Redécouvrir les classiques

On ne présente plus ce coin de table française

Qui n’a pas, quelque part sur sa liste de lectures idéales, au moins un écrivain « classique », pioché quelque part dans la longue liste de noms qui s’étale entre Rabelais et Aragon, Mary Shelley et Virginia Woolf, ou Goethe et Thomas Mann ? Qu’on la pose en France, en Allemagne, en Roumanie ou en Pologne, la question recevra probablement une réponse similaire : tous ces noms sont connus, ils font partie du « canon » autant littéraire que scolaire.

J’ai souvent été frappée par les connaissances en littérature européenne des lecteurs et lectrices de l’« Est » de l’Europe, qui ont souvent lu et étudié à l’école (avec ou sans plaisir) les œuvres et les auteurs qui, en France, au Royaume-Uni ou en Allemagne, font partie de notre culture. Nous – à l’« Ouest » – ne leur rendons pas la pareille, ou très peu.

Hormis quelques exceptions bien traduites (Sándor Márai, Jaroslav Hašek et son brave soldat Švejk, Ivo Andrić et son Pont sur la Drina, Henryk Sienkiewicz…) mais dont la prééminence ne reflète pas la diversité des perspectives et des styles de leur pays et de leur époque, il n’est pas si courant de trouver des traductions en français des auteurs classiques hongrois, bulgares, serbes ou estoniens, que ce soit en librairie, dans la presse ou dans les cursus scolaires. Si l’on reformule la question au féminin, cela devient quasiment une cause perdue. Lire la suite »


Dans la bibliothèque des écrivains : Dubravka Ugrešić

Les titres de sa bibliothèque nous apportent aujourd’hui de précieux renseignements sur ce qu’on publiait et traduisait en ces années de l’après-guerre. Maman, en effet, achetait avec assiduité tous les rares livres nouveaux qui sortaient à cette époque.

C’est ainsi que nous avons ensemble formé notre goût. Nous avions du mal à décider quel était notre roman préféré parmi Le Souffle de la montagne et Pas d’issue de Trygve Gulbranssen, Les Fous du roi de Robert Penn Warren, Printemps mortel de Lajos Zilahy, Moulin Rouge de Pierre La Mure, Rebecca de Daphné du Maurier, La Peau de chagrin de Balzac, Armance de Stendhal, L’Égoïste de George Meredith, Le Chapelier et son château de Cronin, La Vie de Marianne de Marivaux, J’accuse de Zola, Léviathan de Julien Green, Joseph Andrews de Fielding ou Les Aventures de Monsieur Pickwick de Dickens…

Maman avait acheté en 1951 Melanctha, une des Trois Vies de Gertrude Stein, mais je crois qu’elle ne l’a jamais lu. Elle en avait fait l’emplette car elle aimait les romans portant en titre un nom de femme : Anna Karénine, Madame Bovary, Carrie, Armance, Rebecca, Lucy Crown… Ces livres lui promettaient d’avance une destinée à laquelle elle pourrait s’identifier, une héroïne dont elle pourrait comparer la vie à la sienne. Parfois, dans un livre, ce qu’elle aimait, c’était le titre : il en allait ainsi du Fort comme la mort de Guy de Maupassant.

Pourtant, il n’y eut qu’un seul roman que nous appréciâmes vraiment au même point : Tess d’Urberville de Thomas Hardy, acheté en 1954.

Dubravka Ugrešić, Le musée des redditions sans condition (Muzej bezuvjetne predaje, 1997, 1998). Traduit du croate par Mireille Robin. Christian Bourgois éditeur, 2020.


Dubravka Ugrešić – Le musée des redditions sans condition

Dans un essai publié récemment par la revue Asymptote, l’écrivaine Dubravka Ugrešić méditait sur la question du bonheur. « Le mot bonheur ne fait partie de mon vocabulaire, et la question de savoir si je suis heureuse ou non est une question que je ne me suis pas posée depuis une trentaine d’années », écrit-elle avant d’évoquer plutôt son désarroi face à l’ « empire de stupidité » qui s’est installé dans son monde depuis un quart de siècle.

L’intervalle entre cette « trentaine d’années » et ce « quart de siècle » est l’intervalle de temps durant lequel s’est déroulée la majeure partie de la désintégration de la Yougoslavie. Cette entité, elle en était depuis longtemps l’une des critiques, mais elle s’est également opposée publiquement à la montée en puissance de discours nationalistes qui ont accompagné cette désintégration et encouragé la guerre.

Les événements historiques et personnels, du début des combats en 1991, à la campagne de « chasse aux sorcières » menée contre elle et d’autres écrivaines croates par la presse et qui la pousse à quitter sa Croatie natale en 1993, à son installation en 1996 à Amsterdam où elle vit encore, correspondent aussi aux dates de composition de Le musée des redditions sans condition, 1991-1996. Hormis quelques passages plus faciles à placer, tels que celui où elle évoque le siège de Sarajevo, il faudrait bien connaître la vie de Dubravka Ugrešić – et passer outre son avertissement concernant « la question de savoir si ce roman est autobiographique » – pour y retracer les circonstances historiques de l’écriture de ce livre. Lire la suite »


Irena Brežná : L’ingrate venue d’ailleurs/Die undankbare Fremde

Le titre français du livre met l’accent sur l’ingratitude, mais l’original allemand fait porter le poids sur l’autre partie du titre. Dans ce roman, la narratrice n’est pas simplement « venue d’ailleurs » : elle est une « étrangère ».

Jeune femme, peut être encore adolescente, elle a quitté avec ses parents son pays d’origine pour s’exiler dans un autre. C’est d’abord la question que lui pose un officier à la frontière qui nous fait savoir que la fille et ses parents sont partis d’un pays où la liberté d’expression est entravée.

A son arrivée dans ce nouveau pays, on lui fait de nouveaux papiers et elle perd aussitôt une partie de son identité : supprimés, les accents sur ses consonnes et ses voyelles, supprimée aussi la terminaison féminine qui différencie son nom de famille de celui de son père.

Diesen Firlefanz brauchen Sie hier nicht.

Vous n’aurez pas besoin de ces fanfreluches ici.

S’il y avait besoin de s’en convaincre, ce détail suffirait à nous faire penser que la narratrice – dont nous ne savons pas le nom – arrive de Tchécoslovaquie pour s’installer en Suisse comme ce fut le cas, en 1968 à l’âge de 18 ans, pour Irena Brežná. Lire la suite »


Un marque-page pour deux livres sur l’identité, les langues et l’exil

L’autre jour, je cherchais un marque-page suffisamment petit pour le glisser dans le livre que je lisais. Je suis tombée sur un marque-page que j’avais pris à PesText, l’automne dernier – c’est un nouveau festival littéraire dont la première édition l’année dernière était très orientée vers l’Europe centrale, et vers la traduction. En hongrois et en anglais, le marque-page interpelle d’ailleurs directement les participants en leur demandant : « dans combien de langues vis-tu, toi ? »

Te hány nyelven élsz ?

Ce marque-page, et le festival, nous rappellaient que les langues sont une opportunité, une chance, une ouverture ; elles permettent le passage d’une culture à une autre et, si ce n’est en personne, du moins grâce à la traduction. C’est donc une vision optimiste et cosmopolite des langues pour ce festival, qui s’inscrivait aussi dans la lignée des célébrations des trente ans de la chute du mur de Berlin.

Mais la langue est aussi un marqueur d’appartenance : comment vivre dans une langue autre que la sienne, si c’est une langue qu’on n’a pas choisie, dans une culture qui n’est pas la nôtre ? La langue, les langues peuvent alors devenir l’un des symboles les plus forts, au quotidien, de l’exil et du déracinement. Dans cette Europe centrale d’avant, pendant et après 1989, il y a eu beaucoup d’exil, et beaucoup d’apprentissages d’autres langues et de nouvelles appartenances.

C’est ce qui m’est venu à l’esprit, en glissant ce marque-page dans mon exemplaire du Musée des redditions sans condition de Dubravka Ugrešić, puisque c’est ce livre-là que je lisais. Dans ce livre écrit en croate par une femme établie aux Pays-Bas, il est question d’une femme – l’auteure – qui, ayant quitté sa ville natale, ayant perdu le pays dans lequel elle a grandi, déambule dans d’autres villes et d’autres langues en s’interrogeant sur son passé et sur sa place dans le monde.

Juste avant, je lisais Die undenkbare Fremde (L’ingrate venue d’ailleurs) : ce roman d’inspiration fortement autobiographique, écrit en allemand par Irena Brežná, journaliste et écrivaine née en Tchécoslovaquie et établie en Suisse, aborde de manière encore plus frontale ces questions d’identité, de langues et de cultures.

Ainsi ce marque-page, choisi d’abord pour des raisons pratiques, me permet-il de faire le lien entre mes deux lectures les plus récentes, qui sont aussi l’objet de mes deux chroniques à venir.

J’avais déjà cité Irena Brežná dans mon article sur les Femmes écrivains d’Europe centrale et orientale, et ma chronique du Musée des redditions sans condition sera l’occasion d’y rajouter Dubravka Ugrešić, dans la catégorie des écrivaines contemporaines. Ma chronique de Die undenkbare Fremde  me permettra également de contribuer aux Feuilles allemandes coordonnées par Et si on bouquinait un peu? et Florence.


Du nouveau en « click/quer – and – collect/er »

Titre trompeur, car je n’ai pas beaucoup de nouveautés à signaler… Voici cependant quelques titres qui m’avaient échappé ces dernières semaines (cliquez sur les titres pour arriver sur le site des maisons d’édition).

Commençons par les couvertures les plus colorées ! Le nom de Dubravka Ugrešić m’est très familier : l’écrivaine, nouvelliste, essayiste et universitaire est l’une des grandes voix de Croatie, qu’elle quitte en 1993 avant de s’établir à Amsterdam. Plusieurs de ses textes sont disponibles en français depuis la traduction de L’offensive du roman-fleuve en 1993 (par Mireille Robin, pour Plon), mais Christian Bourgois a eu la bonne idée de ressortir début octobre deux textes en version poche, et promet d’autres titres l’année prochaine et l’année suivante. Ayant reçu des exemplaires de Le musée des redditions sans condition et de Le ministère de la douleur, vous pouvez vous attendre à un article sur au moins l’un d’entre eux, très bientôt ! Mais voici déjà quelques éléments de présentation :

« Tour à tour drôle, malicieux ou mélancolique, Le Musée des redditions sans condition retrace de façon lumineuse la vie de personnages partagés entre deux cultures », dit l’éditeur de cette « mosaïque de récits, d’anecdotes [et] de souvenirs », traduite par Mireille Robin. Une chronique à retrouver sur ce lien.

Quant à Le ministère de la douleur, traduit par Janine Matillon, quelques mots également de l’éditeur : « Dans ce roman où l’ironie et l’humour noir sont rois, Dubravka Ugrešić explore la douleur de la perte, l’isolement et la solitude auxquels ne saurait échapper aucun exilé. Que nous reste-t-il quand on a tout perdu – son pays, son foyer, et même sa langue ? »

Suivre le fil de la couleur m’amène à un texte très différent : Vert et florissant… d’un auteur reconnu en Slovaquie mais moins en France (plusieurs de ses œuvres sont pourtant disponibles en français) : Pavel Vilikovský (1941-2020). Le mieux est de lire l’alléchante présentation de l’éditeur, La Baconnière (collection dirigée par Ibolya Virág) dont voici seulement un extrait : « c’est sous les auspices du Faust de Goethe que Pavel Vilikovský a placé ce long mono­logue à l’ironie mordante dans lequel un narrateur sans nom, bavard et fantasque, évoque ses aventures dans le milieu de l’espionnage ». Traduction du slovaque par Peter Brabenec, parution le 6 novembre, et autre chronique à venir sur ce blog.

Arrivée ici, deux possibilités. La première est de suivre le fil de la géographie : Vert et florissant… promet de nous promener « en Suisse, en Rouma­nie, pass[ant] par le Liban et s’arrêt[ant] finalement dans une contrée reculée des Carpates – la Slovaquie”. Dans sa pièce Occident-Express, le dramaturge franco-roumain Matei Vișniec nous propose « un voyage initiatique dans les Balkans » doublé d’une « réflexion sur le difficile rapprochement entre les deux Europes séparées par un demi-siècle d’histoire mouvementée », dit l’éditeur Non Lieu de ce texte paru en juillet 2020.

L’autre possibilité est de partir du thème de l’espionnage pour sauter à celui du crime avec La bible perdue, thriller ésotérique d’Igor Bergler, écrivain roumain traduit ici par Laure Hinckel. « Interrompu par la police roumaine en pleine conférence, le célèbre professeur Charles Baker, de l’université de Princeton, croit d’abord à une méprise. Que peut-il avoir à faire avec les vicissitudes de Sighisoara, petite ville au fin fond de la Transylvanie ? » Fleuve éditions ne donne évidemment pas la réponse dans sa présentation de ce « best-seller » publié le 8 octobre.

Les crimes se suivent et ne se ressemblent pas : L’Étrange cas Barbora Š. en est l’illustration, et cela littéralement puisque ce roman graphique des auteurs et illustrateur Vojtěch Mašek, Marek Pokorný et Marek Šindelka, traduit du tchèque par Benoit Meunier, prend pour point de départ un « incroyable scandale qui a ébranlé la République tchèque ». Denoël Graphic promet « un suspense haletant, une plongée à la Millenium dans les gouffres de la pathologie politico-criminelle et du voyeurisme médiatique… » (parution le 14 octobre).

Le lien que je vais faire maintenant est assez ténu, mais je me lance : c’est celui de l’image. Dans Kaliningrad. La petite Russie d’Europe, les photographes Dominique de Rivaz et Dmitri Leltschuk découvrent ou redécouvrent cette « capitale disparue de la Prusse-Orientale » aujourd’hui « tiraillée entre le passé et le présent, marquée par l’architecture gothique et la démesure soviétique ». L’ouvrage, publié par les Éditions Noir sur Blanc le 5 novembre, contient également des textes du journaliste Maik Brandenburg, de l’écrivain et voyageur Cédric Gras, et de Dominique de Rivaz.

Je ne vais pas tenter de faire de lien avec le dernier titre, si ce n’est que celui-ci m’intéresse aussi beaucoup, car il est rare de pouvoir lire en traduction des textes classiques du XIXe siècle. Sous le titre Au puits. Ginkgo-Editeur publie en effet cinq nouvelles de l’écrivain serbe Laza Lazarević (1851 – 1891), « un des auteurs les plus chers aux cœurs des Serbes, qui fit découvrir à l’Occident ce pays mystérieux, depuis peu délivré du joug ottoman ». Nouvelle traduction par Alain Cappon (une première traduction, par Milan Vlad. Georgevitch, date de 1893) et parution en ce début de mois. Une chronique à retrouver sur ce lien.


Ismaïl Kadaré – Avril brisé

« Un roman court, puissant, sur la rencontre entre deux mondes dans l’Albanie des années 1930 » : c’est ainsi que j’avais résumé ma lecture du roman Avril brisé, en clôture de mon article sur les bonnes raisons de lire/relire son auteur Ismaïl Kadaré. Il est temps pour moi d’en dire un peu plus sur ce roman dont j’ai tant apprécié l’écriture.

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