Ádám Bodor – La visite de l’Archevêque

La visite de l’archevêque est un livre magistral. Par la voix d’un narrateur de l’ombre, Ádám Bodor y établit une atmosphère d’étrangeté, d’irréel et surtout de malaise et de menace permanente. L’histoire, les personnages, les lieux sont une grande allégorie dont l’auteur place les clés autant dans l’imagination des lecteurs que dans le cauchemar du XXe siècle est-européen dans lequel il a grandi.

Comme dans un précédent roman de Bodor, La vallée de la Sinistra, que j’avais chroniqué ici, le roman prend place dans une région frontalière. Ici, quelques indications nous font savoir que cette région est près de la rivière Tisza, et près des Carpates. De l’autre côté de la montagne se trouve « Ivano-Frankovsk » et, de ce côté-ci, là où se passe le roman, Bogdanski Dolina, ville qui autrefois « grouillait continuellement de Hongrois, de Juifs, de Saxons et de Polonais ». Et aussi d’Arméniens, comme on l’apprend au fil du livre.

Comme dans La vallée de la Sinistra, la ville est difficile d’accès : on parle passeports, faux papiers ; on y entre ou on en sort par la rivière, le cercueil, ou le passage clandestin dans le serre-frein du train. La ville est, aussi coupée par son environnement – la rivière, la montagne, les bois – et par les déchets qui forment une barrière physique, olfactive et temporelle.

Quand, au sortir de la forêt du Pop Sabin, le train débouche dans la plaine à l’approche de Bogdanski Dolina et qu’il avance sous la coupole de fumée et de brumes miasmatiques, une buée trouble recouvre les vitres. Le wagon même s’emplit de l’odeur de la destruction. Ceux qui arrivent ici pour la première fois de leur vie sont d’ordinaire, dès la limite de la ville, frappés d’étourdissement.

Le malaise et la menace imprègnent d’autant plus l’expérience de lecture que pratiquement tous les protagonistes actifs du livre semblent accepter sans s’interroger sur son étrangeté la division de la ville entre une partie « normale » et le camp fermé, « entouré d’une clôture de fer barbelé où, depuis des temps immémoriaux, on parquait dans des baraquements battus par le vent, brûlés par le soleil, malades et autres individus indésirables ». Chacun sait pourtant que les malades, même au « quartier des pulmonaires », ne le sont pas vraiment. Lorsque le narrateur écrit que deux personnages – le professeur Vidra et sa femme Natalia – « vivaient loin de l’autre depuis longtemps », on sait aussi que c’est un euphémisme pour dire que le professeur Vidra est dans le camp et que sa femme n’y est pas.

Même les dates ne sont pas ce qu’elles prétendent être : est-ce juste le changement soudain de lit de la riviere Medvegyica (80 ans environ avant le présent du livre), qui a causé à la ville de passer « dans un autre pays » en 1920 ? Je crois bien que non (le mot clé, jamais évoqué dans le livre, est peut-être Trianon). C’est là l’une des rares évocations concrètes du passage du temps qui, sinon, n’est décrit que par poignées (il y a « des années de cela » ou « des années plus tard ») ou par images (« à l’époque des chasseurs de montagnes »).

De la même manière, Bogdanski Dolina semble avoir succombé à la pesanteur du temps : dans cette ville qui attend « la visite de l’archevêque », le vicaire Periprava dort depuis des semaines sans jamais se réveiller, même pour manger. Gabriel Ventuza, dont la mission à Bogdanski Dolina est l’un des fils conducteurs du livre, succombe aussi à cette torpeur : à peine sorti de la gare après son arrivée, il s’endort dans une brouette et n’est réveillé que cinq jours plus tard, sans ses vêtements, sans ses papiers et sans son argent.

Bien des années plus tard, Gabriel Ventuza prétendait encore que son roupillon n’avait duré que quelques minutes, puisqu’il avait entendu tout le temps les mouettes dans les hauteurs ; dans ce cas, quand j’étais arrivé sur les lieux, j’aurais dû voir qui l’avait déshabillé et lui avait volé son sac. Or, il était arrivé un jeudi et n’était revenu à lui que le mardi, quand, avec Natalia Vidra, je m’étais mis à le secouer.

Là encore, avec le personnage de Gabriel Ventuza, on peut tirer un parallèle avec La vallée de la Sinistra, roman dans lequel un homme cherchait son fils, qu’il supposait vivant. Dans La visite de l’Archevêque, Gabriel Ventuza est venu chercher son père, dont il sait qu’il est mort et enterré, afin de faire sortir sa dépouille de la ville. Y parviendra-t-il ? Le roman fournira une réponse à cette question, mais celle-ci me semble davantage un prétexte pour imaginer une ville, et des habitants, qui semblent vivre dans un univers moral parallèle au nôtre. Alors qu’il se retrouve pris dans des situations surprenantes et sans explication, Gabriel Ventuza ne s’insurge jamais contre le sort qui s’est mystérieusement abattu sur lui, lui causant de prolonger son séjour à Boganski Dolina bien au-delà de ce qu’il avait prévu. Les gens, dans cette ville, semblent en fait tout à fait dépourvus de conscience : ils vivent leur vie, font le travail qui leur a été assigné (coiffeur, aumônier, loueur de vêtements) mais ne se posent jamais de questions sur eux, sur leur environnement, sur le camp dans l’autre partie de la ville. Tout semble être comme dans un mauvais rêve, sans que personne ne se rende compte qu’il s’agit d’un très mauvais rêve.

Seuls les ermites Témoins de Jéhovah, « revêches » et « méfiants », établis à l’écart « dans la boulaie de Bogdanski », semblent prêts à parler d’une époque révolue, avant que la ville ne passe sous le contrôle des « moines de Tiraspol » qui, avec leurs chiens au large museau dégoulinant de bave, « étaient aussi chargés dans certains cas du maintien de l’ordre ».

Leur idée fixe était que les popes de Bogdanski Dolina étaient d’anciens colonels et caporaux ; c’étaient tous, du premier au dernier, d’anciens chasseurs de montagne, qui s’étaient simplement laissé pousser une barbe abondante, s’étaient mis une toque sur la tête et avaient revêtu des frusques de prêtre.

Tout cela ne vous avance pas, vous qui n’avez pas encore lu le livre, à comprendre de quoi il retourne. C’est qu’Ádám Bodor excelle à créer une atmosphère insaisissable, développée avec une chronologie fantasque en miroir de l’incertitude temporelle dans laquelle évoluent les personnages. La quatrième de couverture met l’accent sur le personnage de Gabriel, et sur la mission qu’il a de faire sortir la dépouille de son père. Mais l’histoire nous est principalement rapportée par un narrateur qui ne se dévoile jamais tout à fait, mais dont la voix ajoute encore une couche d’irréel. Ce personnage est, à mon avis, la principale énigme du livre. Qui est ce narrateur dont l’histoire ressemble par tant de points à celle de Gabriel Ventuza qu’il finit par dire de lui-même qu’il avait parfois « l’impression d’avoir vécu tout cela [lui]-même » ?

A ces questions s’en rajoute une dernière, la plus mystérieuse : que se trame-t-il vraiment autour de « la visite de l’archevêque » ? Le livre se termine avec le sentiment qu’il s’agissait bien là, comme le subodorait Gabriel d’une « sale histoire » le dépassant complètement, d’un vaste complot dont ni lui, ni nous ne pouvons vraiment comprendre les tenants et les aboutissants. Mais c’est justement le pouvoir de ce livre, que de tant faire jouer notre imagination à partir de la simple dizaine de chapitres qui le compose.

Ádám Bodor, La visite de l’Archevêque (Az érsek látogatása, 1999). Traduit du hongrois par Jean-Michel Kalmbach et préfacé par François Fejtö. Robert Laffont, 2001.

J’ai lu l’édition Laffont de 2001 et je n’ai toujours pas compris pourquoi elle est illustrée par cette image haute en couleur et en action tirée de l’œuvre de Roy Lichtenstein. Peut-être, simplement, à cause des pyrotechniciens qui préparent depuis tant d’années « la visite de l’archevêque ». Le roman a été réédité chez Cambourakis en 2015, avec une couverture bien plus sobre et bien plus en phase avec l’atmosphère du roman. C’est également chez Cambourakis qu’est publié le dernier roman d’Ádám Bodor à avoir été traduit en français, Les oiseaux de Verhovina, avec lequel je continuerai ma découverte de cet auteur sobre et exceptionnel.

C’est une lecture commune avec Goran (Des livres et des films). Je suis curieuse de voir ce qu’il en a pensé ! [Verdict: il n’a pas du tout aimé]. C’est aussi ma dernière contribution au Mois de la littérature d’Europe de l’Est que Goran co-organise avec Patrice et Eva.


16 commentaires on “Ádám Bodor – La visite de l’Archevêque”

  1. Bonjour,
    et merci de cette excellente chronique ! Vous avez vraiment l’art de donner envie de lire les livres dont vous parlez ! Et c’est vrai aussi que cette couverture de Laffont paraît tout à fait hors de propos … 🙂

  2. Véronique Cauchy dit :

    Je suis prise d’un soudain intérêt pour cet auteur. Merci pour ce billet si complet.

  3. Ingannmic dit :

    Je me posais moi aussi des questions sur la couverture qui me semble en totale inadéquation avec le contenu, quand j’ai vu ton aparté à ce sujet en fin de billet. j’ai lu Les oiseaux de Verhovina, de cet auteur, que j’ai beaucoup aimé, et qui a de nombreux points communs avec ce titre = l’ambiance à la fois étrange et anxiogène, la dimension incertaine du contexte, et son aspect énigmatique.. tu me rappelles avec ce billet que je relirais bien cet auteur !

    • Je t’y encourage fortement! Avec celui-ci ou avec La vallée de la Sinistra. Je crois que Goran et moi aurions bien eu besoin d’un troisième avis pour cette lecture commune. Maintenant que j’ai lu un roman où un père cherche son fils, et un autre où un fils cherche son père, je me demande quel scenario Bodor a choisi pour Les oiseaux de Verhovina. En tout cas, je suis repreneuse de l’atmosphère.

  4. Marilyne dit :

    Je découvre pas ton billet, je ne sais que penser de cette lecture, il y a quelque chose de fascinant dans cette atmosphère que tu décris. Quant à l’image de couverture, je suis rassurée que tu en parles parce qu’elle m’a vraiment fait bondir 🙂

    • Il y a aussi le mot « BD » dans la quatrième de couverture, c’est peut-être aussi pour ça? Je crois qu’au-delà de l’atmosphère, qui imprègne tout le livre, il faut accepter que là où les protagonistes ne se poseront pas de questions, c’est notre « responsabilité » de lecteurs de voir ce qui se cache derrière les apparences. Même si on n’en a pas la clé.

  5. nathalie dit :

    oh mais ça me plairait bien, cette atmosphère insaisissable. Je note l’auteur et ses différents titres.

  6. Madame lit dit :

    Vous avez des avis très différents Goran et toi. Il aurait effectivement fallu un troisième avis. Merci!

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