Petit guide de la Hongrie, chapitre 2: Kálmán Mikszáth – Un étrange mariage

136144« Il y avait encore un cinquième diable, car en de telles circonstances, toute l’Armada est présente. Ce cinquième diable proposa : ‘Écoute-moi Dőry, je veux te donner un bon conseil… Une idée hardie, il est vrai, mais possible à réaliser…’ ».

De cette idée hardie découle toute l’histoire d’Un étrange mariage, un mariage doublé de fiançailles bien longues dont les participants se cherchent et s’évitent pour le malheur des uns et le bonheur des autres – y compris le lecteur.

Un étrange mariage est le premier roman que je lis de Kálmán Mikszáth, auteur hongrois très populaire de la fin du XIXè siècle. Je lui ai trouvé quelques faiblesses, mais il s’est bien racheté grâce au savoureux de l’histoire, à l’enjouement du style et au portrait qu’il brosse d’une certaine société hongroise.

J’avais choisi Un étrange mariage, publié en 1900, comme deuxième chapitre de mon exploration de la littérature hongroise du siècle et demi dernier, mais Mikszáth nous plonge en fait bien plus en arrière, « il y a de cela environ quatre-vingts ans, » pour nous conter des faits dont il promet qu’ils se sont passés comme il s’apprête à les décrire.

Nous faisons connaissance avec notre « héros » alors qu’il chemine à pied par une belle journée de printemps avec son ami Zsiga Bernáth, en direction de la maison où ils doivent passer leurs vacances. János Buttler, comte de son état et futur propriétaire (à sa majorité) d’immenses domaines, est présentement étudiant à Sárospatak et bientôt occupé à de vaines tentatives pour attraper deux poulettes dans la cour de l’aubergiste Tóth en vue de remplir leur estomac creusé par la marche.

En ce temps-là, les étudiants n’étaient pas encore gâtés comme à présent. La canne de rotin tenait la première place dans le matériel d’enseignement et le « hue mes deux jambes » dans les moyens de transport. En outre, les étudiants avaient toujours le ventre creux, et même bien plus que de nos jours.

Ce déjeuner, ils le prendront finalement chez le baron et chef de district István Dőry, en compagnie de Mariska, la fille de la maison, du prêtre paroissial János Szecsenka, et du chimpanzé Kipi. Après avoir passé une courte nuit chez Dőry, voilà les deux étudiants repartis pour leur but final, le domaine familial de Bornóc, et leurs voisins le vieux Horváth et sa jolie fille Piroska.

Deux étudiants, dont un bien naïf, deux filles en âge d’être mariées, deux pères aimants à leur manière, un prêtre peu scrupuleux, et un aubergiste au grand cœur : nous avons rencontré presque tous les acteurs principaux de cette comédie noire qui, sous la plume de Mikszáth, vont s’affronter pendant des années.

Car Buttler, tombé sous le charme d’une jolie fille, tombe aussi pendant ses vacances dans les rets d’une autre bien plus déterminée, et le voilà tout à la fois fiancé, marié de force, et contraint de courir les tribunaux, d’Eger à Vienne et de Vienne à Rome, pour qu’ils décident lequel des deux anneaux il pourra garder à son doigt.

J’écris comédie noire par manque de meilleure description, parce que le sort du pauvre János n’est vraiment pas enviable, victime qu’il l’est d’un complot diabolique mené par un homme au pouvoir local démesuré (et que même la fortune Buttler ne peut contrecarrer) et allié avec un corps ecclésiastique qui sait très bien où sont ses intérêts. Même s’il est entouré de gens de bonne volonté et de bon conseil, János n’est pas vraiment à la hauteur, étant donné qu’il est plutôt enclin à la douce rêverie et aux accès de désespoir face aux coups du sort, qu’à oeuvrer pour sa propre cause.

János est en fait un personnage assez incongru, jeune romantique embourbé dans une époque et une situation qui ne se prêtent pas du tout au romantisme : il lui faudrait de la ruse, du flair, de la psychologie et beaucoup d’entregent pour soudoyer les bonnes personnes. Il en montrera finalement sur le tard, mais pour une grande partie du livre il m’a surtout fait l’effet d’un grand dadais sans caractère. Pour moi c’était un des points faibles du livre, j’ai du mal à croire à l’amour réciproque d’un jeune naïf et d’une fiancée pas très dégourdie non plus (au moins au début), surtout s’ils ne se voient que peut-être dix fois pendant de très, très longues fiançailles. Heureusement Mikszáth ne prend pas non plus trop au sérieux ce genre d’amour à l’eau de rose qui devait sûrement faire soupirer les jeunes filles et les vieilles dames à l’âme sensible de son époque.

Deux seuls thèmes étaient accordés à l’homme : le temps et « de quoi avez-vous rêvé ? » Les spirituels dialogues qui se trouvent dans les romans ne sont que des fictions. Comme, dans les peintures de Raphaël, les arbres qui n’ont jamais existé. Les jeunes parlaient peu. (Une fois mariées, les filles se rattrapaient bien.) Leurs phrases étaient simplettes. Il y avait de longs silences, coupés par des questions, de ce genre : « A quoi pensez-vous, en ce moment, Mademoiselle ? » A cet instant, la demoiselle tressaillait : « Devinez-le. »

Heureusement Mikszáth est bien loin d’infliger à ses lecteurs ce genre de non-dialogues !

De tout manière, l’histoire d’Un étrange mariage va bien au-delà des infortunes personnelles du jeune Buttler. C’est toute une époque qui y est décrite et souvent critiquée et, surtout, Mikszáth s’en donne à cœur joie pour vilipender le clergé et toute l’Église catholique.

Dès le départ (c’est durant un jeudi « soi-disant saint » que nous trouvons nos deux étudiants en chemin) on sent que Mikszáth se fiche des camps religieux en général et de la religion catholique en particulier. Ainsi du prêtre Szecsenka, présenté au lecteur après une description de Mariska et de sa gouvernante francaise, les deux femmes de la maison Dőry :

A l’arrière-plan, une troisième jupe froufroutait, boutonnée depuis le cou jusqu’à la cheville. Elle recouvrait les membres bien faits du révérendissime János Szecsenka, prêtre paroissial. C’était un jeune curé, beau de sa personne, aux yeux bleus, aux joues colorées, avec l’amorce d’un double-menton. Sur ses lèvres rasées, errait un sourire moqueur. Il ressemblait plus à un petit abbé de la cour des rois de France, qu’à un curé de village hongrois.

Pour le malheur de Buttler, ce petit curé se révélera bien moins féminin que ne le laisse présager cette soutane froufroutante, et tous les autres représentants de l’Église catholique rencontrés au détour des pages (et ils sont assez nombreux) sont aussi présentés sous des traits plutôt ridicules ou mauvais qu’angéliques. Sans doute le fait que l’histoire se passe dans le nord-est de la Hongrie n’est pas anodin. La région est réputée pour ses vins (le Tokaj coule à flots dans le livre aussi) autant que pour être l’un des bastions du protestantisme hongrois, où calvinistes et luthériens côtoient de manière plus ou moins amicale les catholiques.

Le calviniste se moquait du papiste, le papiste de la mauvaise tête du parpaillot et le luthérien des deux autres. Ce qui avait été, il y avait encore un demi siècle, une lutte de classes sanglante, était devenu maintenant un aimable objet de taquinerie autour de la nappe blanche. Les particularités des luthériens étaient réunies en treize points humoristiques. Le luthérien porte une carotte dans sa blague à tabac, grimpe en voiture du pied gauche, le soir, en allumant sa pipe, laisse reposer le tuyau au travers de sa femme, etc.

Maintenant on ne s’attaquait plus aux clochers, mais simplement à leurs tintements particuliers. La grande cloche calviniste bourdonnait lourdement, grossièrement : « Que le diable te patrafiole », celle des catholiques tintinnabulait : « Jésus-Maria, Jésus-Maria », et la cloche des luthériens faisait résonner « Ni ici, ni là, ni ici, ni là . » A cette époque, on aiguisait son esprit sur de telles matières.

Buttler, étudiant au collège protestant de Sárospatak, n’est donc pas à ranger dans le même camp que les Dőry et leurs accointances papistes, ce qui pèse fort dans la balance du sort, parce que derrière le prêtre parjure se profilent la cour impériale viennoise, résolument catholique, et le Saint Siège. D’où les déboires juridiques de János qui s’éternisent.

Pendant ce temps les pages tournent agréablement mais, au bout de plusieurs rebondissements qui n’allaient pas dans le sens des intérêts de János, j’en suis venue à me demander quelle fin Mikszáth réservait à cette histoire tant je ne voyais pas de résolution à 50, 40, 30 pages de la fin. Et rien dans le style ne faisait penser qu’il pourrait y avoir autre chose qu’une « bonne » fin ! Finalement, ça se termine de manière très étrange, un peu à l’image de cet étrange mariage qui poursuit János, avec une entourloupette tout à fait imprévisible mais qui après coup m’a fait penser à la fin des Baradlay et d’un autre livre de Mór Jókai, Arany Ember (L’homme en or) : si on ne peut ni changer ni renverser un pouvoir plus fort que soi, alors c’est soi-même qu’il faut changer.

Mikszáth part d’un fait divers provincial (mais qui apparemment a du vrai et avait fait scandale en son temps) pour écrire une histoire amusante doublée d’une morale à teinte politique que les lecteurs de son temps ne devaient avoir aucun mal à saisir. Les allusions sont toutes aussi claires pour le lecteur d’aujourd’hui, qui peut aussi se régaler de la bonhomie, l’audace et la truculence des personnages et du style de Mikszáth, qui ont très bien vieilli.

Ce qui est certain, c’est que je ne pourrai plus aller chez un caviste hongrois et passer devant une bouteille de vin étiquetée Gróf Buttler (la même famille, apparemment, mais reprise récemment par quelqu’un d’autre), sans penser à l’ancêtre János et à son étrange mariage.

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Comme Jókai, Mikszáth fait partie du panthéon des écrivains hongrois qu’on enseigne à l’école et que tout le monde connaît … en Hongrie mais pas à l’étranger. Seul son Parapluie de Saint-Pierre, réédité en 2007 par Viviane Hamy, est facilement trouvable. L’édition d’Un étrange mariage que j’ai utilisée date de 1967, vient des éditions Corvina de Budapest, et est quasiment introuvable sauf en bibliothèque, ou en seconde main. C’est dommage et c’est pourquoi j’ai préféré lire celui-ci tant que je peux mettre la main dessus.

Mikszáth est né en 1847, dans le village de Szklabonya. Pas facile de trouver ce village sur la carte, puisqu’aujourd’hui il fait partie de la Slovaquie sous le nom de Sklabiná, mais les Hongrois l’appellent Mikszáthfalva (« village de Mikszáth »), nom qui lui a été décerné en 1910, l’année de la mort de Mikszáth, en honneur de l’écrivain.

Né dans une famille de la petite nobilité, il prend comme beaucoup le chemin de Budapest pour y faire son droit et s’y installe. Il préfère finalement le journalisme au droit, s’essayant aussi à la littérature sans au début y rencontrer beaucoup de succès. Sa région d’origine et son mélange d’habitants slovaques et de hongrois (ceux de la minorité Palóc) lui fournissent le matériau pour ses deux livres qui le font enfin remarquer, Tót atyafiak (1881, Les cousins slovaques ?*), et A jó palóczok (1882, Les bonnes gens de Palóc). L’anecdote, la description comique et satirique de la paysannerie et de la petite noblesse provinciale, et des épisodes de l’histoire hongroise, sont parmi les thèmes qui alimentent ses livres dont Le Parapluie de Saint Pierre (1895), Le siège de Beszterce (1896), L’affaire du jeune Noszty avec Mari Tóth (1908) et La Ville Noire (1910) sont avec Un étrange mariage les plus connus. Il s’engage aussi en politique aux côtés des Libéraux, une expérience qui lui permet aussi d’enrichir sa connaissance des bons et des mauvais aspects de la société et de la politique hongroises.

Pour avoir un autre aperçu du style de Mikszáth, le premier chapitre de La Ville Noire est à lire ici.

* les titres non-italicisés sont ma traduction.

Kálmán Mikszáth, Un étrange mariage (Különös házasság, 1900). Trad. du hongrois par Hubert Montarier. Corvina, 1967.