Panaït Istrati – Oncle Anghel

Istrati1Oncle Anghel, publié en 1924, est le deuxième des Récits d’Adrien Zograffi, cycle de quatre romans qui fait lui-même partie d’une sorte de trilogie assez lâche comprenant La Jeunesse d’Adrien Zograffi et Vie d’Adrien Zograffi. Je dis « assez lâche » sans avoir encore lu le tout, et parce que le passage d’une récit au suivant n’a pas l’air de se faire toujours de manière très chronologique.

Comme dans Kyra Kyralina, le premier des Récits, Oncle Anghel débute alors qu’Adrien Zograffi a 18 ans, et contient principalement des histoires que des hommes lui racontent sur sa propre vie, sur fond de deuxième moitié du 19è siècle roumain. Comme aussi dans Kyra Kyralina, le personnage d’Adrien reste en grande partie dans l’ombre, même si on apprend au court du récit, après une pause de plusieurs années, qu’il a fait entre-temps un voyage de deux années en Asie Mineure, qu’il s’est souvent retrouvé à court d’argent, qu’il a fait de la prison pour avoir « enlevé » une mineure, et qu’à Bucarest il a rejoint le mouvement ouvrier, ce qui lui a valu de se faire arrêter à nouveau.

Ces faits sont l’occasion pour Anghel, l’oncle d’Adrien, de morigéner celui-ci en lui contant sa propre vie, puis en enjoignant à Jérémie, un distant cousin, de lui narrer la vie de son père, Cosma.

« La vérité sur la folie des passions », « la barbarie du Dieu fou qui a créé la chair pour le plaisir de la tourmenter », voilà ce qu’Adrien est prié de retenir à travers l’exemple d’Anghel, de Jérémie et de Cosma.

Je sais encore que notre plus grande erreur est de trop désirer le bonheur, tandis que la vie reste indifférente à nos désirs : si nous sommes heureux, c’est par hasard ; et si nous sommes malheureux, c’est encore par hasard. Dans cette mer d’écueils qu’est la vie, notre barque est à la merci des vents, et notre adresse ne peut éviter que peu de chose.

Je ne sais pas (encore) si les épisodes suivants des Récits montreront un Adrien aussi assagi que son oncle le voudrait. Le cas d’Anghel est pourtant assez lugubre : « une tragique destinée s’était abattue sur lui ; d’un homme enthousiaste et croyant, elle avait fait un morose et un impie », tout ça pour être tombé amoureux d’une femme belle, mais sotte, incapable et paresseuse. Une vie conjugale désastreuse, la mort de trois enfants adorés, c’en est trop pour Anghel, qui abandonne tout espoir, tout contact et tout travail pour finir ses jours dans un taudis, rongé par l’alcool et les vers.

C’est justement lors de la dernière confrontation entre Adrien et Anghel que l’oncle, au seuil de la mort, passe le relais à Jérémie : le père de celui-ci, Cosma, le terrible contrebandier chargé de venger la mère de Stavro dans Kyra Kyralina, s’était (aux dires d’Anghel), aussi un peu trop facilement enflammé pour les femmes, et c’est ce qui le conduira à sa perte.

Un des résultats de cette passion trop facile, c’est Jérémie, vénérable barbu de soixante-dix ans passés au moment de la mort d’Anghel. Son récit est tout autant celui de la vie de son père que de la sienne. Élevé sans mère par les deux chefs d’un groupe de braconniers, Jérémie a grandi avec la forêt et les clairières pour chambre, la lune et le feu de bois pour lampe, et les rivières pour salle de bain. Pour lui comme pour Cosma, la liberté c’est la vie, et mieux vaut mourir qu’être esclave. La chance dure une douzaine d’années, puis tourne court : au court d’une bataille avec une armée de mercenaires, Jérémie est capturé et livré comme esclave à la cour d’un grand boyard et archonte grec.

Deux ans passèrent, deux longues années pendant lesquelles je ne fis que mourir tous les matins en me réveillant. Je pensais aux paroles de Cosma : « Une mort sans fin. » C’était vrai.

Finalement, l’heure de l’évasion sonne, et c’est aussi l’occasion pour les braconniers d’enlever la belle Floritchica. Cosma ne peut résister aux charmes de cette « fleur de chardon en plein épanouissement », mais le chardon pique, et le braconnier finit terrassé par sa propre passion, non sans d’abord donner l’occasion à Floritchica de révéler qu’elle n’est pas du tout étrangère à la naissance de Jérémie (une scène de reconnaissance familiale qui m’a fortement fait penser au Trouvère de Verdi, un de mes opéras préférés). Sous ses dehors fragiles, Floritchica est (enfin) une femme qui sait tenir tête aux hommes, tant et si bien qu’elle devient même capitaine de la bande de brigands, préfigurant ainsi Présentation des Haïdoucs, le troisième des Récits, dans lequel elle raconte son histoire à son fils tout juste retrouvé, histoire que Jérémie rapporte à son tour à Adrien.

Après l’histoire terrible de l’oncle Anghel, celle de Jérémie souffle comme un vent de liberté sauvage bienvenu. Istrati fait un portrait très vivant de ces hors-la-loi à la Robin des Bois, hommes qui passent très (trop) facilement de la violence aux sentiments, et associent à leurs activités de contrebande une prédilection pour se débarrasser des puissants étrangers qui exercent leur pouvoir du confort de leurs villas. La langue aussi est très vivante, que ce soit pour décrire la vie des cours d’eau au clair de la lune ou pour dépeindre la vie des paysans, bergers, nobles et contrebandiers qui peuplent la campagne roumaine. C’est peut-être parce que, dans Oncle Anghel, Istrati fait moins voyager ses héros et s’attache plus à détailler leur environnement que j’ai préféré celui-ci à Kyra Kyralina.

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Dire d’Istrati que sa langue est très vivante n’est pas du tout anodin : au contraire, c’est mettre le doigt sur un des nombreux aspects impressionnants du CV d’Istrati. « Fils d’une amoureuse roumaine et d’un aventurier céphalonite » (comme il le fait aussi dire d’Adrien Zograffi, son alter ego à plus d’un titre), Istrati naît en 1884 à Braïla, grande ville portuaire du Danube et, après un rudiment d’école et des petits emplois variés, se met à écrire (en roumain) vers 1907. Une dizaine d’années plus tard, il échoue dans un sanatorium suisse pour soigner sa tuberculose, et se lie d’amitié avec un jeune intellectuel juif (certains le disent en partie roumain, d’autres en partie russe), qui lui enseigne le français. C’est le départ d’une grande aventure littéraire puisque, à partir de Kyra Kyralina, il écrit directement dans sa nouvelle langue. Les années 1920 sont celles de la rencontre avec Romain Rolland, qui le pousse à l’écriture, et de Joseph Kessel (qui signe la préface des Récits), celles aussi de l’engagement continu pour les idéaux communistes.Avec un premier voyage en URSS en 1927, suivi d’un autre en 1929, cet engagement prend un coup : en 1929 paraît Vers l’autre flamme après seize mois dans l’URSS (ou Vers l’autre flamme. Confession pour vaincus), compte-rendu plus que critique du régime soviétique, co-écrit avec Boris Souvarine et Victor Serge. Mis au ban par les communistes de France et de Roumanie, il flirte avec le milieu ultra-nationaliste roumain des années 1930 avant de mourir à Bucarest et de sombrer dans un oubli temporaire.

L’édition que j’ai utilisée, empruntée à la Bibliothèque Nationale de la Littérature Étrangère de Budapest, montre bien son âge, puisqu’elle porte encore le sceau « Bibliothèque Nationale Gorkij », de l’époque où il était encore de bon ton de célébrer les héros marxistes dans les institutions hongroises (par coïncidence, Istrati portait le surnom de « Gorky des Balkans »). Préparée par Gallimard en 1968, cette édition avec sa couronne de fleurs folklorique marque un certain regain d’intérêt pour Istrati et plusieurs de ses livres ont depuis été re-publiés séparément (Gallimard, Grasset) ou en anthologie (Phébus).

Panaït Istrati, Oncle Anghel. Gallimard, 1968 (Rieder et Cie, 1924).


2 commentaires on “Panaït Istrati – Oncle Anghel”

  1. […] contant les mystères de ce pays, mais vus des deux bouts du XXè siècle : avec Kyra Kyralina et Oncle Anghel, Panaït Istrati signait ses premiers livres en français, avec pour cadre la Roumanie très […]

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