Romain Gary et son Éducation Européenne

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Romain Gary est, avec Joseph Kessel, un des auteurs qui ont accompagné mon adolescence, bien que je n’aie lu et relu de chacun d’eux qu’une poignée de livres. De La Promesse de l’aube, je ne me souviens que de bribes, surtout celles qui figuraient au programme scolaire. Je me souviens bien mieux d’Éducation européenne et surtout de Les Cerfs-volants. A l’époque je n’avais pas vu le parallèle entre ces deux livres, le premier et le dernier publiés par Romain Gary, mais qui partagent pour sujet la seconde guerre mondiale, particulièrement la guerre vue de Pologne/Lituanie. Une coïncidence surprenante pour moi, vu mon intérêt pour l’histoire et la littérature des pays de l’Est ! Aussi quand Emma, de Book Around The Corner, a proposé de lire un livre de Romain Gary pour marquer le centenaire de la naissance de l’écrivain aujourd’hui, le choix était tout indiqué : Éducation européenne, daté de l’automne 1943 et publié en 1945.

A l’époque de l’écriture du roman, Romain Gary, qui continue peut-être encore de se faire appeler Gari de Kacew d’après son nom de naissance, est engagé dans les Forces Françaises Libres, en opération en Afrique et en Angleterre. Ce détail m’a beaucoup surpris après ma lecture d’Éducation européenne, qui se passe entièrement dans la région de Wilno (aujourd’hui Vilnius, capitale de la Lituanie, Wilno était polonaise lorsque Romain Gary y a vécu une partie de son enfance, mais contrôlée tour à tour par les forces soviétiques, nazies et lituaniennes durant la seconde guerre mondiale).

Étiqueté juif et polonais ou russe, réfugié en France avec sa mère en 1927, naturalisé français en 1935, Romain Gary se partage après la guerre et jusqu’à son suicide en 1980, entre carrière diplomatique (Bulgarie, Bolivie, France, Grande-Bretagne, États-Unis) et écriture de romans et scénarios. Ce ne sont que les très grandes lignes d’une vie tellement riche en événements et mystifications qu’elle est difficile à résumer sans se faire prendre aux nombreux pièges tendus par un homme qui aimait se réinventer.

Cette lecture d’Éducation européenne, les nombreux billets d’Emma sur les différentes œuvres de Romain Gary, et toutes les autres publications à l’occasion de son centenaire, m’ont vraiment donné envie de lire ses autres livres et une biographie (je veux bien des recommandations). Ici en Hongrie, Romain Gary semble très peu connu : seuls La Promesse de l’aube, Lady L., et La vie devant soi existent en hongrois, ce qui est étonnant vu que les hongrois traduisent vraiment beaucoup.

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Education europeenne

Éducation européenne retrace l’hiver passé par des groupes de partisans dans la forêt près de Wilno : polonais, ukrainiens, juifs, ils y ont trouvé refuge dans des cachettes creusées sous terre, et mènent le combat contre l’occupant allemand. Parmi eux se trouve Janek, adolescent que son père a aidé à se cacher avant de disparaître, probablement tué dans un acte de rétribution de l’armée nazie.

Lecteur avide de Karl May et de ses aventures de Peaux-Rouge, Janek a encore l’âme d’un enfant au début du livre mais devient homme au contact des partisans, éduqué plutôt par le regard qu’ils portent sur le monde que par la violence de leur combat. Malgré la détresse qui ronge certains des partisans, malgré la maladie et la faim qui les guettent, malgré aussi les relations parfois sordides qu’il voit s’établir entre occupants et villageois, le nouveau monde de Janek n’est pas dénué de beauté : il découvre la musique – Schubert, Chopin, Mozart, qui l’enchantent – et l’amour.

Très au loin se déroule la bataille de Stalingrad, qui sera un tournant décisif dans la guerre et qui rythme l’hiver des partisans, inspirant à la fois actions désespérées pour contrecarrer les plans de ravitaillement allemands et espoirs pour la sauvegarde de l’humanité et de l’idéal européen.

Ces idéaux sont surtout articulés par Adam Dobrański, étudiant en droit avant la guerre et maquisard de longue date, qui se décrit comme « prosateur né » et dont les histoires occupent les longues soirées des partisans. Ces histoires-dans-l’histoire, que Gary retranscrit en intégralité en les parsemant des commentaires des partisans devenus auditeurs, prennent une place aussi importante dans le livre que le développement du personnage de Janek et font la part belle à une grande dose d’optimisme. Une, conte féerique, met en scène les « cinq collines de l’Europe », dont le dialogue imagé sur le conflit européen se termine sur une leçon d’anglais qui prend très vite une tournure churchillienne. Dans une autre, Dobrański emmène ses auditeurs à Paris pour leur montrer une maison bourgeoise où, sous couvert de paisible acceptation de la présence allemande, les habitants s’activent dans la résistance à la barbe du responsable local allemand. « Nous ne sommes pas seuls », tel est le message que Janek en retient du fond de sa cachette.

Étant donné la période et ce message idéaliste, c’est presque un texte de propagande pour la cause alliée que Gary pourrait être en train d’écrire, mais Éducation européenne est un roman bien plus profond que ça et, à mon avis, bien pessimiste.

Outre Janek et Dobrański, Gary peuple son court récit de personnages qui ne font parfois que de brèves apparitions mais qui laissent une impression forte, tels Stańczyk, coiffeur poursuivi par le désir de vengeance après le viol de ses deux filles, Moniek Stern, violoniste virtuose qui ne survit pas à la vie de la forêt, ou Zosia, petit bout de femme trop précoce dont le duo amoureux avec Janek m’a rappelé celui de Ludo et Lila dans Les Cerfs-volants. Surtout, Gary s’abstient de faire dans le noir et blanc : entre les figures héroïques comme celle de Dobrański, et les allemands anonymes pilleurs et violeurs, il y a beaucoup de personnages plus nuancés. Ainsi du cabaretier polonais Józef, qui cultive les partisans et les occupants mais finit par se faire prendre à son propre jeu, ou du vieux soldat Augustus Schröder, « le dernier Allemand », enrôlé pour faire plaisir à son fils mais dont la vraie passion est la musique et la construction de jouets musicaux (là encore, c’est un personnage qui m’a rappelé celui du « facteur timbré » dans Les Cerfs-volants).

Hymne à la résistance et à liberté, Éducation européenne est aussi empreint de la tristesse et du pessimisme de Janek, qui ne laisse pas présager d’une grande foi dans l’avenir de l’humanité. Le roman en est traversé, mais c’est surtout manifeste dans l’épilogue. Janek, dorénavant père de famille et sous-lieutenant du Corps Franc polonais, traverse à nouveau la forêt, trois ans après l’hiver de 1942-43, en se remémorant les dernières paroles de Dobrański juste avant sa mort.

-Parle-leur de la faim et du grand froid, de l’espoir et de l’amour.

-Je leur en parlerai,

-Je voudrais qu’ils soient fiers de nous et qu’ils aient honte…

-Ils seront fiers d’eux, et ils auront honte de nous.

-Essaye… Je voudrais qu’ils ne recommencent jamais…

-Ils recommenceront.

-Ouvre-leur… ton poitrail… Ton poitrail d’homme…

-Ils ne voudront pas regarder. Ils passeront à côté, les lèvres serrées et le regard froid.

-Essaye…

Ce n’est pourtant pas un roman dénué d’humour, un humour un peu triste qui surgit surtout dans les fables de Dobrański. Celles-ci donnent réellement toute la mesure du talent de Romain Gary, capable de donner vie en quelques pages à toute une compagnie de soldats allemands vaincus par la neige comme à deux corbeaux centenaires commentant un défilé de cadavres « d’ex-soldats de l’ex-Grande Armée allemande » sur la Volga.

C’est pour moi une belle redécouverte que cette Éducation européenne, et une invitation à relire et à découvrir tous ses autres livres.

Romain Gary, Éducation européenne. Calmann-Lévy, 1945.


11 commentaires on “Romain Gary et son Éducation Européenne”

  1. Emma dit :

    Superbe billet sur ce livre. Ca me donne envie de le relire. Tous led éléments de son talent sont présents dès le départ: humour, analyse, fantaisie et personnages étonnants.
    Merci d’avoir participé à ce mois Romain Gary.

    • Ca a été un plaisir pour moi de relire ce livre avec mes yeux d’adulte et d’en apprendre autant sur Romain Gary. Sans tous tes billets si enthousiastes je ne l’aurai probablement pas fait de sitot, donc je te remercie aussi. Maintenant il faut que je relise Les Cerfs-volants… et tous les autres livres qui sont apparus entre les deux!

  2. Marilyne dit :

    Je ne saurai pas te conseiller une biographie ne connaissant que les romans les plus lus. A relire pour moi aussi ( comme Kessel d’ailleurs, un projet que je laisse trop traîner ). Je note avec grand plaisir ce titre  » différent « , ce premier livre dont les thèmes m’interpellent. ( Décidément, des découvertes même en littérature française ^^ )

  3. Emma dit :

    Pour une biographie: Romain Gary de Myriam Anissimov

  4. Vous parlez très bien de ce livre magnifique. Romain Gary est un grand écrivain. Vous me donnez envie de le relire encore une fois. Merci et bon dimanche.

  5. […] with novels; it seems to me his prose blooms better in longer works. Passage à l’Est re-read Education Européenne and the novel was up to her memories. It’s a good one to read. Gary wrote it while he was […]

  6. Caro dit :

    Bonsoir,

    Pour répondre à votre désir d’approfondir la biographie de Romain Gary, je vous conseille vivement de visonner cette intéressante petite conférence à laquelle participe sa biographe Myriam Anissimov (citée par Emma) – biographe qui a personnellement connu l’auteur et qui rapporte des anecdotes édifiantes.

    http://akadem.org/sommaire/themes/culture/litterature/litterature-francophone/une-oeuvre-empreinte-de-judaite-03-06-2014-59920_403.php

    Cordialement


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