu pour ses petits romans fantastiques dont Farémido (1916), Danse sur la corde (1921), Reportage céleste de notre envoyé au paradis (1937) existent en français chez Cambourakis et Capillaria (1926) ressortira en juin aux éditions de la Différence (aussi chez Cambourakis, Au tableau !, un livre humoristique sur la vie quotidienne à l’école).

Comme si souvent avec les écrivains de cette génération, la postérité leur a donné une réputation un peu faussée (surtout en traduction) en les faisant principalement passer pour écrivains là où le gros de leur activité quotidienne passait dans l’écriture d’articles plus ou moins alimentaires, d’essais, de feuilletons, de pièces de théâtre, ou dans la traduction (on lui doit Micimackó, le nom hongrois de Winnie l’ourson). Karinthy fourmillait de projets mais n’a jamais réussi à écrire le grand livre pour lequel il aurait voulu être connu : dans la préface à la réédition de la traduction chez Viviane Hamy en 1990, Pierre Karinthy prend l’exemple d’une histoire que Frigyes Karinthy a écrit à propos d’un homme qui, partant d’un gros projet de roman en plusieurs volumes, perd petit à petit de son ambition et passe à un plus petit roman, puis une pièce de théâtre, pour finalement résumer son sujet en deux lignes lors d’un dîner.

Pourtant Karinthy ne manquait pas de choses à dire, comme il le montre dans Voyage autour de mon crâne (qui est quand même d’abord une série d’articles publiés dans le quotidien budapestois Pesti Napló à partir de 1936). Il y relate avec un mélange intéressant de détachement, d’introspection et d’humour les mois précédents, au cours desquels il ressent les effets d’une tumeur au cerveau, et son opération à Stockholm.

Tout commence avec l’épisode le plus cité du livre, celui où Karinthy, assis à sa table habituelle au Café Central de Budapest, se surprend à entendre un roulement de train, « assez fort pour couvrir les bruits réels », alors qu’il sait très bien qu’il n’y a aucun train à proximité. Il conclut d’abord à des troubles auditifs bénins, va voir quelques docteurs (on lui conseille d’arrêter de fumer), prend d’autres rendez-vous, les néglige. De nouveaux symptômes, plus violents, apparaissent, et il se résout finalement à subir des examens plus poussés, surprenant sa femme avant même l’établissement d’un vrai diagnostic avec l’annonce qu’il a une tumeur au cerveau. Sa famille et ses amis se rendent enfin à l’évidence et l’aident à organiser et à financer un long voyage jusqu’en Suède, où il doit être opéré par Olivecrona, un chirurgien célébré. L’opération est un succès.

La minutie du récit, l’auto-analyse constante donnent au livre son caractère spécial. Karinthy, un touche-à-tout intellectuel qui s’est essayé à la médecine et s’intéresse à la mécanique du corps et du cerveau, donne un récit commenté presque au jour le jour de ses symptômes, de ce qu’il ressent, de ses rêves et hallucinations, en s’aidant de ses connaissances des progrès scientifiques de son époque (la méthode chirurgicale utilisée sur lui à Stockholm est alors toute nouvelle). Il est le plus explicite sur son but dans le chapitre XVII lorsque, déjà arrivé en Suède, il se remémore un livre d’un prisonnier politique du siècle d’avant (Karinthy compare souvent sa situation à celle d’un prisonnier ou coupable) :

Ce livre m’a toujours beaucoup plu, à cause du détachement serein avec lequel l’auteur décrit ses souffrances inhumaines […] A cette occasion, et pour la première fois de ma vie, je devais m’astreindre à décrire non pas la vision personnelle que les artistes qualifient de « vérité » et qui cesse d’exister avec le cerveau qui la conçoit, mais la réalité, qui demeure telle même si nous ne sommes pas en mesure de transmettre son message.

Il a l’occasion d’appliquer sa doctrine quelques pages plus tard, dans deux chapitres impressionnants où il décrit l’opération menée sous anesthésie locale, du bruit infernal de l’acier coupant l’os aux questions que lui pose le docteur pour vérifier son état, et du travail des pinces, bistouris et ciseaux qu’il imagine derrière sa tête aux encouragements qu’il se donne pour rester conscient.

Le livre est aussi une manière pour Karinthy de mettre à nu l’homme derrière l’artiste (ce qui ne l’empêche pas de prendre plaisir à brouiller les pistes). La question de qui il est et de quel facette de lui il veut montrer revient à plusieurs reprises, surtout aux moments où il est le plus vulnérable. S’il mesure son état de santé à sa capacité de faire des bons mots (« Je sentis mon sens de l’humour me revenir, ce qui signifiait que j’étais à nouveau moi-même. »), il admet aussi que sa vie est un perpétuel théâtre, que ce soit avec ou sans public. Voici sa réaction à son premier accès de nausées un mois après le début des départs de train : 

Aussi déplaisante que fût cette expérience, le plus désagréable pour moi consistait dans le fait que je me surprenais une fois encore en train de jouer la comédie. C’est une tendance que j’avais depuis longtemps observée chez moi, et j’avais bâti toute une théorie à ce sujet, conformément à cette philosophie du théâtre que j’avais élaborée : rien n’existe comme tel, mais toute chose joue le jeu qui lui est assigné, le pommier jouant simplement le rôle de pommier, alors que les étoiles ont leur part dans le grand ensemble du ciel […] Je me tenais droit, attendant de vomir, les jambes légèrement écartées, un peu tourné de côté, comme si je devais faire bonne figure à tout prix. Ma main était posée sur mon front dans l’attitude conventionnelle de la douleur.

Ainsi, Karinthy s’examine, de près, de loin, passant au microscope ses symptômes physiques comme son quotidien et les bribes de son passé qui s’y ramènent, tel le souvenir d’un de ses amis, décédé une vingtaine d’années auparavant d’une tumeur au cerveau. Le tout est raconté sur un ton assez distant, sans vraiment d’émotion même lorsqu’il se sait au bord du gouffre. C’est cependant aussi principalement de cette manière de se mettre en scène, de se contempler à distance, de s’imaginer les réactions de ses connaissances et du public à la nouvelle de sa maladie et de son opération (public et amis à qui il tend un miroir en les mentionnant de manière plus ou moins ouverte dans son livre) que provient l’aspect humoristique de Voyage autour de mon crâne.

La traduction de Françoise Vernan (1953 pour l’édition Corrêa, remaniée en 1990 pour les éditions Viviane Hamy) ne lui rend pas toujours service : en feuilletant la version hongroise j’ai eu l’impression que l’écriture y est plus désinvolte qu’elle ne l’est dans la française un peu datée. Et puis il y a d’autres détails, comme par exemple le « őnagysága » (titre très courtois pour s’adresser à une dame et qui signifie littéralement « sa grandeur ») dont il affuble sa femme, qui est simplement rendu par « ma femme » en français. J’imagine qu’un lecteur contemporain habitué à lire Karinthy décrire son monde aurait compris l’allusion mieux qu’une personne d’aujourd’hui (à signaler qu’il existe une autre version française du livre, traduite par Judith et Pierre Karinthy et publiée par Denoel en 2006, l’approche n’y est peut-être pas la même).

Il est un peu ironique que ce livre, qui n’aurait pas existé si Karinthy n’avait pas été aussi connu et adulé en Hongrie (son opération a été financée par souscription publique) soit aujourd’hui un des piliers de la réputation de l’auteur. Malheureusement, celui-ci décède seulement deux ans plus tard, en 1938, à l’âge de 51 ans, d’une attaque cérébrale.

Correa

Frigyes Karinthy, Voyage autour de mon crâne (Utazás a koponyám körül, 1937). Trad. du hongrois par Françoise Vernan. Corrêa/Buchet Chastel, 1953 et Viviane Hamy, 1990/2008.

Hamy1DenoelLecture commune avec Hauntya: son avis ici!


20 commentaires on “Petit guide de la Hongrie, chapitre 5: Frigyes Karinthy – Voyage autour de mon crâne”

  1. […] (1930s) : Voyage autour de mon crâne (Utazás a koponyám körül), Frigyes Karinthy, […]

  2. Emma dit :

    Très intéressant. Pas sûre que je sois capable de lire le passage de son opération sans défaillir. J’ai tendance à avoir trop d’imagination face à ce genre de choses.
    Je me demande si Pennac a lu ce livre et si cela l’a inspiré pour Journal de mon corps.

    PS : Voici un post qui pourrait t’intéresser.
    http://tonysreadinglist.blogspot.fr/2014/05/they-were-counted-by-miklos-banffy.html

    • Le passage de l’opération m’a prise un peu par surprise, je ne m’attendais pas a ca qu’il soit éveillé tout le temps (et Karinthy non plus, je crois). Mais bon, c’est quand meme intéressant a lire.
      Merci pour le lien, je l’ai vu (j’ai meme commenté!). J’ai beaucoup aimé Bánffy.

  3. hauntya dit :

    Hello ! J’ai pris du retard, mon mois étant bien occupé, mais voici pour la lecture commune : http://lamalleauxlivres.com/voyage-autour-mon-crane-frigyes-karinthy/ . Merci beaucoup pour les informations que tu donnes sur ta lecture, c’est très intéressant d’avoir ton point de vue (d’autant plus que tu peux comparer avec la version hongroise !) Je rejoins tout à fait ce que tu dis sur l’ironie du narrateur notamment (et j’ai eu du mal avec le passage de l’opération à cerveau ouvert…brrrr). Mais cette distance et cette moquerie devaient lui être salvateurs, je pense…sans quoi, il aurait bien eu du mal à ne pas sombrer dans la tristesse, en dépit de la présence de ses proches.

    Promis, je serai moins en retard pour la prochaine lecture de juin ^^

    • Ah, je suis contente de pouvoir lire ton opinion, et merci pour tous les liens. Je vois qu’on est d’accord sur beaucoup de choses. Pour ce qui est de la distance et de la moquerie/ironie, je me demande quand meme si c’est spécifique a ce Voyage autour de mon crane, ou s’il écrivait comme ca avant aussi. Si ca se trouve, c’était sa touche personelle d’écrivain, pour laquelle il était connu avant, et donc en écrivant comme ca il donnait a son public ce que son public attendait de lui? D’ou aussi pour moi la question de savoir si on a vraiment droit a Karinthy parlant de lui-meme, ou parlant de l’image qu’il veut donner de lui-meme. Je ne suis pas sure de la réponse!

      • hauntya dit :

        Je t’en prie !
        Oui, ce livre ne laisse pas indifférent, c’est sûr, qu’on en aime la totalité ou pas ! Je pense que c’était le style de l’auteur de façon habituelle. Après tout, dans le livre, le narrateur a l’air d’être connu pour sa moquerie, ses plaisanteries…donc ça peut peut-être fonctionner à deux sens : ce qui est sa touche personnelle a pu aussi servir, à l’occasion, de défense encore plus que d’ordinaire. Et peut-être à cause de cela, je pencherai davantage pour le fait qu’il parle de l’image qu’il veut donner de lui-même. Son ironie peut être trompeuse mais je n’ai pas eu tant que ça l’impression que c’était l’auteur qui transparaissait derrière les lignes, étrangement !

      • Je crois que cette histoire de l’image que Karinthy veut donner de lui-meme est ce qui m’aura le plus marqué dans le livre, au final. Pour ce qui est du style, il ne me reste plus qu’à comparer avec d’autres livres pour voir comment il écrivait avant, mais je m’attends à ce que ce soit assez similaire.
        Lecture commune pour Déry aussi? Si oui, la meme date (21)?

      • Je crois que cette histoire de l’image que Karinthy veut donner de lui-meme est ce qui m’aura le plus marqué dans le livre, au final. Pour ce qui est du style, il ne me reste plus qu’à comparer avec d’autres livres pour voir comment il écrivait avant, mais je m’attends à ce que ce soit assez similaire.
        Lecture commune pour Déry aussi? Si oui, la meme date (21)?

  4. […] suggère Jours sans faim de Delphine de Vigan sur le corps anorexique. Passage à l’est à lu Voyage autour de mon crâne de Frigyes […]

  5. hauntya dit :

    Oui, c’est peut-être avant tout ce qu’il cherchait à faire passer et c’est ce qui en ressort. Ca m’étonnerait en effet beaucoup que son style soit très différent après dans ses autres oeuvres…
    Lecture commune pour Déry sans souci ! Et je tâcherai de ne pas être en retard cette fois 😉

  6. […] ce qui ne m’empêchera cependant pas de lire d’autres livres que les Pirouette (1917) et Voyage autour de mon crâne (1937) qui ont fait partie de ma […]

  7. […] a hallucination: he heard a train leave the station. This became the ground material of his novel Journey Around My Skull. In this novel, he describes his operation of a brain tumor. I haven’t read it yet but it sounds […]

  8. […] Frigyes Karinthy (1887 – 1938), écrivain, poète, traducteur et journaliste, dont les talents d’humoriste à toute épreuve sont particulièrement mis en valeur dans son Voyage autour de mon crâne. […]

  9. […] des sympathiques Minimythes), Jenő Heltai, Frigyes Karinthy (que j’avais accompagné pour un Voyage autour de [s]on crâne), Géza Gárdonyi, Lajos Bíró et Gyula Juhász. Présentation du recueil par l’éditeur ici. […]


Laisser un commentaire