Victor Paskov – Ballade pour Georg Henig

PaskovLa première incursion en terre bulgare de ce blog m’a amenée dans un endroit à la fois précis et universel. Précis, parce qu’il s’agit de quelques rues d’un quartier pauvre de Sofia ; universel, parce que l’Art, le Beau, sont l’aune à laquelle sont mesurées les actions des hommes qui le peuplent. Universel aussi parce que, quoique narrée par un adulte, l’histoire porte la marque de l’enfance et du regard émerveillé et merveilleux que porte un jeune garçon sur le monde qui l’entoure.

Fils d’un père issu d’une lignée de musiciens valaques et d’une mère rejetée par sa famille d’anciens grands propriétaires terriens, Victor est tôt destiné au violon – rêves de succès musical qui, le narrateur devenu adulte n’en fait pas mystère, n’ont abouti à rien : à rien, sauf à une amitié courte mais fondamentale avec un vieux luthier tchèque. Entre l’enfant à l’esprit ouvert et le vieil homme porteur de valeurs d’un autre temps, le courant passe à merveille, l’un inspirant à l’autre un nouvel et dernier souffle de vie, l’autre fournissant au premier une belle leçon d’art et de vie.

Une histoire d’amitié telle que la leur est exceptionnelle dans n’importe quel contexte, mais d’autant plus pour les protagonistes de la Ballade pour Georg Henig qu’ils font partie de ceux que le nouveau communisme bulgare a oublié dès son début. Nous sommes dans les années 1950, et le manque de travail et de reconnaissance, l’alcoolisme, les déceptions, les préjugés, quelque fois la pure méchanceté, font le quotidien du quartier.

Malgré leur similarité dans la pauvreté, la rencontre entre l’enfant Victor et le luthier Georg Henig est celui de deux mondes très différents. Georg Henig, né dans la Bohême des années 1870 et arrivé en Bulgarie 40 ans après pour y développer l’art de la lutherie, vit encore dans un ancien monde éloigné et idéalisé, où l’art est élevé bien au-dessus de toute considération matérielle. C’est un anachronisme dans le monde des adultes qui entourent Victor, les uns trop préoccupés par les soucis et les espoirs déçus du quotidien, les autres (anciens élèves du luthier) à la fois plus aisés matériellement et appauvris spirituellement par leur poursuite de la richesse.

L’opposition entre ces deux mondes, le spirituel et le matériel, est aussi représentée par l’élaboration de deux objets qui accompagne presque tout au long du livre l’amitié du garçon et du vieil homme : d’un côté, la création par le luthier aux mains rendues tremblantes par l’âge d’un ultime violon aux formes grotesques mais au son extraordinaire, « argentin et éthéré, comme une fine toile d’araignée », un violon créé pour la gloire du métier de maître. De l’autre, un buffet, fabriqué de toutes pièces par le père du Victor, brillant trompettiste passé momentanément menuisier pour fabriquer ce meuble tant désiré par sa femme, ce buffet-revanche contre le monde étriqué qu’elle subit comme une offense.

Le violon au bois ancien travaillé avec amour, et le buffet au bois violenté à grands coups de rabot, sont l’occasion pour Henig/Paskov de chanter le dévouement total du vrai artiste à l’objet d’art qu’il crée. En même temps, il n’y a pas de dichotomie facile : le bois malmené du buffet, symbole d’une sorte d’abdication face à la misère, devient tout de même un objet à la gloire certes éphémère, mais tangible, ainsi que la représentation d’une petite victoire d’un homme assez fier pour ne pas s’abandonner à la misère qui l’entoure. Le rôle du personnage de Henig est, lui aussi, finalement pas si aisé à définir : oui, il ouvre les portes d’un nouveau monde à Victor, mais il est aussi oublié, complètement, à deux reprises, par Victor et sa famille.

L’histoire n’est pas la seule raison d’apprécier la Ballade pour Georg Henig : le style, quelque fois inégal – j’ai moins apprécié les quelques élans mystiques – et la capacité de Paskov à croquer en peu de mots des pans entiers de vies, rendent aussi la lecture très vivante. On en apprend finalement peu sur Victor, mais c’est un plaisir de découvrir les rues et les personnages de son quartier à travers les yeux de l’enfant et le style de l’écrivain. Victor, enfant de cinq ans qu’on retrouve ensuite à douze ans, a tous les sens en éveil lorsqu’il décrit les « sonorités merveilleuses » du pauvre quartier, les nuages blancs s’envolant du tablier du boulanger sur le pas de sa porte, les odeurs de vernis, de colle et de bois de l’atelier du luthier, ses mains « calleuses et chaudes », et son bulgare hésitant ponctué de « oy » d’émotion et de « aïe » d’affliction.

Henig lui-même est auréolé de magie, « gnome » au corps rendu difforme par la maladie, personnage d’un autre temps et d’un « pays lointain et inconnu ». C’est un personnage incongru et s’il m’a plu, c’est aussi parce qu’il m’a rappelé l’histoire d’un autre musicien tchèque transplanté loin de ses terres d’origine pour développer dans un pays peu réceptif la culture musicale de son pays (l’histoire de Jan Jahoda dans A Tale of Two Worlds de l’écrivain croate de la fin XIXe Vjenceslav Novak) : combien d’autres musiciens tchèques se sont-ils retrouvés perdus dans la littérature des pays slaves du sud ?

Ballade pour Georg Henig est la première étape de mes Voyages au gré des pages, et je remercie les éditions de l’aube pour l’envoi de ce livre inspirant, attachant, et qui m’a semblé avoir traversé les presque 30 ans depuis sa parution sans prendre une seule ride.

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Dans son introduction, la traductrice Marie Vrinat décrit Victor Paskov comme « une personnalité contradictoire, torturée par ses aspirations au beau, à l’art, à la musique, à l’amour, au sublime, mais aussi par ses démons de l’alcool, de la frustration, d’une colère difficilement maîtrisée, d’une position politique pas toujours rationnelle, ni expliquée, et qu’on lui a reprochée. » Né en 1949, décédé presque 60 plus tard, Victor Paskov aura vécu de la musique et de la littérature presque toute sa vie, mais aura aussi souffert des vicissitudes et désillusions de la vie dans le monde communiste : ses romans, souvent d’inspiration autobiographique, retracent entre autres ses expériences en Allemagne de l’Est où il suit un cursus musical mais peine à trouver du travail. Il vit en France entre 1990 et 1992, période où il reçoit le prix Écureuil de littérature étrangère du salon du livre de Bordeaux. Il est l’auteur de scénarios et de plusieurs autres romans dont Allemagne, conte cruel est paru aux éditions de l’aube en 1998.

Victor Paskov, Ballade pour Georg Henig (1987). Trad. du bulgare par Marie Vrinat. Editions de l’aube, 2014.


11 commentaires on “Victor Paskov – Ballade pour Georg Henig”

  1. […] Ballade pour Georg Henig, de Victor […]

  2. Claude dit :

    Bonjour, j’ai juste survolé ton billet, je devais lire ce livre ce week-end, mais il est resté chez ma libraire, je suis au lit, malade… rien de grave, mais je n’ai pas le livre !!!! bref, j’ai encore plus hâte de le lire ! à bientôt. Claude

  3. silou dit :

    Merci pour cette belle découverte. Un livre que je n’aurais certainement jamais lu sans votre présentation, un très bon moment de lecture vraiment.

  4. […] Vous pouvez lire un autre avis sur ce livre sur le site de Passage à l’Est. […]

  5. […] Syrtes, 2008 Moutaftchieva, Vera: Moi, Anna Comnène. Editions Anubis (Sofia), 2007 Paskov, Viktor: Ballade pour Georg Henig. Editions de l’Aube, 1989. Rivages poche, 1991. Editions de l’Aube poche, 2007. Vazov, […]

  6. […] vénérable et le lien qu’il représente avec le passé, il m’a rappelé le vieux Georg Henig, héros d’un autre auteur bulgare (en tant qu’unique photographe de la ville devant lequel tout le monde était inévitablement […]

  7. […] C’est Allemagne, conte obscène, de Victor Paskov, et c’est une version retravaillée, par Marie Vrinat-Nikolov, de ce roman dont la première édition française date de 1992 (Eds de l’Aube, avec le titre Allemagne, conte cruel), lorsque la traductrice portait le nom de Marie Paskov (sous le nom de Marie Vrinat, elle est aussi la traductrice de Ballade pour Georg Henig, de Victor Paskov, réédité à plusieurs reprises depuis 1989 et que j’ai chroniqué ici). […]

  8. […] pour Georg Henig a déjà été lu et chroniqué par Passage à l’Est et Soufflebleu (que je découvre à cette occasion), ou encore par Lire et merveilles et Patrice […]


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