Tatiana Ţîbuleac – Le jardin de verre

Aucun autre matin n’a ressemblé à celui-là, le premier, quand je me suis réveillée.

Quand j’avais écrit sur L’été où maman a eu les yeux verts, premier roman de l’auteure d’origine moldave et d’expression roumaine Tatiana Ţîbuleac à paraître en français, je m’étais réjouie de lire un roman « de l’Est » mais qui ne se sentait pas obligé d’être ancré « dans l’Est ».

Changement de cap avec Le jardin de verre, son deuxième roman, dans lequel la Moldavie joue un rôle qui ne se limite pas à être celui d’un cadre géographique et historique en arrière-plan. Cependant Le jardin de verre, c’est aussi et d’abord, comme dans L’été où maman a eu les yeux verts, des thématiques universelles et intemporelles : l’enfance, les marques qu’elle laisse sur la personnalité de l’adulte, et la relation aux parents, surtout quand, comme pour l’héroïne Lastotchka, on ne les a jamais connus. En somme, c’est un livre sur l’identité, pris dans un sens très large, et le contexte moldave y ajoute une dimension supplémentaire très forte : la langue, si importante pour se penser et s’exprimer, et en même temps si déstabilisante quand, comme pour Lastotchka, il faut en changer et vivre entre deux étiquettes linguistiques.

Ласточка, m’a-t-elle appelée, et c’est le nom qu’elle a employé désormais.

De Lastotchka, « hirondelle », on ne saura pas le vrai nom, et rien au cours du roman n’indique qu’elle le connaît elle-même. Ce nom-surnom est tout de suite révélateur de deux des fractures qui font sa personnalité. Ainsi, lorsqu’elle quitte à sept ans l’orphelinat glauque et cruel où elle a grandi jusqu’alors, cette petite fille gagne une sorte de mère, une sorte de nom, et aussi une langue – le russe – qui lui est étrangère. Elle, qui a grandi avec le moldave, doit acquérir, mot par mot et à force de défaites et de petites victoires, la langue de son nouvel environnement. L’hirondelle grandit aussi avec la conviction qu’elle est laide, maigre, sans formes et la peau marquée à vie par les sévices subis à l’orphelinat.

Le sien n’est donc pas le meilleur des débuts dans la vie et Lastotchka se rend aussi compte assez rapidement que la femme qui l’a sortie de l’orphelinat l’a fait plus par intérêt que par pure bonté d’âme. Tamara Pavlovna – c’est son nom – est une « bouteilleuse », une ramasseuse de bouteilles qu’elle revend. Elle vieillit, et avoir un enfant à ses côtés va l’aider à amasser, kopeck par kopeck, de quoi se sentir un peu au-dessus que les autres habitants du quartier.

Lastotchka, a dit la directrice de l’orphelinat à Tamara Pavlovna, est « la plus patiente » des filles de l’institution. Ce n’est pas sa seule qualité : elle est intelligente, dure à la tâche et – au grand dam de Tamara – obstinée. Cette obstination, elle en donne la preuve la plus manifeste lorsqu’il s’agit enfin de l’inscrire à l’école, à huit ans passés. Tamara Pavlovna l’a inscrite à l’école russe, mais Lastotchka veut l’école moldave, même si elle ne sait pas vraiment pourquoi, elle qui considère les Moldaves de Chişinău comme des paysans ignares et malodorants.

Mieux je parlais russe, plus loin je me voyais.

C’est que, pour Lastotchka, ses deux langues ne sont pas que des litanies de mots, mais un marqueur important de son identité et du lien qu’elle essaie de nourrir avec ses parents dont elle ne sait rien. La langue, et les mots, ont pour elle une vraie matérialité. Elle voit la langue russe comme « un visage toujours froncé », et ressent que les mots peuvent frapper « plus fort que la pierre », parfois aussi « plus douloureusement que des poings ». Les lecteurs font aussi l’expérience de cette matérialité par les nombreux mots, expressions, et phrases russes qui parsèment le livre, en alphabet cyrillique et latin (mais toujours avec traduction).

Ce jeu des langues n’est pas le seul défi lancé aux lecteurs, qui doivent d’abord accepter d’être déboussolés par la voix de la narration, une voix dont on ne sait pas au début si c’est toujours la même, et qui s’adresse à elle-même, à ses parents, à nous, par fragments. Mis bout à bout, lissés comme les emballages de bonbons que les filles de l’orphelinat lissent du bout de l’ongle pour s’amuser, ces fragments forment le récit âpre et pesant d’une vie qui n’a pas été traversée de beaucoup de rayons de soleil.

Parmi les rares rayons de soleil, il y a Zakhar Antonovitch, qui de la seule main qui lui reste distribue les bonbons, Pavlik-qui-ne-jouait-pas-mais-qui-était-là, Chourotchka qui aimait tout le monde et que tout le monde aimait, et toutes les autres femmes, les enfants et les hommes qui forment le petit monde fermé de la cour d’immeuble de Tamara Pavlovna.

Nous l’appelions наш остров*, et nous nous sommes demandé plus d’une fois, à la suite de quel naufrage nous nous étions retrouvés, au petit bonheur, ici. Moldaves, Ukrainiens, Juifs, Russes. Militaires démobilisés. Braves femmes seules. Hommes en pleine force, mais dont personne ne voulait.

* Notre île

La bonne entente et la solidarité autour de cette cour va cependant s’effriter lorsque la « grande » histoire va commencer à filtrer jusque dans la « petite » histoire de Lastotchka et de ses voisins. Les quelques mots qui signifient cette grande histoire – Gorbatchev, glasnost, Tchernobyl, Transnistrie – ne paraissent pas aussi importants à Lastotchka que les étapes de sa vie à elle, mais ils vont aussi de pair avec les suspicions qui s’installent de manière de plus en plus forte entre Russes et Moldaves, sans parler des Juifs qui partent pour Israël dès qu’ils le peuvent.

Lastotchka, elle, choisit la Roumanie, où elle a pu réaliser l’une de ses ambitions d’enfant, sans pour autant avoir dépassé tous ses vieux démons. C’est de là, alors que devenue adulte et mère elle revient sur son passé, que nous vient ce roman fort et douloureux, ancré dans la Moldavie de la fin des années URSS mais surtout porteur de thématiques universelles.

Deuxième roman de Tatiana Ţîbuleac à paraître en français, Le jardin de verre a reçu le prix de littérature de l’Union européenne en 2019 (jury roumain).  Ce titre est le premier de ma série de mars sur les voix féminines contemporaines d’Europe de l’Est, et je contribue par la même occasion au Mois de l’Est d’Eva, Patrice et Goran, ainsi qu’au challenge Voisins Voisines 2020 d’A propos de livres.

Retrouvez aussi une présentation du roman, avec Tatiana Ţîbuleac, l’éditrice Olimpia Verger et le traducteur Philippe Loubière sur Radio România Internaţional sur ce lien (en français).

Tatiana Ţîbuleac, Le jardin de verre (Grădina de sticlă, Chişinău, 2018). Traduit du roumain par Philippe Loubière. Editions des Syrtes, 2020.


23 commentaires on “Tatiana Ţîbuleac – Le jardin de verre”

  1. Eva dit :

    Je le commence cette semaine, je lirai ton billet après 🙂

  2. Marilyne dit :

    Ce que tu écris sur le thème des  » deux étiquettes linguistiques  » me rappelle la lecture de  » Le lieu du péril  » de Luba Jurgenson. Lecture qui m’avait interpellée et passionnée, comme L’analphabete de Agora Kristof. Bref, j’avais repéré ce titre dans un de tes précédents billets, contente d’en savoir plus. Je reviendrai cliquer sur le lien. Ce ne sera pas pour ce mois de l’Europe de l’est mais il est bien noté ( les éditions des Syrtes en plus, ça ne gâche rien :))

  3. Ingannmic dit :

    J’ai lu ton billet en diagonale, puisqu’il a récemment rejoint mes étagères. Je viens de terminer la rédaction de mon billet sur L’été où maman a eu les yeux verts, qui a été un véritable coup de cœur, et que j’ai découvert grâce à toi. Merci !

  4. Tatiana Tibuleac dit :

    Merci beaucoup pour cette critique! Et aussi pour faire connaître la littérature roumaine en France. Tatiana

  5. […] Tatiana Ţîbuleac – Le jardin de verre En mars, encore de nouvelles parutions ! […]

  6. […] Le jardin de verre, de Tatiana Tibuleac (Passage à l’Est!) – Éditions des Syrtes […]

  7. […] Le jardin de verre, de Tatiana Tibuleac(Passage à l’Est!) – Éditions des Syrtes […]

  8. […] Syrtes avait été chroniqué dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est 2020 par Passage à l’Est. Allylit a également beaucoup apprécié ce titre. Je vous invite à aller lire leurs […]

  9. […] début mars : une enfance moldave, des vies polonaises, une fuite slovène en Europe centrale, une coiffeuse slovène, un rockabilly […]

  10. […] (1930), de Camil Petrescu ; Femmes (1932) et La ville aux acacias (1935), de Mihail Sebastian ; Le jardin de verre (2018), de Tatiana Ţîbuleac ; et Le livre des chuchotements (2009), de Varujan […]

  11. Galja dit :

    Merci à nouveau pour cette suggestion, je suis totalement conquise par le billet et ajoute le livre à ma liste de lecture. Tu sais que je suis très intéressée par les questions linguistiques en Moldavie.

    • Chouette, j’ai hâte de savoir ce que tu en penses, sur le fond comme sur la forme! La question linguistique me fait aussi penser que l’utilisation du roumain (dans ce livre-ci, et aussi avec les romans de Ciocan, et ceux de Savatie Bastovoi que je n’ai pas encore chroniqués ici) et du russe (pour Lortchenkov) par des écrivains issus du même pays, rend encore un peu plus difficile de se faire une idée de la littérature d’un pays qui est peut-être plus traduit qu’on ne le croirait.

  12. […] En Roumanie : Gabriela Adamesteanu est assez bien traduite en français (par exemple : Vienne le jour, 2009, Gallimard ; Une matinée perdue, 2013, Gallimard ; et Les années romantiques, 2019, Non Lieu) de même que Florina Ilis dont trois romans sont disponibles aux Editions des Syrtes : La croisade des enfants (2009), Les vies parallèles (2014) et Le livre des nombres (2021). Également traduite du roumain aux Editions des Syrtes, Tatiana Ţîbuleac avec L’été où maman a eu les yeux verts et Le jardin de verre. […]

  13. […] Le jardin de verre, de Tatiana Ţîbuleac : d’expression roumaine, l’auteure revient dans ce roman sur la vie […]

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