Aurélien Sauvageot – Souvenirs de ma vie hongroise

SauvageotSur mon bureau trônent les deux tomes d’un dictionnaire français-hongrois/hongrois- français. Aussitôt après avoir refermé les Souvenirs de ma vie hongroise d’Aurélien Sauvageot, j’ai attrapé le plus proche de moi pour vérifier le nom de l’auteur. Eckhardt Sándor, « professeur de langue et de littérature françaises à l’université », serait resté un parfait inconnu à mes yeux si je ne l’avais pas croisé à plusieurs reprises sous le nom francisé d’Alexandre Eckhardt au détour des pages des Souvenirs. D’ailleurs, je n’aurais jamais songé à vérifier le nom d’un auteur de dictionnaire, je n’aurais même probablement jamais pensé que la genèse d’un dictionnaire puisse être du tout intéressante, si ce n’avait été pour ces Souvenirs. Car voilà, Aurélien Sauvageot fut le premier à composer un dictionnaire bilingue français-hongrois dans les années 1930, un épisode qu’il retrace dans ces Souvenirs que j’ai pris énormément de plaisir à lire.

Né à la fin du 19e siècle à Constantinople, d’un père français architecte travaillant pour le sultan et d’une mère wallonne, Sauvageot se destine à l’étude des langues scandinaves et allemande. C’est compter sans la première guerre mondiale, dont l’une des nombreuses victimes est Robert Gauthiot, philologue et universitaire promis à une chaire d’études finno-ougriennes que l’on s’apprête à créer pour lui. Celle-ci désormais vacante, Sauvageot s’en voit incomber la responsabilité : il a à peine 20 ans et déjà les têtes pensantes de l’École Normale Supérieure, l’École Pratique des Hautes Études et l’École Nationale des Langues Orientales Vivantes lui ont tracé sa trajectoire : continuer l’allemand, abandonner l’étude du suédois et norvégien pour celle du finnois et du lapon (sur place!) puis celle du hongrois (encore sur place!), rédiger les deux thèses nécessaires, occuper la chaire promise, et impartir aux jeunes générations tout le savoir accumulé.

Difficile de se dérober à un tel triumvirat et, bien que navré d’avoir à abandonner son sujet de prédilection, Sauvageot s’exécute. L’année 1923 le voit arriver à Budapest, armé de presque aucune connaissance de la langue ou du pays, et d’un poste de civilisation française contemporaine à l’Eötvös Collegium, décrit comme l’équivalent local d’une École Normale. Pour Sauvageot, c’est loin d’être le coup de foudre pour cette ville triste sous son ciel hivernal, où la France et les Français sont très peu appréciés quelques années après une guerre qui compte parmi ses perdants une Hongrie territorialement réduite à un moignon.

Une décennie durant, Sauvageot s’attelle cependant à la tache, démolissant autant que faire se peut les murs qui le séparent du but. Au final, la Hongrie l’accompagnera toute sa vie puisque, outre l’enseignement et la publication d’un dictionnaire et d’autres ouvrages y ayant trait, c’est peu avant son décès qu’il publie ces Souvenirs de ma vie hongroise en 1988, réédités cette année par le même collège (aujourd’hui College Eötvös József ELTE) et l’Institut Français de Budapest.

Rédigés à une distance d’une centaine de kilomètres et après plus d’un demi-siècle, ces Souvenirs sont un témoignage fascinant d’une époque d’effervescence intellectuelle sur fond de poussées dictatoriales et antisémites dont les échos se font sentir encore aujourd’hui. L’histoire du dictionnaire en est une bonne illustration : s’adjoignant les services d’un écrivain et d’un linguiste hongrois en disgrâce l’un de par son rôle durant la brève période communiste hongroise de 1918-19 et l’autre de par son appartenance à la franc-maçonnerie, il sollicite aussi le même Eckhardt, qui bénéficie lui du concours du régime : « je craignais de la part d’Eckhardt un refus motivé par le risque qu’il pouvait courir de se faire mal voir par des autorités dont il dépendait, pour le cas où il collaborerait à une édition inspirée par un éditeur juif et réalisée par un français avec le concours de deux personnalités classées parmi les adversaires du régime. » Eckhardt préfère de toute manière être seul maître de son propre projet (finalement mené à bien dans les années 1950), mais l’épisode donne quand même une bonne idée du ton de l’époque envers ceux qui ne sont pas jugés comme étant de bons hongrois.

Sauvageot se révèle être tout aussi bon spectateur qu’acteur et ses souvenirs fourmillent d’observations dont nombre sont encore valides aujourd’hui. Tout y passe : l’anachronisme ressenti par « un citoyen libre d’un pays libre » face à une société où titres de noblesse et formules de politesse jouent un rôle prépondérant ; l’origine controversée (encore aujourd’hui chez certains) du peuple hongrois ; les relations entre la France et la Hongrie (mauvaises, inexistantes ou fondées sur l’ignorance et les préjugés) ; la misère d’une ville surpeuplée de réfugiés venus des territoires perdus dans les années 1920, puis celle de toutes les classes sociales touchées par la position particulièrement défavorable de la Hongrie en Europe durant les années 1930 ; l’histoire du développement de la langue hongroise (qui donne lieu à des passages passionnants) ; l’antisémitisme croissant qui lui vaut, à lui et à un collègue français au teint trop basané, d’être chassés d’un café après avoir été pris pour juifs.

Ce sont beaucoup de choses négatives, et Sauvageot sent bien alors qu’il quitte la Hongrie en 1931, et durant de longues visites au long des années 1930, que la situation ne risque que d’empirer.

Mais ces années sont aussi pour Sauvageot l’occasion de découvrir toute une littérature qui lui était totalement inconnue. Dezső Kosztolányi, Mihály Babits, Gyula Illés, Frigyes Karinthy, Tibor Déry, Endre Ady et tant d’autres : ces grands noms de la littérature de l’entre-deux-guerres ne sont pas égrenés au hasard. Sauvageot devient un habitué des salons, rencontrant tout un monde, du poète « maigre, efflanqué, pauvrement vêtu, un visage de visionnaire », très précoce et révolté (Attila József), au « gros homme lourd » dont « tout le maintien faisait penser à un paysan » mais dont le hongrois « dru, savoureux (…) se goûtait comme un fruit bien charnu et bien mûr et dont la sonorité flattait l’oreille » (Zsigmond Móricz). C’est tout un abrégé de la bonne (quelque fois aussi de la mauvaise) littérature dans son jus qui est présenté là. On entend la plainte des écrivains attristés par le manque de réciprocité dans leur admiration de la culture française (un état des choses qui persiste, malheureusement). Sauvageot nous mène aussi à voir à travers l’œuvre de ces différents écrivains et poètes la condition et les préoccupations des hongrois (paysans et notables) de cette époque, et ce sont certainement des réflexions qui désormais joueront dans ma lecture de ces auteurs que je ne connais encore que bien trop peu.

C’est tout à fait par hasard que je suis tombée sur ce livre (merci encore une fois à la médiathèque de l’Institut Français de Budapest pour une heureuse découverte), mais je me vois bien y revenir pour la lecture intelligente et instruite qu’elle propose d’une période qui m’intéresse beaucoup.

Aurélien Sauvageot, Souvenirs de ma vie hongroise (1988, 2013). Collège Eötvös József ELTE – Institut Français de Budapest


8 commentaires on “Aurélien Sauvageot – Souvenirs de ma vie hongroise”

  1. […] du Budapest des salons intellectuels, cafés littéraires et milieux diplomatiques du français Aurélien Sauvageot, professeur au collège ELTE de 1923 à 1931. Starkie, lui, descend dans la rue et prend les […]

  2. […] le livre qui fait revivre une époque : Souvenirs de ma vie hongroise, le témoignage d’un Français très bien renseigné sur la Hongrie des années 1920 et pour […]

  3. […] ses envolées lyriques (tempérées quand même par la traduction assez sobre d’Aurélien Sauvageot) sont moins faciles à digérer, tout comme le manque patent de profondeur psychologique de ses […]

  4. […] sa préface, le traducteur Aurélien Sauvageot exprime aussi un doute envers les mérites du livre comparé aux autres œuvres de Babits, […]

  5. Samuel dit :

    Je suis en train de terminer le livre, c’est vrai qu’il fait revivre toute une époque et un milieu, celui de la linguistique, de la littérature et de la vie universitaire, vus de l’intérieur. Le nombre de langues maîtrisées par Sauvageot est impressionnant, surtout qu’il s’agit de langues finno-ougriennes ou de langues « rares » comme le suédois ou le norvégien qui n’étaient absolument pas enseignées à l’époque (et qui ne le sont guère plus à présent).

    • C’est un excellent livre dont je garde un très bon souvenir, et pas seulement pour la description du milieu universitaire dans lequel il évolue. Ce n’est pas seulement les talents de polyglotte de Sauvageot qui sont impressionants, c’est aussi son dévouement à l’apprentissage de langues peu enseignées (comme vous dites), pour ensuite l’enseigner à d’autres, qui m’avait frappé. Merci du passage et bonne fin de lecture!

  6. […] – Cambourakis, Viviane Hamy, Ibolya Virág par exemple – et de même pour les traducteurs (Aurélien Sauvageot y a déjà eu droit ; d’autres comme Georges Kassaï ou Ladislas Gara apparaissent aussi […]

  7. […] avait paru dès 1943, également chez Gallimard, par Paul-Eugène Régnier avec une préface d’Aurélien Sauvageot. Illustration du propos du livre, l’édition Gallimard de 1964 est préfacée par Louis Guilloux, […]


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