Agota Kristof – Hier

C’est dans un français fait de phrases simples et factuelles qu’est écrit le dernier livre de ma série sur la Hongrie et l’exil : Hier, d’Agota Kristof, un livre qui a plus à voir avec l’expérience humaine et la relation à la langue qu’avec un pays en particulier. Il ne mentionne d’ailleurs jamais de pays, ni de dates, même si quelques noms de personnes le rattachent immédiatement à la Hongrie, et même si l’on sait que l’œuvre d’Agota Kristof (née en Hongrie, établie en Suisse, francophone d’adoption) est marquée par son expérience de l’exil.

Line couche l’enfant dans son petit lit, ensuite elle et son mari se couchent dans le grand lit et ils éteignent la lumière.

Les phrases sont réduites à leur plus simple expression, en mots et en sentiments. Des interstices entre les mots et les phrases ressortent pourtant la solitude, le poids d’un traumatisme d’enfance, le doute sur l’identité, et l’effet cumulé d’une existence régie par la « course imbécile » d’un travail en usine sans cesse répété. Tout cela est exprimé par le narrateur qui, depuis dix ans, travaille dans une fabrique d’horlogerie pendant le jour, écrit le soir sans savoir « pour qui et pour quelle raison », et souffre continuellement de « l’absence de Line, l’absence d’espoir ».

Je sais qu’elle existe quelque part. J’ai toujours su que je n’étais venu au monde que pour la rencontrer. Et elle de même. Elle n’est venue au monde que pour me rencontrer. Elle s’appelle Line, elle est ma femme, mon amour, ma vie. Je ne l’ai jamais vue.

Line finira pourtant par apparaître, entrant un jour dans le bus que prend quotidiennement le narrateur pour se rendre à la fabrique. Ce jour-là, le narrateur n’exprime pas de surprise : il examine Line, il s’inquiète d’être reconnu. Le temps qu’il arrive à sa machine, son rapport à la vie est transformé.

Dehors, les arbres dansent, le vent souffle, les nuages courent, le soleil brille, il fait beau comme un matin de printemps.

Loin de le compléter, Line – en le renvoyant à son enfance – accentue la scission qui existe au sein du narrateur entre Tobias Horvath, cet enfant qu’il était lorsqu’il a quitté sa mère, son village et son pays, et Sandor Lester, cet homme qu’il est devenu après avoir « choisi de [s]’enfuir et de devenir rien du tout ».

Plus tard, j’écrirai un livre, je ne le brûlerai pas et je le signerai Tobias Horvath. Tout le monde croira que c’est un pseudonyme. En réalité, c’est mon nom véritable mais tu es la seule à le savoir, Line, n’est-ce pas ?

Line le ramène aussi un peu à sa langue d’origine, qu’il parle parfois mais dans laquelle il n’écrit pas – sauf des poèmes, qu’il se met à écrire pour elle. Quelques semaines passent, Sandor/Tobias se rouvre à la vie mais cette période n’est pas faite pour durer. L’engrenage entre « hier » et « aujourd’hui », toujours renouvelé par l’absence d’espoir, l’absence de « quelqu’un », est brisé et c’est sur l’évocation d’un avenir sans avenir que se termine le livre.

Tout au long de ce court roman flotte une certaine incertitude, marquée aussi par des interludes écrits dans un language toujours aussi simple en apparence, mais au résultat plus poétique. Tobias/Sandor a déjà tellement menti (pour se protéger, souvent), il a si souvent imaginé ou rêvé Line, qu’on se demande si la Line qui monte dans le bus n’est peut-être à nouveau qu’une image, l’expression d’un homme qui craque sous le poids de la solitude qui est la sienne depuis toujours. L’évocation de ses années d’enfance, dans la misère et la honte du village de sa mère, m’a inévitablement rappelé le Béla de János Székely dans L’enfant du Danube. En même temps, je me suis méfiée de ce Tobias/Sandor à la personnalité ambiguë, impulsive, et exigeante envers ceux qu’il aime ou pense aimer.

Hier est une œuvre que je n’ai pas particulièrement envie de rattacher à la Hongrie, ou à une expérience hongroise, ni à la Suisse ou à une expérience suisse. C’est plutôt justement l’expression d’une double condition d’exil et de rejet, dans un monde du travail lui aussi caractérisé par l’aliénation. C’est pourquoi, même si je l’inscris dans ma série de livres autour de la Hongrie et de la relation à la Hongrie (après La rue du chat-qui-pêche, L’enfant du Danube, et Histoires du Huitième District), et même aussi si j’avais cité Agota Kristof parmi les « femmes écrivains d’Europe centrale et orientale », je ne contribue ce livre au Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran qu’à titre de « membre observateur ». En revanche, et comme Marilyne (Lire & Merveilles) rappelle que c’est cette semaine la Semaine de la langue française et de la francophonie, j’en profite pour mettre ce lien vers son billet de la présentation de la Francophonie 2021, et ce lien vers son billet sur L’Analphabète, ce récit autobiographique d’Agota Kristof dans lequel celle-ci revient sur son apprentissage de la langue française et de la condition d’écrivain. Ce sera probablement ma prochaine lecture d’Agota Kristof.

Agota Kristof, Hier. Seuil, 1995.


10 commentaires on “Agota Kristof – Hier”

  1. Marilyne dit :

    Je te remercie pour les liens. Je crois avoir presque tout lu d’Agota Kristof, il me reste son théâtre. Comme tu le devines, c’est une auteure importante pour moi. En 2016, les éditions Zoé ont publié un recueil de poèmes d’Agota Kristof, un recueil bilingue regroupant les poèmes écrits en hongrois ( réécrits de mémoire ) et eux écrits en français par la suite. Il y a aussi quelques photographies de son premier retour en Hongrie. Ce recueil s’intitule Clous. Un recueil précieux.

  2. Ingannmic dit :

    J’avais apprécié ce titre, même si je le trouve « en-dessous » de la trilogie des jumeaux, peut-être en raison de sa brièveté, mais on y retrouve cette sécheresse de ton qui d’autant plus frappante la noirceur et la mélancolie du propos, je trouve.

    • Le grand cahier n’était pas disponible à la bibliothèque, c’est pourquoi j’ai commencé avec Hier. Je suis finalement très contente d’avoir commencé avec ce livre qui est (je crois) un peu moins connu, et qui est certainement bref, mais une bonne introduction à l’univers et au style d’Agota Kristof.

  3. nathalie dit :

    J’ai lu L’Analphabète en son temps, mais à la lecture de mon billet je me rends compte que j’avais moyennement apprécié (ou je ne savais pas très bien à qui j’avais affaire). Tu relances mon intérêt à son sujet. Peut-être avec ce titre ou un autre.

    • Je suis allée lire ton billet. Le fait que tu avais « moyennement apprécié » ne se ressent pas trop. En tout cas, le livre m’intéresse – la perte d’une langue, l’acquisition d’une autre, tout cela dans le contexte de la Hongrie, et de l’Europe des années 1950 et après… Je devrais y réfléchir un peu plus, mais ma première impression est que, parmi les réfugiés hongrois des années 1920/1930, puis des années 1950, ce sont surtout des hommes qui ont laissé des textes dans leur nouvelle langue (textes journalistiques ou de fiction).
      Si un jour tu souhaites faire une LC autour du Grand cahier, tu sais où me trouver!

  4. Patrice dit :

    Je le fais rentrer dans notre mois thématique comme membre à part entière 🙂

  5. […] Agota Kristof, Hier. Seuil, 1995. Une chronique à retrouver sur ce lien. […]

  6. […] Agota Kristof – Le grand cahier, La preuve, Le troisième mensonge, L’analphabète, Hier ; Irena Brežna – L’ingrate venue d’ailleurs, Du meilleur des mondes (Editions d’en bas, […]


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