Andrzej Stasiuk – L’Est

Au début, le sentiment qui domine, c’est que la géographie s’est sacrément fichue de vous.

Des portes de Varsovie au désert et à la steppe de Sibérie, de Mongolie et de Chine, c’est l’Est dans toute son étendue géographique qui appelle Andrzej Stasiuk, dans ce récit au titre aussi simple qu’évocateur. Plutôt habitué des fin-fonds de l’Europe centrale et des Balkans, qu’il a décrits dans nombre de ses livres, Stasiuk ne se présente pas comme un fin connaisseur de la Russie et des pays situés au-delà : né en 1960, il ne découvre leurs grands espaces qu’après 2006. Cependant les voyages successifs qu’il y fait, et dont il distille le récit dans ce livre consacré à l’Est au sens large, sont guidés par une interrogation née de son enfance dans la Pologne du temps du communisme : il veut « voir jusqu’où cette idéologie s’était déployée, à quel point elle avait transformé le monde et ce qu’il en était resté. »

Voyage géographique et voyage dans le temps – le sien, celui de sa famille, celui de son pays – s’imbriquent et se répondent dans L’Est pour donner une vision toute personnelle de cet espace et de son histoire au XXe siècle.

Pour Stasiuk, le communisme est fait de tout un ensemble de souvenirs, des souvenirs qui étaient pour lui ceux de la vie normale de son enfance mais qu’adulte il revisite en les passant au filtre de sa compréhension de toutes les ramifications du mot « communisme » : ainsi de la queue au magasin du kolkhoze lorsqu’il y était envoyé pendant ses vacances ; de la carte de membre du parti communiste de son oncle, trouvée parmi des bricoles au fond d’un tiroir ; du travail quotidien de son père dans l’usine de voitures de Varsovie.

Les voitures devaient sortir de l’usine dans un flot ininterrompu jusqu’à ce que soient satisfaits les besoins du marché, ici, mais aussi en Chine, en Inde, en Egypte, en Syrie, à Cuba, en Guinée, en Mongolie. C’est pour cela que mon père se levait à quatre heures du matin et allait dans la salle de bain froide au sol recouvert d’un carrelage jaune et rouge aux motifs en spirale.

Ce communisme a un visage polonais, mais il a aussi par-derrière un visage russe, parfois symbolique (lectures et dessins animés), parfois aux contours réellement humains, comme ces soldats russes vus « en chair et en os » à Varsovie au milieu des années 1970. Toujours à Varsovie, à la gare de l’Est, il a vu plusieurs fois les trains en partance pour Moscou, des trains « étroitement surveillés », avec leurs « imposants wagons vert sombre aux fenêtres obscures. »

Bien des années plus tard, à des milliers de kilomètres, bien après le lac Baïkal, il retrouve l’un des tronçons de la voie ferrée qui menait à Varsovie. Dans ces régions éloignées, où les villes n’ont pas toujours su suivre la marche du temps, il retrouve « l’envers du décor » de son enfance, « aux confins de la carte, quarante ans plus tard. » La Chine aussi, malgré ses différences, le fascine : il y trouve le futur d’un communisme qui, autre part, a cessé d’exister, mais il y trouve aussi le présent d’un mercantilisme qui l’attire autant qu’il le dégoûte.

Passant facilement du silence d’une rue de Lublin balayée par le vent d’hiver, au « silence absolu » des sables d’Altan Els à la frontière nord de la Mongolie, Stasiuk nous livre ici un récit qui n’a rien de celui, linéaire et chronologique, d’un Kassák ou d’un Szepsi Csombor. Plutôt, il s’appuie sur la mémoire et les détails, rassemblés par la voix narrative d’un écrivain qu’on perçoit comme un peu bourru et assez taiseux.

Si le communisme et son empreinte sur le continent eurasiatique est l’un des piliers autour desquels s’organisent ces bribes de souvenirs et de réflexions, le thème de l’absence en est un autre. Cette absence, on la perçoit dès les premières pages, lorsque le narrateur aide un ami à démanteler le mobilier d’une ferme d’état installée dans une masure d’un ancien village lemko. La ferme d’état n’a plus de raison d’être et va bientôt cesser d’exister, tout comme auparavant ont cessé d’exister toutes les autres maisons traditionnelles de ce village.

Toute une vie s’y était figée. Des couches de vie : les Lemkos, le communisme, et nous, à présent, suant à grosses gouttes sous ce poids.

Ici ou là, miraculeusement préservées grâce à leur incorporation dans les charpentes de bâtiments agricoles, des poutres réapparaissent, poutres portant « des dates, des croix à trois branches ou des symboles solaires, gravés dans le bois » et à l’origine sculptées pour des églises ou des maisons. Stasiuk fait là, à mots couverts, référence à la déportation après la Seconde Guerre mondiale des communautés ethniques non-polonaises historiquement présentes sur le territoire de la nouvelle Pologne. Mais on trouve aussi au fil des pages une autre absence, celle des Juifs dont le seul souvenir se réduit à des noms de camps d’extermination, aux ossements que les gens craignent de retrouver dans les bois mais qui attirent tout de même parce que « à la fin de la guerre, on y trouvait encore un tas de trucs, il suffisait de creuser un peu, personne ne surveillait, c’était presque à la surface, un coup de pelle, et voilà, on passait au tamis les cendres et la terre, et ça brillait tout de suite. »

Maison lemko, Cisna, 1968

Pour ancrer ce récit, l’empêcher de se perdre dans l’espace et dans le temps, un dernier élément aussi stationnaire que Stasiuk est mobile : sa mère. De plus en plus âgée, de plus en plus perdue dans le monde d’aujourd’hui, elle trottine dans sa cuisine, entre son réchaud et sa radio, elle est le lien entre l’écrivain et ce passé que Stasiuk tente de cerner.

A travers ce qui reste des bosquets, à travers les murs et l’air, elle écoute. Elle cherche d’anciens sons isolés, qu’elle a dû garder en mémoire et dont chacun correspondait à quelque chose de familier. Les sons d’aujourd’hui ne correspondent plus à rien.

L’Est avait reçu le prix Nicolas Bouvier du festival Etonnants Voyageurs en 2018, ce qui avait donné lieu à une conversation intéressante avec l’auteur. Pour prolonger le voyage avec Stasiuk, il suffit de se tourner vers ses nombreux livres déjà traduits chez Actes Sud, Noir sur Blanc et Christian Bourgois (un aperçu en images ci-dessous). On peut aussi lire le livre de chevet qu’il cite tout au long du livre, Le Chantier, d’Andrei Platonov, publié en URSS en 1930 et traduit en français aux éditions Robert Laffont en 1997.

Et pour prolonger le voyage sur ce blog, rendez-vous mercredi pour la prochaine étape, toujours à l’Est mais sous des latitudes très différentes !

Andrzej Stasiuk, L’Est (Wschód, 2014). Traduit du polonais par Margot Carlier. Actes Sud, 2017.


20 commentaires on “Andrzej Stasiuk – L’Est”

  1. Sandrine dit :

    J’ai encore beaucoup d’auteurs polonais à découvrir… Je profite du confinement et du temps qu’il octroie pour me remettre à la langue car mon maigre bagage ne m’a pas beaucoup aidée quand je suis allée en Pologne en février dernier…

  2. Patrice dit :

    J’étais à peu près sûr que tes « vagabondages » nous mèneraient vers Stasiuk ! C’est un livre que j’avais noté pour le mois de l’Europe de l’Est. Sur le côté « enfance sous le communisme », je ne sais pas si tu en avais parlé, mais un livre tchèque « Mé dětství v socialismu » était sorti il y a quelques années. C’était une compilation de souvenirs d’enfance sous le communisme ; il avait eu un vrai succès dans ce pays, et j’en avais même entendu parler sur France Inter. Mais je ne pense pas qu’il ait été traduit…

    • Ah, ton commentaire me rappelle que je voulais rajouter quelque chose autour du fait qu’à partir de ses propres souvenirs Stasiuk mêle tant de sujets si adroitement dans son livre, que j’avais l’impression de lire un livre « complet » et je me demandais donc ce qu’il pouvait bien lui rester à dire dans ses autres livres. Mais il en a beaucoup d’autres aussi fascinants les uns que les autres, donc ce ne sera pas la seule apparition de Stasiuk sur ce blog.
      Non, je ne connaissais pas ce livre « Mé dětství v socialismu ». Autant que tu te souviennes, quelle en était la teneur – plutôt nostalgique ou plutôt soulagée d’être passée à autre chose? En Hongrie, parmi les personnes plus agées, j’entends souvent dire que « c’était mieux avant » parce qu’il y avait la « sécurité ».

      • Patrice dit :

        Tu achèves de me convaincre de lire Stasiuk ! Quant au livre tchèque, il y a en fait une grande variété de témoignages. Il me faudrait en parler sur le blog d’ailleurs. On retrouve, je crois, un peu partout ce sentiment du « c’était mieux avant », chez certaines personnes âgées ou chez celles qui se perçoivent comme les perdants de l’ouverture. C’est inévitable.

      • Alors j’attends de lire bientôt sur ton blog: 1) Stasiuk et 2) ce livre tchèque (ou inversement si tu n’as pas encore de Stasiuk chez toi)!

  3. Marilyne dit :

    Je n’ai encore jamais lu l’auteur ( j’avais noté Le corbeau blanc ), celui-ci m’intéresse beaucoup. Je crains un peu cette narration qui semble  » fragmentaire  » ( alors que souvent cela donne un certain écho et une certaine profondeur au récit ), mais les thèmes qui y sont approchés m’accrochent. J’irai écouter la conversation d’Etonnants Voyageurs, merci pour le lien.

  4. […] de Lajos Kassák et de Márton Szepsi Csombor et l’est-vers-l’encore-plus-à-l’est d’Andrzej Stasiuk et de Mariusz Wilk, pour passer à la direction nord-sud. Gardez vos manteaux sur vous, remettez […]

  5. […] Un mois, pour faire 6000 kms et traverser dix pays, c’est finalement très peu mais Rumiz – avec sa compagne Monika Bulaj dans le triple rôle de photographe, interprète et intervieweuse (on peut retrouver quelques unes de ses photos sur son site) – réussit à en tirer un récit de voyage où s’enchaînent les curiosités historiques et géographiques ainsi que les rencontres humaines. On y retrouve aussi Mariusz Wilk, cet « écrivain dénommé ‘Loup’ » qui a alors déjà troqué les îles Solovki pour « une maison solitaire au milieu des lacs, en Carélie profonde. » Un peu plus tard, le long de la rivière Narew et aux alentours de la gare Praga à Varsovie, nous serons sur des lieux familiers d’un autre écrivain-voyageur polonais que Rumiz ne rencontre pas mais que j’ai évoqué dans ma série sur la littérature de voyage : Andrzej Stasiuk. […]

  6. […] Andrzej Stasiuk – L’Est | Passage à l'Est! dit : 18/04/2020 à 16 h 33 min […]

  7. […] polonais : Polococktail Party (2002), de Dorota Masłowska ; L’Est (2014), d’Andrzej Stasiuk ; et Le journal d’un loup (1998), de Mariusz […]

  8. […] ici ma chronique de L’Est, précédent récit de voyage géographique et dans le temps d’Andrzej […]

  9. […] Le plus ancien, Europica varietas de Márton Szepsi Csombor, datait de 1620 ; le plus récent, L’Est d’Andrzej Stasiuk, de […]

  10. […] Je n’ai pas encore lu les deux Croates qui me faisaient le plus de l’œil – Dubravka Ugrešić (dont j’avais déjà lu Le musée des redditions sans condition) et Slobodan Šnajder – ni les deux Polonais qui rivalisaient avec les Croates pour me faire de l’œil – Hanna Krall (dont j’avais déjà lu l’ouvrage sur le ghetto de Varsovie) et Andrzej Stasiuk (dont j’avais déjà lu L’Est). […]

  11. keisha41 dit :

    Excellent en effet, mais celui que j’ai lu s’arrête brusquement, alors si je mets la main sur un voyage plus complet, je prends! Merci, j’ajoute le lien.


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