Petit guide de la Hongrie, chapitre 7 : Géza Ottlik – Une école à la frontière

Ottlik EcoleZsoldos, Colalto, Czako, Halasz… en ouvrant Une école à la frontière, on est confronté à toute une sarabande de noms de garçons à laquelle, comme Benedek Both dit Bébé, le narrateur, il faudra s’accoutumer. Avec ceux de Schulze, Marcel, Kovach et des autres adultes, ces noms forment le microcosme social qu’est l’école de préparation militaire du milieu des années 1920 prise pour cadre par Géza Ottlik dans son roman.

Septième étape de mon exploration de la littérature hongroise du XXè siècle, Une école à la frontière est l’évocation douce-amère du monde de l’enfance, mais aussi un regard critique sur le caractère humain et la relation entre individu et société. On y suit Benedek Both qui, âgé d’une dizaine d’années, fait sa rentrée avec six autres « bizuths » dans cette école en contrebas des Alpes orientales, à la frontière entre Hongrie et Autriche.

Lui et les autres élèves y font un apprentissage sans concessions des codes, règlements et hiérarchie qui régissent ce monde totalement séparé de celui des « civils ». Sous la houlette des surveillants et enseignants et de la clique d’élèves plus anciens, chacune des nouvelles recrues doit, semble-t-il, être écrasée, vidée de toute substance individuelle avant d’être reformée à l’image de l’officier modèle.

Ainsi commença le véritable gâchis de notre existence. Si jusqu’à présent, je ne comprenais pas telle ou telle chose, maintenant c’était un brouillard épais qui tombait – Medve a raison – si épais que désormais tout en devint trouble ; et il fallut des jours, des semaines avant que je parvienne à m’orienter suffisamment pour retrouver mon propre nez. Mais ce n’était plus mon nez à moi. Et moi non plus, je n’étais plus le même. Je n’étais plus qu’un geignement ininterrompu et une attention convulsive, pour arriver à comprendre ce que je devais devenir, ce qu’on exigeait de moi. Car nous restâmes longtemps sans même le comprendre ; et c’est Medve qui mit le plus de temps et eut le plus de mal à comprendre.

Ce n’est pas un établissement pénitentiaire, et on y trouve plutôt une rigidité militariste à outrance qu’une volonté de sadisme, mais c‘est une mentalité très particulière et, comme tous l’apprennent à leurs dépens, un modèle de fonctionnement où la discipline serrée, le foisonnement d’ordres et de réglementations, la surveillance constante, encouragent les décisions et punitions arbitraires plus qu’ils ne les empêchent. Si l’ordre règne, c’est aussi en grande partie parce que les adultes se déchargent beaucoup sur un noyau d’élèves qui font la loi à leur manière. Dans les grands dortoirs et les salles de classe à l’ancienne, on est loin d’une image d’Épinal d’enfants aux joues rebondies écoutant sagement le maître.

Certains craquent, d’autres sont renvoyés, et ceux qui restent doivent choisir leur camp et louvoyer entre instinct de préservation et restants de droiture morale : les grosses lâchetés, les petites vacheries finissent par faire partie du quotidien.

Tous autant que nous sommes, du premier jusqu’au dernier, nous avons fini par nous résigner à la soumission.

Le récit n’est pas celui de Bébé élève, mais de Bébé adulte, trente ans plus tard, et si j’ai beaucoup aimé Une école à la frontière c’est en partie parce que cette distance temporelle donne au récit un ton empreint de maturité, désabusé mais aussi légèrement nostalgique. En 1957, les questions que se pose Bébé, et le regard qu’il porte sur son éducation et ses camarades, sont tout à fait différents même s’il inclut aussi le souvenir du regard qu’il portait, jeune, sur sa vie d’alors.

Une autre voix se mêle à celle de Bébé, celle de Gabor Medve, arrivé à l’école la même année mais dorénavant mort et qui a envoyé à Bébé un manuscrit où il relate les expériences de « M. » à l’école de préparation militaire à partir de l’automne 1923.

En plus d’être un roman d’apprentissage, Une école à la frontière est donc aussi un livre sur la mémoire. En lisant le manuscrit de Medve, Bébé se rend compte des différences d’interprétation de ses souvenirs et de ceux de Medve, avec toutes les questions qui en découlent : pourquoi avoir décrit les choses de telle manière alors qu’elles se sont passées différemment, pourquoi avoir passé outre certains faits, certains sentiments ? Il y est question de détails de vêtements, de dates, mais aussi de petites et grosses lâchetés et actes de courage. S’en souvenir, et les formuler par écrit, c’est une manière de tenter de comprendre et défendre le garçon d’alors et ce qu’il est devenu.

Ce passage d’une voix à l’autre (il y a aussi celle, moins présente mais aussi intrigante, de Daniel Szeredy), et d’une période à l’autre (principalement les années 1920, mais avec des détours par 1944 et 1957/58) se fait sur un ton un peu paresseux, comme un gros fleuve qui s’étend au travers d’une vaste plaine. Le souci du détail est parfois grand (surtout pour reconstituer les premières semaines d’internat) mais est bien inséré dans le grand récit des semaines, des mois, saisons et années qui s’écoulent. En même temps, le recul ne donne pas un récit tout linéaire comme un fil qu’on tire d’une bobine : l’impression de paresse (très agréable à la lecture) m’est venue non pas parce qu’Ottlik se noie dans des détails insignifiants, mais parce qu’il se donne le temps d’emprunter des chemins détournés, de s’attarder sur un détail, pour arriver à un récit juste de la personne ou l’événement qu’il veut décrire. Tout a sa place, même s’il n’y paraît pas tout de suite.

Pour finir, il y a beaucoup de poésie dans ce récit : à côté de la peur et de l’adversité, il y a aussi le parfum particulier des petits riens et des petites joies glanées ici et là : les promesses contenues dans une noix de muscade trouvée au pied d’un arbre, les jeux croisés inventés à deux, l’amitié, la capacité des garçons à garder leur individualité et leur part d’imagination et de rêverie.

Une école à la frontière est un des classiques de la littérature hongroise, et maintenant que je l’ai lu je n’ai aucun mal à comprendre pourquoi car c’est un beau livre, et un livre empli de voix vivantes.

Notre train partait à dix heures du soir et arrivait à Budapest le matin. Quatre grands wagons de troisième classe nous étaient réservés. Avant le dîner, Feri Bonis, assis sur sa boite à matériel, chanta à tue-tête les noms des gares de notre itinéraire. Il avait trouvé, Dieu sait où, un indicateur de chemin de fer ; sans doute apporté avec lui en septembre, exprès pour apprendre la longue liste des gares. Il la connaissait par cœur, car sa mémoire était bonne. Nous l’apprîmes à notre tour, pour la reprendre avec lui ; trente ans plus tard, Medve la savait encore presque sans faute.

Györ, Györszentivan, Nagyszentjanos, Acs, Komarom, Szöny, Almasfuzitö, Tata, Tovaros, Vértesszöllös, Tatabanya. Dans la brouhaha assourdissant et au milieu du tohu-bohu général, Colalto classait sa collection de « listes des passages qui manquent » avec Sandor Laczkovics, faisant preuve d’une remarquable tranquillité d’esprit.

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Il y a certainement une part d’autobiographie dans Une école à la frontière : né en 1912 à Budapest, il est l’élève d’une école de préparation militaire dans la petite ville frontalière de Kőszeg entre 1923 et 1926 (je n’ai pas vérifié mais je suis presque certaine que c’est sa photo qui illustre l’édition hongroise la plus récente du livre) Iskolaavant de passer encore trois ans dans une école similaire à Buda. Il se dirige ensuite vers les sciences (mathématiques et physique) en même temps qu’il écrit. Censuré pour raisons politiques, il gagne, comme beaucoup d’autres, sa vie en traduisant de la littérature de l’anglais – qui lui vaut d’être invité en Angleterre dans les années 1960 et de l’allemand (il écrit aussi sur le bridge, son autre passion). Il est assez bien reçu avant la guerre pour ses contributions au magazine littéraire Nyugat (« Occident »). Sa réputation aujourd’hui est surtout basée sur Une école à la frontière, livre publié en 1959 quoique l’importance de son livre ne soit principalement reconnue – par les lecteurs et par des prix officiels – que bien plus tard, après les années 1970.

Malheureusement cette édition française d’Une école à la frontière semble être la seule traduction de son œuvre – qui est de toute manière restreinte – hormis Aventures au jeu de carte, co-écrit avec Hugh Kelsey et publiée chez Belfond (collection Bridge, pour les passionnés du sujet) en 1988.

Géza Ottlik décède en 1990, laissant Buda, une suite d’Une école à la frontière, non terminée (le livre existe en traduction anglaise chez l’éditeur hongrois Corvina, 2004, et je compte bien m’en procurer une copie). Le centenaire de sa naissance il y a deux ans a donné lieu à de nombreuses célébrations et expositions et je regrette maintenant de n’y avoir pas fait plus attention à l’époque.

Géza Ottlik, Une école à la frontière (Iskola a határon, 1959). Trad. du hongrois par Ladislas Gara, Georges Kassaï et Georges Spitzer. Seuil, 1964.


10 commentaires on “Petit guide de la Hongrie, chapitre 7 : Géza Ottlik – Une école à la frontière”

  1. […] (1950s) : Une école à la frontière (Iskola a határon), Géza Ottlik, […]

  2. Emma dit :

    Ça a l’air d’être un très beau livre. Je le note, en espérant qu’on peut encore le trouver.

  3. Grâce à ce blog j’ai découvert des écrivains hongrois et du coup je suis en train de lire de krudy
    L’affaire Eszter Solymosi absolument passionnant

    • Je n’ai pas encore lu celui-la, surtout que cette affaire de Tiszaeszlár alimente encore occasionnellement la chronique ici. D’ailleurs elle est aussi mentionnée dans le roman VS de Zsuzsa Rakovszky (2011), qui existe en francais chez Actes Sud.
      Moi non plus je n’en finis pas de faire des découvertes chez les écrivains hongrois!

  4. […] première chose qui m’est venue à l’esprit en le terminant était la ressemblance avec Une école à la frontière : la mémoire, la reconstruction du passé érigée en sorte de devoir, sont des thèmes communs […]

  5. […] fait apprécier de manière plus silencieuse mais toute aussi durable : chacun à leur façon, Une école à la frontière de Géza Ottlik (1959, un classique en Hongrie) et Mort d’un athlète de Miklós Mészöly […]

  6. […] (d’abord à Sopron, dans l’école militaire que d’autres après lui ont si bien décrite) puis qu’il intègre l’armée austro-hongroise. Les années 1908-1909 sont celles de la […]

  7. […] présentation des Syrtes (présentation complète sur leur site), mais vous pouvez aussi (re)lire ma chronique du livre, publiée il y a presque 10 ans. J’y émettais l’opinion qu’il « aurait besoin que […]

  8. […] à partir d’une édition précédente ou d’une autre langue : Arrêt sur le Ponte Vecchio, Une école à la frontière, La jolie Madame Seidenman, Le verger de poires, Avril brisé, Le Pentateuque ou les cinq livres […]


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